LUNDI
Dans un café, deux heures à tuer après la journée de cours. Vague espoir de suivre le zoom de l’atelier, rapidement réduit à néant par le peu de batterie. Je m’attaque aux fragments du Récit. Des notes éparses, débuts d’anecdotes, de réflexion sur les mots marcher et fonctionner… Rien d’intéressant à reporter ici, à part un échange dans le café entre une femme voulant obtenir le numéro de téléphone du lieu et le nouveau propriétaire en lutte avec toutes sortes d’entreprises de téléphonies pour en obtenir un, si possible le préexistant. Il y a là toute une saynète, même la chute : la femme est la mère d’un client régulier qu’elle a du mal à joindre en soirée et elle fomente le projet de l’appeler directement au café. Je pense par-devers moi qu’il vaudrait mieux pour elle obtenir le numéro d’un psychanalyste compétent qui pourrait l’aider à couper le cordon téléphonique. Par ailleurs, je n’ai rien écrit d’intéressant, donc, j’ai même dit que je n’avais écrit que de la merde. Ce qui n’est pas dans mes habitudes langagières. Et surtout avec une étrange joie au cœur. Si je vais plus loin, je parlerai de déchet : ce que j’ai écrit ne s’incorporera probablement pas au Récit, dont une des formes premières portait pourtant le titre Décharge]. Ce qui apparaît très clairement, éclaircie alors que les pieds pataugent dans la boue, c’est que ces déchets participent au travail.
MARDI
Le vieux Campeur est vieux : il ouvre à onze heures et dans cette semaine très occupée — répétitions en cours du Parlement des Reines venez en nombre ! — me voilà une autre heure à tuer.
Je fais un tour du square derrière Montaigne au soulier patiné. La pluie vient de cesser, ma cape d’écolière dégouline, les fleurs rutilent. J’appelle mon ami Jean-Claude Yon pour lui parler de cela : il vient en deuxième après Montaigne dans ce lieu. Je rentre à la librairie qui vient d’ouvrir. Je suis bien décidée à acheter de L’Écho du lac de Kapka Kassabova. Pourquoi précisément ce livre-ci ? Je me plais à croire que la fiction est en train de revenir dans mes écrits, qu’elle est toute proche et que je vais bientôt pouvoir à nouveau suivre Osmin sur la route des Balkans. Brigitte Corbel a évoqué ce livre à la Tourette la semaine dernière… Ils n’ont plus que La Lisière, ce qui me va tout aussi bien. J’avise sur une table un livre d’entretiens de Tabucchi. Trop cher pour l’instant et surtout, trop éloigné. Mais plus tard, au Balzar, Jean-Claude Yon répond à mon message téléphonique et je lui propose que nous poursuivions, sous forme d’entretiens, le travail commencé pendant le séminaire de La Bonne cause sur La Vie parisienne. Cette perspective sans urgence (nous envisageons une séance par trimestre) m’enchante. C’est une aventure du type de celles qui m’amènent à fonder les microéditions des Fées fâchées. Jean-Claude me dit que ce petit livre pourrait servir aux nombreuses troupes qui montent Offenbach en amateur… Je n’avais jamais pensé à ça, trop occupée à gémir sur mon existence de machine ultraperfectionnée et obsolète au fond du musée du lacet…
L’idéologie la plus évidente lorsqu’il s’agit de frontière est le nationalisme (…) Mais il existe une idéologie plus insidieuse dans les faits le centralisme, la croyance que le pouvoir central peut, en toute impunité, donner des ordres à distances et sacrifier la périphérie ; que ce qui échappe à la vue du grand public échappe à la mémoire.
Kapka Kassabova/La lisière/Préface
MERCREDI
J’ai reçu un message de Will. Un long message. Une véritable réponse, tentative de réponse à cette grande solitude qui m’a prise pendant quelque temps, déjà passée et qui semble plus lointaine encore. Une solitude d’écrire, là où écrire était le lieu béni de la solitude.
Will commente l’entretien sur Où es-tu Mélisande ? Tu dis : « Écrire sur mesure pour les gens est une activité que j’aime beaucoup, qui nécessite de bien les connaitre, et de connaitre aussi leurs limites. » Et j’ai envie de te demander, dès lors qu’il y a prescription sur l’ordonnance sociale des interlocuteurs. trices (on emploie parfois de ces formules) : Et toi, est-ce que tu connais bien tes limites ? Est-ce que tu écris sur-mesure pour toi-même comme pour une autre ? »
Ça m’a rappelé à ce moment où je me savais être une bonne assistante à la mise en scène et où il a fallu devenir une bonne assistante pour mes propres mises en scène : faire pour soi ce que je faisais si facilement, avec si peu de limites (temps, engagement, perspicacité, débrouille…) pour d’autres.
