En roulant en lisant la Descente de l'Escaut de Franck Venaille...
C’est ma première lecture de l’Odyssée
Je suis toujours un peu gênée de dire ça. C’était pareil pour le Quichotte, il y a six ou sept ans. ça fait rire les anciens et anciennes de khâgne ou de Normale devant qui j’étale cette honte… Le fantasme que j’ai de ces nobles institutions ne correspond en rien avec la réalité marche-ou-crève du survol des lectures dont les élèves doivent faire une discipline à part entière. D’ailleurs, un de ces ex-détenus, me disait qu’en m’écoutant parler d’Eumée, il se demandait finalement dans quelle mesure il l’avait lu, ce classique, quand il l’avait lu, voilà quelques années. Il me signifiait ainsi à quel point il est difficile de posséder l’entièreté de cette narration reposant sur un récit-cadre et s’en évadant à la moindre occasion. Il ne se souvient pas spécialement d’Eumée, le gardien des porcs, alors qu’il m’a véritablement tapé dans l’œil, au point que je pense m’appuyer sur le bonhomme pour écrire une de ces 4 pièces par an que je me suis promis de commettre pour réunir mes amis du théâtre…
Quand je dis que je n’ai pas lu l’Odyssée, je ne compte pas les versions pour enfant, les bandes dessinées, les extraits, les films, ni Ulysse 31. Dans l’épisode précédent de ce journal, j’ai fait mention d’un article sur Les Nuits (on s’entend à présent) qui m’a beaucoup déplacée. Cette semaine, je mets sur le tapis un article de la BNF sur l’Odyssée qui est le meilleur de ce que j’ai lu pour l’instant sur le sujet. Le titre, Ulysse et les figures de la séduction, un rien racoleur, ne m’emballait guère. La lecture m’aura livré sur un plateau le début et la fin d’Ithaques, l’atelier annuel des élèves en Master de chant au CNSMDP qui aura lieu les 2, 3 et 4 mai prochains. Voilà pour ce qui est de juger un livre sur sa couverture. Dans l’avant-dernier paragraphe, il mentionne :
Athéna prolonge la nuit, si bien que la rencontre finale se produit hors du temps.
Lisant ces mots, le Sommeil d’Atys allait tout seul, dans une grande scène de château de la Belle où chacun dort, là où le sommeil l’a pris, sauf Ulysse et Pénélope qui ont tout le temps du monde pour initier un contact, un geste l’un vers l’autre, ou une suite de gestes… Par esprit d’escalier, le début du spectacle n’a pas tardé. En ouverture, un ballet sur le ressac, sans musique autre que le bruit des corps, des souffles, quatre minutes très physiques auxquelles les instrumentistes pourront se joindre, si c’est leur souhait.
Ce qu’aura permis le Journal d'un mot…
Des retours commencent à arriver et je m’aperçois que je n’espérais pas être lue. C’est un paradoxe plutôt qu’une minauderie (j’espère). Je ne pense pas au public quand je conçois un spectacle. C’est inexact : je pense à la place physique qu’il va occuper et aux réactions-types sur lesquelles je m’appuie, ni plus ni moins qu’une montreuse de Guignol aux Buttes Chaumont, pour m’en jouer. Je ne pense pas à lui faire passer une soirée agréable, même s’il m’arrive de penser à lui faire passer une soirée éprouvante, exigeante, déstabilisante… Je ne pense pas aux retours ni aux critiques. Je ne suis pas à l’épreuve des balles, mais le conseil répété de la Jeanne depuis l’enfance, « attends d’avoir la fièvre pour trembler », m’empêche de prendre l’ombre pour la proie et de me raconter des histoires avant l’arrivée effective des gens dans la salle. Et encore, il est fréquent qu’à ce moment-là d’autres choses plus urgentes, plus envahissantes occupent mon esprit. Parfois, l’invention du spectacle suivant s’appuie sur les représentations de celui qui est en cours… Je dois me concentrer pour rester là, pour m’arrimer au plateau, comme Lilia Petite, le personnage de La Nostalgie, camarade de Billetdoux. J’écris à peu près du même endroit. Le moment d’écrire m’est trop précieux pour le gâcher en conjectures.
L’année où je préparais les écoles supérieures d’art dramatique, je bossais chez Mac Donald. C’était mal payé et bruyant. L’emploi du temps arrivait toujours trop tard et les seuls créneaux laissés libres par mes camarades pour répéter au conservatoire tombaient invariablement de 8 h à 10 h. Comme je faisais les fermetures au restaurant (sic) pour pouvoir suivre les cours d’Yves Pignot l’après-midi, le réveil piquait un peu. Mais cette année-là, j’ai compris ce que c’était que le toucher d’or. Sur scène, je n’avais pas de problèmes existentiels : ces heures étaient du côté de la joie, précieuses, quoiqu’il s’y passe. La salle moquettée, où on pouvait encore lire, écrite à la craie à même la moquette murale : « Oser d’abord, doser ensuite » de la main de Jean Chevrain, était mon jardin clos. En tant qu’actrice, je suis passée ensuite par des moments moins philosophes. Mais je connais cette sensation : elle est là quand j’écris.
Je ne veux pas dire que tous les sujets que je touche se transforment en or. Je sais souvent que « ça va pas » (et les spécialistes reconnaîtront la voix de la marionnette d’Alain de Greef), et même parfois je vois pourquoi, sans arriver pour autant à faire mieux. Mais je sais au moins faire autrement. Ça consiste à écrire tous les jours. J’ai compris d’emblée que ça n’allait pas de soi. J’ai voulu arriver là et je m’en suis en quelque sorte donné patiemment les moyens et paradoxalement je ne pensais pas que ça marcherait, alors que c’était déjà en marche.
