Effet de correspondance avec Elsa Moatti.
Pour voir les couleurs
Du merle il faut fermer les yeux
Et ouvrir l'oreille
Elles sont cachées
Par les plis de son manteau noir
Le jaune du bec
Nous masque sa vie chatoyante
Les corrections du manuscrit d’Alice A. allant du remaniement du plan, à la vérification de la courbure des apostrophes en passant par l’écriture de paragraphes manquants, ont occupé tous les espaces possibles depuis plus d’un mois. Il n’y avait pas beaucoup d’espaces possibles dans l’agenda, mais j’ai toujours la surprise d’en découvrir dans ma tête, alors même que je suis occupée à geindre d’épuisement et qu’une gaze voile obstinément tout ce que je regarde. J’ai beaucoup aimé ce ixième travail de relecture. Sa minutie, ses renoncements, ses trouvailles. Après coup, j’ai l’impression d’être partie en résidence d’écriture avec les personnages. J’ai des souvenirs. Ils me manquent. Nous avons terminé ce que nous avions à faire ensemble.
Je présente ce manuscrit à l’examen des membres du Tiers Livre lundi 27 mai. Dans ma naïveté, je n’avais pas anticipé l’inquiétude que le thème annoncé par la 4e de couverture (Alzheimer vs Syndrome de Todd) provoquerait. C’est un thème, mais ce n’est pas mon sujet, loin de là. Plus j’avançais dans les corrections, plus il m’arrivait de relire sans mon crayon rouge et alors il m’est apparu clairement que j’avais écrit une histoire d’amour entre un petit garçon et sa grand-mère. M’ouvrant de la chose à une amie qui me demandait des nouvelles, elle a eu un mouvement de recul : « D’amour… mais, pas incestueux quand même ». Ça m’a clouée sur place (les vampires doivent sentir quelque chose de similaire quand on leur plante un pieu consacré dans le cœur…). Rien ne va dans cette phrase, mais je ne vais pas dégainer Dolto cette fois-ci. Cela faisait plusieurs jours que les rappels insistants du conditionnement de la pensée et de la parole, ce filet auquel rien n’échappe et dont le maillage semble toujours plus serré, me donnaient des réveils de misère. J’ai répondu : Non, pas incestueux. Et elle m’a dit : « Quand même le terme d’amour entre des grands-parents et des enfants… » Je parle — là d’une femme sérieuse, d’une amie sérieuse. J’ai pensé à Marcel et à ses deux grands-mères Jeanne qui rivalisaient en pâtisserie, en courage et en contrebande, l’éblouissant d’audace et de douceur. Une des multiples sources d’inspiration pour Alice A. J’ai pensé à un vieux monsieur qui partait de la tête et croyait avoir l’âge de son arrière-petit-fils. Ils étaient copains d’école, le vieux et l’enfant, nous avons si peu de temps à passer dans ce jardin, ils allaient à la pêche ensemble… Bref, j’ai écrit une histoire d’amour. L’autre sujet d’Alice A., c’est la normalité et sa face B : la peur du fou. J’espère que les gens qui la liront souriront sous cape. Un réseau de résistance pourrait se nouer…
J’ai envoyé le manuscrit à un petit groupe choisi. Je compte évidemment sur leurs honnêtes retours : personne ne brisera mon cœur en m’informant que les pages lui sont tombées des mains, ou qu’on n’y comprend rien. Et je me demande comment j’ai réussi ce tour de force. Mon autre métier m’a habituée à la critique. Elle engendre le plus souvent bien plus de déception que de blessure tant il est rare de lire quelque chose de conséquent, étant entendu que tout le monde peut donner son avis, mais que la critique est bel et bien un art ingrat et difficile. Avoir de lever ou baisser un pouce, il s’agirait de comprendre le projet initial des maîtres d’œuvre, de statuer sur la qualité de sa réalisation (une sorte d’arpentage, comme nous devons le faire nous-mêmes à chaque création) et enfin de se prononcer sur le projet et sur l’intérêt de sa réalisation.
L’envoi du manuscrit (du tapuscrit, a corrigé un des destinataires), était accompagné du message suivant :
Cher, Chère, Si dans le temps qui fait défaut, tu veux lire mon manuscrit, je t’en serai bien reconnaissante. Un grand salut amical, E.
