Crédit photo : Juliette Derimay
Ce matin, j’ai pris la sage décision de ne pas écrire de la journée, de ne rien faire d’autre que finir La Chute de Troie de Peter Ackroyd, de prendre un dimanche pour lire un livre. Je me suis aussitôt rappelé que je n’échapperais pas à certaines autres obligations de courtoisie, mais rien qui soit susceptible d’entraver mon projet. La pensée m’a traversée de la proposition dominicale du cycle Nouvelles du Tiers-Livre, que j’écouterais sans doute, et j’ai réalisé que je n’avais rien écrit pour la précédente, portant sur les librairies et leurs libraires (vague souvenir). J’y avais réfléchi, mardi dernier aux petites heures, une première phrase était venue que je n’avais pas craint d’oublier sans la noter… et la semaine est passée par-dessus avec son petit voyage à Lyon, les retrouvailles avec Laurent Peyronnet et Catherine Serre et l’ascension dans les montagnes, retour à la source des papillotes (ces traits d’esprit que, tel Booz les grains, mon grand-père Marcel sème à tout vent). Et voilà comment le projet de la journée de lecture s’est fait réduire à néant par son frère ennemi : le projet de la journée d’écriture, puisqu’il aura suffi de formuler le souhait du premier pour que le second se mette en route sans moi (ça s’écrit tout seul, je prends sous cette dictée, non sans une certaine surprise en dépit des années qui passent).
De plusieurs lièvres
Laurent Stratos, qui me fait le plaisir de publier régulièrement sur La Dose de poésie et de lire ce journal, me signalait récemment qu’il avait du mal à suivre les très nombreux chantiers qui y sont évoqués. Je doute qu'il soit le seul dans ce prédicament. J’avais tenté, il y a un ou deux ans d’ajouter une sorte d’index en bas de chaque nouvelle publication qui récapitulait, résumés à l’appui à quoi chaque titre correspondait. J’ai arrêté. La flemme n’est pas l’explication idoine : je pouvais m’en sortir par un simple copié-collé d’une édition à l’autre. Je continue à mettre des liens hypertextes, pour le Japonais du 13e rang, comme dit Wajdi Mouawad, au cas où un véritable obsessionnel ou un biographe en manque d’inspiration s’empare de mes amoncellements, les décortique, les catalogue… Mais je ne crois pas que l’intérêt soit dans le détail du quoi. C’est surtout le comment qui m’intéresse ici, auquel, bien sûr, le quoi fait support. Mais il n’est pas toujours nécessaire de comprendre la lettre pour comprendre l’esprit.
À l’opéra, le public ne comprend pas le quart des références citées, non qu’il soit idiot ou inculte (c’est toujours possible, comme la présence du Japonais au 13e rang), mais ça va vite, c’est dans une langue étrangère (souvent). J’aime assez ces situations d’écoute qui nous renvoient à l’attention aiguisée de l’enfance : nous comprenions très bien ce qu’il y avait à comprendre, quand bien même le vocabulaire et le contexte étaient très flous. Les sous-entendus nous échappaient, mais il ne nous échappait pas qu’il y avait des sous-entendus… Pour aborder du répertoire très spécialisé, comme ce que nous faisons en ce moment au CNSMPD avec le spectacle sur le retour d’Ulysse à Ithaque (1), il faut accepter que le public soit convoqué dans cette forme d’enfance. Personne n’a besoin de connaître la biographie de Corèbe, fils de Mygdon pour comprendre qu’il meurt vaillamment et que sa perte est une grande tristesse. Quand je dis « personne », je parle de la salle, sur la scène c’est une autre paire de manches. Ici, c’est pareil : j’essaie d’attirer mon attention et la vôtre sur ce qui se passe, non dans le récit, mais dans l’écriture du récit.
Le Carnet des jours suivants comptera sous peu 500 entrées. Réunir tout ce que j’écris en un seul lieu est une idée tellement géniale que je me demande comment je ne l’ai pas eue plus tôt. Pour qui sait mettre une vache après l’autre comme dit Victor Duclos, ou pour qui ne sait pas faire autrement que de mettre une vache après l’autre, que ce soit pour la lecture ou l’écriture, ce dispositif serait tout à fait inutile. Mais je lis dix livres à la fois et le reste est à l'avenant...
Qui a deux maisons perd sa raison
C’est mon cas, et même trois voire quatre, si je compte celle de Marcel, mon grand-père, où je passe la moitié des « petites » vacances et une partie des grandes. Les livres veillent sur la chambre depuis le chevet, sur le Polit Buro, sur la rue en contrebas (ils servent également à compenser la mauvaise isolation des huisseries vieillottes), ils accueillent les couples, familles, groupes qui louent la Fabrique à Nevers et veillent d’un œil jaloux la théière en forme d’éléphant bleu cobalt que mon arrière-arrière-grand-mère a rapportée de l’exposition coloniale de Paris en 1931 en conversation avec le diable de Prague pendu à la poutre.
