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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE LE PRINTEMPS XVIII

Dernière mise à jour : 11 mai


Photos : John Zourgas
En plongeant sa main dans la mer on touche tous les rivages.
Pascal Quignard

Comment arrêter ?

C’est dimanche. La dernière de l’atelier Ithaques|Un dieu versa sur moi un très profond sommeil, c’était hier. Le travail est loin d’être fini, une grande partie des élèves est arrivée trop tard et pas assez préparée en répétitions alors que l’orchestre était déjà là. Ne pas pleurer sur le lait renversé : telles sont les conditions qui nous ont été données cette fois-ci, que nous nous sommes données. D’autres étaient très avancés, qui « tenaient la maison ». Ça ne fait pas un groupe, en dépit de l’amitié qui bien souvent les lie. Le travail est loin d’être fini, donc, et pourtant sa partie visible est déjà jouée : je me dégage, comme d’une carcasse de voiture accidentée, comme d’un groupe hibernant, la première à sortir sur la pointe des pieds. L’inertie de ma fatigue va bien au jour férié. À Aubervilliers, tout marche au ralenti, les bonjours, les cafés en terrasse. Comment sortir sans me blesser sur les arrêtes tranchantes qui toujours se proposent ces jours-là ? Comment sortir sans réveiller les autres ? Je suis rompue à l’exercice. C’est peut-être bien le centième spectacle que je signe, sans rire. J’ai dès longtemps planifié cette évasion : je suis seule à la maison, j’ai un livre à finir dans la journée, j’ai un ami à voir à trente minutes de bicyclette. Je n’envisage même pas de pouvoir travailler sur un manuscrit, sur un autre spectacle. Ce genre de substitutions trop rapides ne me valent rien. Il ne faut pas toucher un clavier, un stylo pour écrire aujourd’hui. J’aurais rêvé dormir à la mesure de ma fatigue, mais dès 7 h, j’étais sur le pont dans l’appartement silencieux. Ma rue, encore groggy des joyeuses brailles de la veille, comate. Je commence par répondre au courrier en retard, les factures, les dates pour des réunions à venir, tout ce qu’il y a de plus mécanique. La lessive. Je n’écris pas aux élèves, n’envoie pas de notes : ils dorment, les représentations sont terminées. Je pose un couvercle sur l’envie de leur envoyer une image, un mot, une blague. Un peu de vapeur s’échappe tout de même, mais dans l’ensemble je marque la distance, je les dépose, comme disent les sportifs, ou les révolutionnaires, à leur insu. C’est un processus qui finalement les concerne peu. Dans les balises de cette journée, j’essaie un nouveau café du quartier. Sa terrasse donne sur une rue perpendiculaire, peu usitée, bordée d’immeubles neufs. Je suis assise à un bout de cette perspective. Je finis Un Privé à Babylone de Richard Brautigan. J’ai bien ri en lisant la première moitié, cela faisait un bail que je n’avais pas ri comme ça en lisant. Aujourd’hui, je ne ris plus, je souris un peu, je ferme livre terminé. J’ai possédé un très beau livre de poésie de Brautigan dans les années 90, Il Pleut en amour, couverture bleue électrique, dessin à l’encre noire sur fond blanc. Je l’ai donné à regret, je ne sais plus à qui, comme dans cette nouvelle que je travaille en ce moment au Tiers-Livre. Personne n’a jamais fait tomber un détective aussi bas que Brautigan. En tous cas, pas de façon aussi drôle et cet humour désinvolte ajoute au désespoir mieux que ne le ferait n’importe quel avilissement moral, déchéance sordide… L’antihéros, C. Card, passe à côté de la face visible de l’existence (celle qui permet notamment d’avoir un boulot et des subsides afférents) parce qu’il rêve à Babylone, où il est un superhéros façon Comics. Je fais ça. Je me désincarcère des Ithaques en rêvant à un cycle de mélodies retraçant l’épopée pathétique de C. Card. Demain, j’appellerai Romain Dumas pour lui proposer. Demain.

Comme C. Card, je ne suis jamais ici bien longtemps. Et ceux qui s’étonnent de me voir préférer la fiction n’ont jamais dû rêver à Babylone.

Comment continuer ?

Je redis ici l’importance du travail de Anh Mat (Les Nuits échouées). Cliquez sur le lien, allez voir/entendre ses vidéos, c’est du temps bien employé. D’ailleurs, j’en suis à mon 4e visionnage de Van Gogh sans Vincent.

J’ai tenté il y a deux mois de lui envoyer un exemplaire de Smalldog Campus, avec la vignette Livres et brochures qui met le Paris-Saïgon à 2 euros 11, quand le Paris-Toulouse est à 4, 90… Nous savions que l’aventure vaudrait mieux que la livraison et nous ne sommes pas déçus : le livre n’est jamais arrivé. C’est l’occasion d’échanger un peu en direct par écrit. Je ne sais jamais l’heure qu’il est pour lui quand nos messages s’entrecroisent et je ne lui demande pas. Nous convenons d’un autre envoi, quand il rentrera en France. Là commence notre conversation récurrente : comment écrire, comment redémarrer ? Anh Mat connaît cette régularité aussi bien que moi, elle l’appelle, cette écriture continue qu’il a arrêtée « sur un coup de tête ». Comme si le mot « arrêter » suffisait, dit-il. Pour qui écrit sa chair de mot, il ne peut en être autrement.

