© Françoise Durif
Ce que la discipline du carnet apporte, c’est la possibilité de faire court. Cette note pour rappel, puisque je suis en train de l’oublier : voilà un mois qu’Écrire le printemps est en cale sèche, trop à dire, pas assez de temps et c'est bientôt l'été et la reprise de l'atelier au Tiers Livre... Une fenêtre s’ouvre ce matin. Je vais tâcher de rendre compte d’un mois d’activité à raison d’une phrase par sujet. Ou presque.
Les écrivant. es au Couvent de la Tourette :
À l’invitation de Françoise Durif et Agnès Brugier, Xavier Georgin, Bruno Lecat, Pascale Colin et moi chez les Dominicains. Prendre trois jours pour parler de ce qu’on écrit, de comment on l’écrit, entre pairs, on devrait faire ça au moins deux fois par an. Comme l’an passé, Agnès a proposé un exercice en trois temps, prenant sa source dans le Gros Robert d’Alain Rey illustré par Fabienne Verdier, et comme l’an passé, elle m’a amené à un point de synthèse — épiphanie conviendrait mieux, mais je redoute qu’on n’y voie qu’ironie dans contexte architecturo-spirituel — . Il tient en deux mots FANTÔMES/SCÈNE, qui se placent au centre de ma pratique, je le vois soudain. Bruno Lecat a édité illico un petit livre des textes écrits là-bas, qu’il en soit remercié (il est même possible d’en passer commande sur son site. Prix TTC envoi inclus 9.25 €).
La question annuelle
Chaque année, en septembre, je pose une question à mes élèves du CNSMDP qui nous travaille jusqu’en mai, date d’un rendu d’une quinzaine de minutes, qui forme une tentative de réponse. Ce sont toujours des moments de découverte époustouflants. À QUOI JE JOUE QUAND JE JOUE ? C’est le sujet. Et bien évidemment, il m’accompagne autant, voire plus qu’eux. D’où ce texte écrit à la Tourette et ajouté au Carnet sous le numéro 163 :
Le carré ouvert dans le ciel de la pointe d’un bâton dessine sur le sol un cercle, carré mou, dégagé de sa perfection stellaire. Là se convoquent les mondes de la grande verticale souple qui lie le ciel, la terre et les enfers. Elle traverse le cercle en son milieu. La pauvreté des moyens est à l’image de la condition humaine. Quelqu’un arrive qui ôte une chemise parfaitement noire pour revêtir une chemise parfaitement noire qu’il portait pliée sous son bras. Une autre se déchausse et dit les paroles à voix basse. Un troisième, en retard, prend garde à ne pas se presser et attache méticuleusement ses cheveux avant de les serrer sous un bas noir. Deux autres s’entraident tandis que le cercle s’éclaire. Le dernier n’a plus qu’à se déchausser. Les voilà au bord du cercle, pieds nus marquant les heures. Les masques s’abaissent sur les visages. Peau sur peau. Parfaitement lisses. Pour les yeux seulement deux meurtrières. Point d’épée. Combats pourtant. Impossible à présent de les distinguer. Ils sont six. Ils vont jouer au jeu par excellence. Au jeu antique. Au jeu d’avant le jeu des jeux, où il n’y a qu’un seul déplacement, vers la mort. Le premier qui a relevé la tête entre dans le cercle avec un premier pas. Il s’appelle, l’espace d’un tour, le protagoniste. En face de lui, le coryphée accepte sa proposition et avance d’autant. Le deuxième pas du protagoniste doit être parfaitement identique au premier. Ce qui n’est pas possible. Le plancher grince, le corps a changé, la lumière et les ombres ne sont plus les mêmes… Le coryphée en est pourtant le seul juge, dans le monde réduit au cercle. Oui, il avance à nouveau. Non, il baisse la tête et meurt le protagoniste, qui vient prendre sa place tandis que le coryphée se fond dans son ombre, première esquisse du chœur à venir. Le nouveau protagoniste entre. Il vient se placer exactement là où son prédécesseur a perdu la vie. Quand sur ce point, ses deux pieds sont parallèles, il relève la tête et croise le regard du coryphée. C’est du fer. Aucun ne sait qui est derrière le masque. Personne ne cherche à le savoir. Cela n’a rigoureusement aucune importance en comparaison à l’enjeu en présence. La tension du regard d’une meurtrière à l’autre, c’est le fil sur lequel s’avance le protagoniste, sur lequel le chœur vient à sa rencontre. Un pas à la fois. Un grand pas est accepté par un pas égal. Ils sont tout proches quand le protagoniste meurt, au refus de son troisième pas. Il y a un vertige à se retrouver si près du centre du cercle pour le troisième tour de jeu. Le protagoniste fait un long chemin pour prendre sa place, tandis que derrière le coryphée, les deux autres joueurs sur la même ligne lui font paire d’ailes. Tous trois forment un groupe serré sans aucun contact pourtant et ils avanceront comme un seul. Un seul sans nom, sans complément. Le protagoniste lève la tête. Le chœur trop proche lui semble une falaise. Il recule d’un pas. Le regard tient, mais le coryphée vacille sous le coup de la surprise. Pour prolonger le jeu, le regard, la vie, il faut accepter cette séparation. Le chœur recule à son tour, comme un bloc. Le cœur se déchire de s’éloigner davantage au deuxième pas, accepté aussitôt tout imparfait qu’il soit. Le troisième est immanquablement refusé, c’est la règle. On ne peut s’arranger qu’une seule fois avec la vérité. Le protagoniste suspend son pas. Quand enfin il l’accomplit, le coryphée tient immobile son regard quelques secondes immenses comme la mer. Et puis le plus lentement possible, baisse la tête et tue ce qu’il aime. Quand le coryphée disparaît dans le chœur, tout a disparu de ce qui vient de se jouer. Les ombres n’ont pas de mémoire. Et ainsi le jeu se poursuit et puis s’achève, au dernier protagoniste, faute de combattant.