Lire plusieurs livre à la fois n’est pas le signe d’une intelligence supérieure, contrairement à ce que je me suis plu à croire dans ma jeunesse. En ce qui me concerne en tous cas. C’est la meilleure des pires organisations que j’ai trouvées (donc, signe d’une lueur d’intelligence, malgré tout ?). Il en va de même pour ce que j’écris. Mon aptitude à agir sous la contrainte du quotidien n’est pas mauvaise : sans grand enthousiasme pour les tâches administratives, je réussis à honorer les échéances essentielles, à payer mes factures, à faire suffisamment de ménage et de toilettes pour ne pas avoir l’air d’une enfant sauvage ou finir en prison. Mais si la lecture et l’écriture m’occupent quotidiennement, je refuse qu’elles tombent du côté des tâches. Et c’est ainsi que je ne sais me contraindre à finir ce que j’ai commencé avant de commencer autre chose. J’ai essayé, bien sûr, de lire utile sans déborder, comme l’enfant bien appliquée le souhaite pour ses coloriages. Mais petit à petit, le rythme de lecture ralentissait jusqu’à frôler le zéro mot à la minute. C’est ainsi que j’ai mis en place « l’alternance noire » (un essai = deux polars). Pour l’écriture, même dispositif : j’écris ce qui vient, ce qui doit venir prend, comme le fût du canon de Fernand Raynaud pour refroidir, ou le sucre de Bergson pour fondre, un certain temps. Comme au jardin, je sais que quelque chose est à l’œuvre sous la neige, parfois sous l’herbe également pendant plusieurs printemps avant de se laisser voir. En attendant, j’écris ce qui vient, autre chose, ce qui reste la meilleure technique pour ne pas trop penser à ce que j’attends, à ce que j’aimerais voir advenir.
Ceci étant dit, l’époque est au morcellement, au fractionnement, à l’attention discontinue et sursollicitée par l’image. Mon incapacité à me concentrer sur un seul sujet en est le fruit doux-amer, mais je crois à l’existence d’un fil rouge, long et solide, dont de larges portions gagnent à rester ensevelies, pour des questions de sécurité. À moins que ma foi n’aille davantage à l’opiniâtreté au long cours du monstre du Loch Ness…
Une tasse de porcelaine
Toujours est-il qu’il y a presque deux ans apparaît un court récit, Comment ça s’arrête, dont je me dis illico qu’il est le premier d’une série de nouvelles. Il a une tête à ça. Une histoire de tasse en porcelaine et d’explosion au gaz. Je voulais simultanément écrire sur la violence, la douceur et la simplicité. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais jamais d’où ça sort, sinon j’irais faire de la bicyclette au lieu de noircir du papier. Comme bien d’autres, j’écris en détective, afin d’élucider mes propres mystères. Et puis plus rien. À intervalles réguliers, j’appuie légèrement, comme sur une plaie en train de cicatriser, pour essayer d’en faire sortir un deuxième texte. Rien. Je modélise le texte : description d’un personnage à travers sa relation avec un objet, dans un moment calme, suivi d’un épilogue le mettant en regard une catastrophe. Rien. Je lâche l’affaire et voilà qu’il y a quelques jours un autre du même acabit de violence, de douceur et de simplicité s’installe sans effet d’annonce dans le Carnet sous l’entrée #454.
C’est rare que je ne sache pas où elle est. Nous sommes la plupart du temps ensemble. Nous menons une vie très simple. Elle ne nous paraît pas routinière… Mais, j’imagine que les autres personnes avec lesquelles vous parlez auront un avis différent. C’est égal. Nous travaillons par fois ensemble, sinon, nous nous retrouvons pour déjeuner quand c’est possible et le soir, dès que nous avons terminé. Nous sortons peu. Nous parlons de notre journée et la soirée passe. Nous faisons la cuisine… Une vie très simple. Nous l’avons suffisamment attendue, elle et moi, alors nous sommes heureux de sa simplicité. Quand nous sommes éloignés, nous nous appelons régulièrement, plusieurs fois par jour, même si nous savons que nous allons nous retrouver dans quelques heures. Il y a toujours quelque chose de drôle à se raconter. Ou une petite peine à partager, ou des nouvelles. Je ne sais pas ce qu’elle faisait dans ce restaurant. Je vois où c’est. Nous n’allions jamais dans ce quartier. Je déjeune toujours au même endroit le jeudi. En bas du cabinet. Un petit truc tenu par un Portugais. J’ai appris l’explosion par la télé. J’ai lu un bandeau. J’ai pensé que nous avions de la chance, nous n’allions jamais dans ce quartier. Vous devez vous tromper.