Si je n’écris plus c’est que la vie matérielle engloutit le temps d’écrire, mais la nécessité demeure dans le ventre, comme un livre immergé au fond de l’océan.

La suspension de son écriture, (il) lui règle son compte en remettant en cause sa légitimité à écrire « ne suis pas fait pour ça »… là où je vois plutôt la puissance des mots sur sa vie. Et si le mot « arrêter » l’a arrêté net, je sais que le mot-Sésame le fera tout aussi bien repartir. Golems que nous sommes.

Anh Mat salue le Carnet des jours suivants. J’en avoue le truc sans prestige :

Vous avez répondu à Anh Je triche : je mets tout dedans Anh On a le droit de tricher

Quand Anh Mat parle de son écriture, je crois voir une personne. D’ailleurs il dit :

C’est une question de survie de mon écriture

Je la vois aux soins intensifs, tuyaux, machines, écrans, mais dans son long coma, elle rêve et elle entend tout ce qu’il entend.

De mon côté, ce qui bloque, entrave. Deux images se superposent : la barricade et l’embâcle. Je suis passée par un moment semblable, il y a deux ans (il serait plus juste de dire qu'en bon ectoplasme, il m'a traversée). Il fallait absolument écrire un sujet que je ne voulais pas écrire. Une histoire ancienne et tout à fait personnelle. Une agression dont j’ai été victime l’été de mes dix-neuf ans. Plus rien ne venait. J’ai lutté un moment et puis j’ai cédé : je me suis dit que j’en prenais pour cinq mois. Une quantification à la louche.

Anh vous a répondu Et c’était la bonne prévision ?

Son terme météorologique m’amuse : j’aurais dit prédiction. En tous cas, elle était mauvaise : je m’en suis sortie plus vite que prévu… mais pas plus facilement. Je suis partie avec une idée finalement farfelue d’écriture objective, qui dans l’instant me paraissait incontournable. Les faits, rien que les faits.

Anh Qu’est-ce qu’une écriture objective ? Vous avez répondu à Anh Un pur fantasme

J’ai bouclé un texte titré Le Récit, loin de cette première idée : il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que ma fameuse tentative d'"écriture objective" était la reconstitution du rapport de gendarmerie… J’en ai donné lecture lors d’une résidence à la Tourette organisée par Françoise Durif. La tête de mes écouteuses m’a confirmé que j’étais parvenu à transmettre une certaine violence. J’ai laissé reposer. Quelques mois plus tard, mon ordinateur est mort et le texte a disparu dans sa tombe. Dans un cahier, quelque part, il doit rester la version lue au couvent. Je ne suis pas allée la chercher, mais quelque chose est sorti de ça. Le récit embryonnaire d’un retour sur les lieux du crime, trente ans plus tard. L’héroïne des quelques paragraphes disponibles doit beaucoup à la figure de Fabienne Swiatly, elle aurait le cran de faire ce que je vais me contenter d’écrire. Enfin, c’est comme ça que j’aime à me l’imaginer :

Elle comptait retourner travailler dans le village où elle avait eu son premier boulot. Une saison d’été, à peine majeure. Elle avait la détermination d’une vengeance. Sa décision de remonter là-haut nous plongeait dans une grande perplexité. Cela faisait bien longtemps que le gars avait été arrêté, emprisonné. Il était probablement mort. À la réflexion, avait-elle jamais montré d’autres formes de détermination ? Non. Les décisions se prenaient le soir pour le lendemain, chantiers ouverts, valises bouclées, villes quittées… sans trop d’éclat, mais de manière irréversible. Elle avait décroché un contrat auprès d’employeurs qui promettaient d’être tout aussi méprisables que ceux qui l’avaient embauchée, nourrie et logée, à l’époque. Je suis passé la voir au milieu de l’été. Elle m’a emmené déjeuner dans une petite crêperie aux pieds des pistes. Elle leur tournait le dos et m’invita à m’asseoir à ses côtés. La grande terrasse en bois semblait flotter au-dessus de l’herbe. Les montagnes semblaient autant de convives à notre table.


Comment faire ?

Saisir au vol les belles invites (merci à Juliette Derimay pour sa réclamation d’une intégrale des « écrire est un geste », merci à Jean-Claude Yon, Emmanuel Reibel, Ferrante Ferranti et Karolos Zouganelis de m’accompagner un an encore dans le prolongement de cette Odyssée, merci à Lucas Pauchet d’avoir demandé un air inédit pour son récital de chant et d’avoir initié à son insu un plus vaste travail sur Peau d’Âne, merci à celui qui a payé de son engagement et de sa curiosité mon dernier billet pour Babylone, merci à Alexandre de m’exfiltrer vers les Flandres pour détourner mon attention vers le polar gantois, merci à Will de veiller sur Sauveterre en attendant que j’ai fermé le manuscrit d’Alice A.), en acceptant que si Troie a été rasée en une nuit, Rome ne s’est pas faite en un jour.

2 Comments


Françoise Renaud
Françoise Renaud
May 13

"mais la nécessité demeure dans le ventre, comme un livre immergé au fond de l’océan"

je le dirai comme cela aussi... dans le ventre, ce besoin, cette rage qu'il faut apprendre à utiliser, à dompter en partie seulement

et nos textes disparus macèrent du même côté

merci à toi et à Ahn...

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brigitte celerier
brigitte celerier
May 10

un cadeau que vous faites - merci

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Écrire l'été
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