Le Journal d’un mot n’est pas ma première écriture quotidienne. Avant cela, il y a eu un an d’Étirements matinaux de l’esprit (petits poèmes de trois vers) et surtout trois ans de journal privé manuscrit. Un ami très cher voyant passer mon insistante poésie m’a dit la phrase de Pline : Nulla dies sine linea. Je savais qu’il ne serait en rien déçu si je dérogeais à cette règle, mais son attention l’a fait exister et, avec elle, mon engagement à la garder. Tout cela pour dire que ce j’écris est moins important pour moi, que le geste d’écrire. Sa quotidienneté le met du côté du sacré. Une fois encore, je ne parle pas du résultat de ce geste, de ce que j’écris. La Jeanne disait aussi, en entendant l’église sonner tandis qu’elle préparait le service de midi derrière ses fourneaux : « Travailler, c’est prier ». Le sacré que j’évoque n’est pas le religieux, mais il est une forme de l’ordre du monde.
Des retours commencent à arriver et, pour l’instant, ce qu’ils ont en commun c’est de nommer la structure, qui apparaît dans ce qui pourrait n’être qu’un amas de petits gestes quotidiens. Cette « charpente » ne peut apparaître qu’avec la matière. La matière (est) première.
Une autre révélation de la publication du Journal d'un mot, c’est la tranquillité d’esprit. Je m’aperçois de l’étrange poids que représentait ce texte que ma mémoire ne pouvait contenir, et qui pourtant demeurait par-devers moi. Depuis que je peux tenir le livre, une simplification est à l’œuvre, qui me permet de voir un horizon de clôture pour les chantiers en cours…
L’un de ces chantiers, c’est le Sérail
J’ai beaucoup avancé, sur le texte et le plan cet été, à la faveur des propositions de François Bon dans l’atelier Roman, auxquelles j’ai fréquemment tordu le bras… Je suis arrivée à un moment clef, où « le coup de fil à un ami » est devenu indispensable pour ne pas demeurer la prisonnière du sérail que j’ai bâti. Après m’être assurée que mon ami Pierre m’enverrait une équipe de secours, j’ai eu l'idée étrange : de lui ai envoyer deux questions « à l’aveugle », c’est-à-dire SANS le manuscrit. Je les reproduis ici avec ses réponses, tant le résultat de cet échange a été libérateur et m’amène à reconsidérer ce que peut être l’accompagnement d’une écriture…
— Bon, pas de manuscrit pour l’heure, mais au moins les questions que j’ai à te poser sont-elles déjà prêtes :
1) Faut-il sourcer tous les narrateurs ?
2) Faut-il conserver les titres des petits chapitres ?
— À la question 2 je répondrais : à quoi servent-ils et pourquoi les enlever ?
À la question 1, beaucoup plus difficile : là il faut regarder les lois que le manuscrit se donne. Si la lecture se perd faute de « sourçage » dans des méandres inutiles ou des joliesses, alors oui, sourçons. Qu’en penses-tu ?
On Writing
Faisant suite à la proposition #9 de l’atelier d’été du Tiers Livre, j’ai lu les écrits théoriques de Stephen King. Enfin, ses témoignages. Le gars est doté d’un bon sens qu’il fait bon fréquenter et d’une humilité qui l’honore. Il relie son geste à l’enfance. Et c’est une invitation à saisir que de tracer ainsi à rebours « d’où ça sort », ce drôle de projet d’écrire, qui n’est pas nécessairement celui d’écrire quelque chose de précis, ni même quelque chose : le désir du geste suffit parfois. Dans la multitude de points d’intérêt qu’il soulève, j’en note deux à fins personnelles.
Tôt ou tard, une histoire doit bien aboutir quelque part.
Elle va son train, mieux vaut la laisser se promener sans laisse, au risque de se faire déposer par l’énergie de la bête, ou son caractère fuyant ou sournois. Voilà qui va bien dans le sens de mes chantiers sans borne. Sérail, Polar Gantois, Sauveterre… les histoires vont leur cours. Et finalement, je vois l’horizon de la fin du plus gros monstre (le Sérail).
Un autre élément de réconfort, c’est de voir King insister sur l’importance d’écrire les histoires qu’on aime. Cela semble si bête écrit comme ça. Et pourtant… Pour peu qu’on ait des goûts hétéroclites, et on en a (conte, polar, littérature de voyage, heroic fantaisy, poésie…) on se prend vite les pieds dans une forme de culpabilité parfaite pour arrêter de travailler. Des tas de questions se bousculent, comme : est-ce que je ne vais pas perdre mon lectorat en l’entraînant dans des domaines trop éloignés ? (mais quand on y réfléchit : de quel lectorat parle-t-on ?), ne serais-je pas en train de m’éparpiller ? (Jette un œil à la pile de livre sur ta table de chevet et admet que tu ne renonceras à aucun, si différents soient-ils), comment organiser un travail simultané sur des registres à ce point variés ? À part cette dernière question, les autres sont à la fois sans réponse et sans grand intérêt, à part celui de différé le travail, je le répète et je pense à chaque fois à la blague de Moïse bien exacte à prier tous les jours pour remporter la grosse cagnotte du loto et que Dieu, exaspéré finit par exhorter : Mais JOUE au moins !
Et ainsi j’arrêterai net cet avant-dernier épisode d’Écrire l’été de l’année, parce que j’ai à écrire ailleurs.
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