J’ai eu un mal de chien à remettre la main sur le texte initial. La fonction Ctrl F (autrement appelée « retrouve tes petits) m’a gentiment rapporté toutes les mentions du mot « tasse » dans mes textes depuis le début du Carnet. #5, #48, #81, #107, #287, #336, #355, #446. À elles seules, elles forment une sorte de recueil : elles ont en commun la douceur, la violence et la simplicité ou une forme de simplification…
...a trois maisons
Les maisons m’occupent beaucoup en ce moment. Celle de Nevers où il faut changer une solive et celle, toute fictionnelle, d’Alice A. En écrivant le passage ci-dessus, je suis tombée sur un article de Sylvie Chevalier professeure d’anthropologie à l’Université de Picardie Jules Verne : Qui a deux maisons perd la raison ? Elle y pose l’hypothèse d’un lien entre la pratique de la résidence secondaire et le système de parenté.
Différents usages de ces maisons-autres y sont rappelés sans jamais qu’on puisse être dupe d’une quelconque fonctionnalité : ce qui s’entrepose dans ces garde-meubles, c’est bien autre chose qu’un vieux buffet trop encombrant et démodé pour un studio parisien.
Madame Lemant était déjà âgée quand je l’ai rencontrée au début des années 90 ; elle avait travaillé toute sa vie dans une usine à Nanterre. Elle possédait une maison de famille avec ses frères et sœurs dans les Ardennes, dans laquelle personne n’habitait. Celle-ci était en mauvais état, car elle avait subi des dommages durant la dernière guerre. Aucun membre de la famille n’avait d’argent pour la réparer, pourtant ils avaient décidé la garder avec son mobilier d’origine. Personne n’y passait ses vacances à cause du manque de confort. Madame Lemant m’en parlait souvent en m’en donnant des descriptions détaillées. Il n’était pas question de la vendre.
Cette question de la vente de la maison est un des spectres du narrateur dans Alice A. (son petit-fils). La figure de la maison vide d’habitant me fascine. Grâce au fabuleux travail de « métatraduction » (?) de Christine Jeanney des Vagues de Virginia Woolf, j’ai commencé à entrevoir en quoi, mais je n’arrive à m’en approcher que par le prisme de la fiction…
Deux autres points d’appui extérieurs : les très inspirantes éditions A.A.M Junior pour la collection Les Mots de l’architecture (1997, merci le désherbage de la Médiathèque Simone Veil à Valenciennes). Illustration en belle page et extrait littéraire en face. Et le documentaire de Sophie Ballmer « La Maison », en finir avec le statut d’héritiers.
Le jeu des 7 erreurs
Suite à un échange avec le comité des experts de la description (merci Françoise et François), je retourne (à) mon petit terrain d’essai :
Je longe un champ étrangement orange. Des enfants bottés apprécient les fossés d’eau boueuse dont les quads ont creusé le chemin. Comparant les verts qui jouent des coudent d’une touffe d’herbe à un buisson plein de raffut d’oiseaux, je compte au loin trois carrés de colza : pour cette courtine, il fallait passer les restes d’une pelote de laine jaune citron. Une inventivité comparable a nivelé les inégalités du raidillon avec des tessons de briques et de carrelage nivellent les inégalités du sentier raide…
Pour mémoire, la version 1 : Je longe un étrange champ orange, croise des enfants bottés qui savent apprécier les fossés d’eau boueuse creusés dans le chemin par des quads démoniaques, compare les verts qui se coudoient sans ménagement d’une touffe d’herbe à un buisson plein de raffut d’oiseaux, compte au loin trois carrés de colza qui donnent à penser que pour cette courtine, il fallait passer les restes d’une pelote de laine jaune citron, remarque les tessons de briques et de carrelage qui nivellent les inégalités criantes du sentier raide…
Sur l’île de Phéacie, à mi-chemin entre les hommes et les dieux, ultime étape d’Ulysse en son lent retour, on s’interroge :
Du passé peut-il faire table rase ?
Quel présent plus précieux que les visions de son avenir offrir à cet hôte de marque ? Un trône sans combat ? Un long sommeil ?
Et vous ? Vous rentreriez après vingt ans d’absence ?
Atelier-spectacle des élèves de Master I & II du CNSMDP
2, 3 mai à 19h
4 mai à 14h
Entrée libre sur réservation à partir du 19 avril 2024 à 8h : reservation@cnsmdp.fr
tu parles de" l'attention aiguisée de l'enfance", de l'acuité extrême du regard qui scrute le visage de l'adulte et relève ses poils ou ses rides et l'enfant sait déjà qu'il est question plus que tout de la vie qui conduit du début vers la fin, du temps qui dessinera sa carte sur nos corps composés de cellules toutes programmées pour atteindre le but...
et tu m'as amusée avec le jeu des différences, ta version 2 nettement plus épurée et donc fluide !
je suis en retard sur l'écriture du printemps et te lire relaiera ma tâche à plus tard
merci Emmanuelle pour tes traces habiles...