LYON
Deux jours pour rencontrer en vrai Laurent Peyronnet et Catherine Serre. La force tellurique de ce que François Bon a mis en place au Tiers-Livre, on la mesure autrement dans ces moments que dans la qualité des textes et des commentaires qui s’échangent sur le site. C’étaient des journées de soleil. Voir Laurent, après tant d’atermoiements, m’a fait reconsidérer le principe des retrouvailles chez Jane Austen. Ce qui s’élabore dans l’attente n’est pas fait que d’attente. Dans les contes, on le sait bien. Laurent, comme moi, vit à cheval sur la frontière entre oralité et écriture. Nous en reparlerons, au prochain bivouac. Catherine m’a raconté un exercice qu’elle faisait faire aux petits dans sa vie passée d’institutrice : une gommette au centre de la page et l’enfant doit autour des cercles qui vont s’élargissant. Certains enfants peinent, et pas pour des raisons de motricité, à déplacer leur coude sur la table pour élargir les cercles, mais bel et bien parce qu’ils ne savent pas s’éloigner du centre. Scène/fantôme, le texte ci-dessus se montrait sous un jour nouveau… Et aussi l’écriture qui est aussi ce geste d’éloignement d’un centre au cœur duquel toute écriture, toute vie serait impossible, inutile.
Les fées fâchées
La campagne de financement participatif est un succès. À plus d’un titre. La somme récoltée, de plus de mille euros supérieure à celle demandée. Les leçons, que la femme de petits sous va tirer de cette entreprise. La campagne, sous forme de trois séries de vignettes : les livres sont, état des lieux, recommandations, dont beaucoup s’accordent à dire qu’elles pourraient être arborées fièrement sur leur torse — et mon graphiste exulte, qui me répète à l’envi que les sous pour les livres ne viendront pas des livres, mais des mugs et des t-shirts — et qui forment surtout un chapitrage pour un livre pratique sur la question du jeu chanté :
I On ne va pas se crever les yeux pour jouer Œdipe
II Le personnage n’a pas de peau, mais une parole
III Être ému, ce n’est pas être émouvant…
Livre agrémenté d’une série « c’est du vécu » :
1 Pour Carmen, je vois du rouge
2 Je leur ai dit : amusez-vous !
3 La mise en scène d’opéra, ça s’apprend sur le tas.
Mais le plus grand succès de l’affaire, inattendu puisque j’étais focalisée sur ma petite problématique personnelle avec l’argent, c’est de réaliser que des gens sont prêts à prêter main forte, avec des sous, avec des partages, avec des mots d’enthousiasme. L’impression de voir la petite maison des fées fâchées se monter brique par brique, chacune portant le nom de qui l’a apportée.
Pour le dire vite, l’amitié seule ne préside pas aux dons, mais un intérêt plus vaste pour ce qui est entrepris. Surprise aussi de voir sur le chantier des « inconnus », seulement fréquentés sur les réseaux sociaux en ligne. Bref, voilà les fées cousues d’or et d’estime et moi, rassérénée et intrépide.
Je demeure étonnée de la simplicité avec laquelle se tient le carnet. Antidote me signalera que j’emploie une structure passive, elles ont l’air de défriser pas mal l’application, mais il faut bien rendre à César ce qui appartient à César : le carnet se tient et me tient davantage que l’inverse. Le surgissement des histoires, ou plutôt du mot, de l’idiome, sur lequel il n’y a qu’à tirer est un émerveillement renouvelé. Ce qui est de mon fait, ce sont les transpositions, ce jeu de masques qui protège et dégage de tout dette les emprunts que je ne compte pas rembourser. Les emboîtements, les carambolages d’univers, leur juxtaposition, sont également de mon ressort. J’ai pensé que c’était un moyen de brouiller les pistes, puis de gagner du temps (3-en-1), mais je reviens sur cette idée. Non qu’elle me pose le moindre cas de conscience. Je ne fais pas de prisonnier. Je viens du théâtre où tout se grime, où l’on découd les marges de couture pour agrandir les costumes, où une épingle à nourrice bien placer peut faire illusion pour du sur-mesure, où une bonne lumière rachète un spectacle médiocre… Les chimères qui se créent en ajoutant des éléments d’histoires à d’autres, en prêtant ici et là des paroles sont un moyen de porter avec moi ce que je croise, ceux que je rencontre et qui sont muses. Merci à Piero Cohen-Hadria de m’avoir décerné le titre de marathonologue du carnet. Il s’agit à présent de tenir la longueur des défets, bout à bout sur 42 km…
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