J’avais réfléchi à poser les questions précises pour lesquelles j’espère une réponse, mais finalement elles se résumaient en une seule : cela se lit-il ? Après, il serait toujours temps de creuser, une fois recueillies les premières impressions. Ce qui importe, c’est que je sollicite un service, un service technique et non une faveur, une assistance psychologique, une bonne parole, une séance de coaching en développement personnel, un réconfort, un encouragement. La réception du texte ne peut changer l’intérêt que j’ai eu à l’écrire et ce qu’il raconte pour moi. Je souhaite évidemment qu’il rencontre d’autres personnes et l’effet qu’il produira m’intrigue. Je me demande aussi s’il accédera à ce que j’appelle pour moi « la chance de la décantation ». Je fais référence à ces lectures (ou à ces représentations), bonnes ou mauvaises, qui nous accompagnent longtemps et se transforment ainsi avec nous, nous donnant à voir notre propre déplacement. Certaines ne laissent que d’infimes souvenirs, une impression vague à laquelle il est pourtant possible d’avoir recours. D’autres sont immédiatement oubliées. Elles sont comme des petites plantes qui ne poussent pas. Elles auront fleuri quand même, au moins une fois, comme les monocarpiques…
Mon ami Pierre, toujours consciencieux m’a demandé ce que j’attendais de lui, dans cette opération. J’imagine qu’il voulait savoir s’il devait chasser la coquille... C’était inutile : Françoise Durif m’avait déjà fait le cadeau d’une relecture avec son œil de lynx. Mais sa question m’a permis d’affiner mon désir : puisse ce manuscrit être l’occasion de conversations que nous n’aurions pas eues autrement !
C’est un peu ce que la mezzo Flore Royer a apporté à la classe à l’occasion de la Question annuelle.
Écrire dans le plaisir m’assure-t-il — moi, écrivain — du plaisir de mon lecteur ? Nullement. Ce lecteur, il faut que je le cherche (que je le « drague »), sans savoir où il est. Un espace de la jouissance est alors créé. Ce n’est pas la « personne » de l’autre qui m’est nécessaire, c’est l’espace : la possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu. Roland Barthes
Flore en est à sa troisième, puisque cela fait un moment qu’elle est mon élève au CNSMDP. Chaque année, elle met la question en débat dans son entourage (les camarades, les amis, la famille…), les échanges qui en ressortent sont « exceptionnels », en ce sens qu’ils n’auraient pas surgi dans ces groupes sans cette question incongrue, casse-tête, sur le fond de son art, de son geste. Elle conclut que c’est là l’espace dont parle Barthes… où les jeux ne sont pas encore faits.
Pour ma part, je réalise que cette question ou plutôt les réponses de mes élèves tombent au moment où je boucle ce qu’il faut bien appeler un premier roman.
Spécial Fées Fâchées
Les entretiens avec Jean-Claude Yon autour de La Vie Parisienne ont enfin repris. Nous avons un calendrier solide et espérons avoir fait un premier tour du sujet en quatre parties, correspondant aux actes de l’ouvrage, fin décembre.
Avec Claude Blanch, avocat et ami, nous avons également entamé une lecture du Mariage/Noces de Figaro par le prisme de la question du Droit. À terme, j’envisage une publication de clefs de lecture de la trilogie Mozart/Da Ponte (Noces, Don Giovanni, Cosi fan tutte), en m’appuyant pour chaque opéra sur un axe dramaturgique de ce type. Droit pour les Noces, enquête policière pour Don Giovanni… C’est encore tâtonnant. Mais je tombe quelques heures après notre première rencontre sur un ouvrage traitant du Droit dans le Seigneur des Anneaux. Pas si bête, me dis-je, pas si bête…
Et puis toujours Le Carnet des jours suivants où l’on discute en ce moment de l’abus du mot « violent », de style enfantin, et d’un banc baladeur.
lire ton article m'éclaire sur ton texte et sur la façon de l'aborder
cette inquiétude que tu exprimes : est ce que ça se lit ? et c'est là la vraie question... écrire est une étape, être lu une deuxième et le lecteur est roi de la fête... qu'est ce qu'il va bien refabriquer pour lui-même après autant de travail fourni par l'auteur ?
et bien sûr on se retrouve ce soir...