JEUDI
J’ai renoncé pour un temps à poursuivre le soir la lecture des Romans durs de Simenon. La récurrence des schémas d’usure, de perdition des personnages finit par me donner sur les nerfs, en dépit du style remarquable à chaque ligne. Dans ma liseuse, je n’ai trouvé que Tandis que j’agonise de Faulkner, que j’avais commencé en anglais l’été dernier, calant bien vite devant la complexité syntaxique qui en me laissait qu’une compréhension globale et un peu floue dont je n’avais pas l’intention de m’accommoder. Je m’étais décidée, comme pour Mrs Dalloway, pour des aller-retour entre des traductions et l’original. Les lenteurs de la poste ont eu pour effet que la traduction que j’avais commandée est arrivée chez mon grand-père après mon départ. Qu’il en a été surpris et que c’est lui, jusqu’à hier, qui lisait Tandis que j’agonise. Long préambule pour ne dire que ceci : après l’ultra-noir de Simenon, il y a chez Faulkner quelque chose d’une ironie très pure — pas de meilleur mot, au sens où Claude Régy me le donne à entendre dans les premières pages de l'Ordre des Morts… souvenir plus que citation précise… — qui me laisse un sourire aux yeux, en dépit de la misère, de la mort, de la violence. En y réfléchissant, pas si éloignée, cette ironie, de celle que je trouve chez Toni Morrison (dans Salomon’s song, par exemple). Se repose ainsi, inlassablement la question de ce que je souhaite écrire, qui n’est pas égale à ce que j’aime lire. Et puis, l’écriture se met en marche et mes souhaits sont balayés. Ce qui est « temps mieux ».
VENDREDI
L’atelier annuel des élèves n’est pas un petit précis de mise en scène. D’ailleurs, tu me signales que je l’appelle toujours ainsi : l’atelier des élèves. J’aimerais être détachée de mon propre détachement, mais ce n’est pas le cas : l’atelier annuel des élèves demeure un manifeste de pédagogie. Ou au moins un état des lieux de ma maison pédagogie. J’invente avec elles (des femmes seulement cette année) pour creuser une pratique qui se nomme. Je renonce — et c’est toujours coûteux — à sortir de cette économie, à compenser par un surcoût de travail les moyens très simples mis à notre disposition. Je croise un élève de 3e en stage dans les couloirs du CNSMDP. Ses yeux brillent en voyant mes deux bombes de peintures « or et argent bosselés ». Il peint des figurines de guerriers, chez lui. Je l’embarque dans un boyau et nous bombons mes vilaines couronnes en plastoc contre une vieille bâche. « Regarde, me dit-il en me montrant les auréoles de peintures, c’est beau. ». Le soir, sur les têtes des reines, elles ont l’air de peser leur poids.
SAMEDI
En parlant avec Frédéric, un des pionniers de l’Inventarium, je prends la mesure de ce qui a changé dans ma relation avec le geste d’écrire. Rien qui ne se distingue à l’œil nu puisque ma pratique est toujours quotidienne. Mais la nature de ce quotidien est très différente. J’ai longtemps écrit dans la terreur de ne plus pouvoir m’y remettre si j’arrêtais. C’est-à-dire dans la croyance possible d’un arrêt. Bien avant la quotidienneté du geste, les fictions s’élaboraient en continu et se perdaient aux vents. J’ai un souvenir très précis des longues soirées à fermer l’étage du McDo où je gagnais l’argenté mes études : nettoyer les tables, vider les poubelles, descendre les plateaux, balayer, laver par terre… tout cela, parfaitement machinal, je le faisais en rêvant. Les histoires s’élaboraient soir après soir dans des formats de telenovellas, de roman-feuilleton. Je ne les notais pas ensuite. Je rentrais chez moi. L’eau chaude, le lit, la radio qui me lavait les oreilles des incessantes sonneries des bacs à huile… Je dormais vite (deux heures à l’heure, disait la Jeanne) : mon emploi du temps arrivait tard et j’écopais toujours des créneaux les plus matinaux pour répéter mes scènes de concours au conservatoire. J’imagine que les textes des autres m’occupaient trop pour faire de la place à ceux que j’aurais pu écrire… Je courais après ma vie, il a fallu du temps pour que j’arrive à m’asseoir une fois par jour pour noter quelque chose. Plus encore pour arriver à une élaboration égale en ambition à celle du premier étage du fast-food de Saint-Sever. Certaines personnes rêvent d’un voyage qui changera leur vie, d’une rencontre, de vivre à la montagne, au bord de la mer, d’apprendre une langue étrangère… J’ai rêvé longtemps d’être celle qui écrit tous les jours. Et là s’arrêtait mon ambition. Dans les contes, la modestie des souhaits ne garantit en rien contre les catastrophes, ni contre les développements spectaculaires. Et puis c’est advenu, après de nombreux calages, après beaucoup de consolations puisées dans l’inconstance d’écrivains sérieux dans la tenue de leur propre journal, il y a quelques années, j’ai commencé à écrire sans m’interrompre. Il y avait (il y a toujours) des périodes de grandes intensités, là où le temps m’est donné sans que j’aie à le négocier un couteau entre les dents. Mais même en période maigre, chaque jour avait sa ligne (et toujours davantage, une ligne en entraînant une autre). J’avais peur alors de perdre le chemin de ce geste si je l’interrompais, le chemin de l’écriture, son goût. Je parle avec Frédéric qui n’écrit plus (en ce moment, mais pour la première fois). Il n’est pas inquiet et à présent je le comprends sans le pousser à reprendre. J’ai interrompu mon journal intime au profit de celui-ci. Il ne me manque pas. Sa tenue pendant des années me permet chaque jour de me dire plus franchement les choses, sans plus avoir besoin de passer par la page. Le plaisir du papier et de l’encre, je m’en prive. Mais j’aime ce manque. Il me sculpte, lui aussi. Ainsi, j’écris tous les jours, mais la carte est écrite en dedans, quoiqu’il advienne.
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