Le soulagement qui accompagne la publication en cours des trois premières années du Journal d’un mot est notable. En discutant avec Peters le graphiste, qui me signalait à quel point l’affaire est facile à lire avec ces courts paragraphes qui ne se suivent pas, qu’on peut prendre dans le désordre et qui abordent sans cesse de nouveaux territoires, si bien que si l’un lasse, on peut sans état d’âme passer au suivant, il a mis le doigt sur quelque chose que j’étais bien en peine de formuler, mais qui participait à une forme d’usure dont je me sens de plus en plus dégagée — et voilà donc pourquoi je parle de soulagement —. S’il en va ainsi pour qui bouquine mon Journal d’un mot, pour moi, c’est une autre affaire. Et l’impossibilité de « l’avoir en tête » du fait de sa forme disparate, tout en travaillant à son édition pesait.
Si je prends un autre des monstres dont je me fais une spécialité — j’entends par monstre, ces longs textes très ramifiés dans l’espace et le temps, énoncés et renseignés par un collège de personnages et irrigués par une multitude de sources — le Sérail, ou le Tryptique Sauveterre, un fil narratif, même bien emmêlé, me permet au moins de cerner le contenu et le déroulé de l’objet livre à venir. Pas avec le Journal d’un mot. Comment me souvenir de ce que j’y écrivais il y a trois ans ? Comment connaître chacun de ces 1095 paragraphes ? Et comment, dans cette incapacité, travailler ?
Bref, nous voilà au bout. Le livre fait son dernier tour de vérification auprès de Peters et il ne m’appartiendra plus de le porter. Il restera une ressource, un réservoir et un projet pour l’avenir : Journal d’un mot an 4, à paraître en décembre, bien plus mince avec sa seule année de 52 mots, renseignés 7 fois chacun tout de même. Et puis dans un horizon lointain, la retraite (je parle davantage du refuge de mon esprit que de celle qui m’octroiera l’état), et l’année d’un mot unique avec 365 entrées…
Ce soulagement profite largement au Carnet. Je poste chaque jour une entrée sur FB. Ce sont des textes courts, le plus souvent narratifs : dans le Journal d'un mot qui occupait cette même place quotidienne, il y a avait davantage de réflexions, d'analyses… Dans le Carnet, elles passent tout entières du côté du récit. Des tendances s’y dessinent qui me surprennent beaucoup, mais j’attends-voir. Piero Cohen-Hadria a mis le nom de David Lodge sur l’une d’entre elles, et c’est très juste : de petits textes viennent, tous droits sortis d’un campus où je n’ai jamais mis les pieds… n’était la lecture des nouvelles et des romans de David Lodge, que mon ami Vincent Pavesi m’offrait régulièrement. Jusqu’à satiété. Si bien que voilà des années que je n’y avais plus pensé. L’autre jour, j’ai envoyé l’une d’entre elles à Jean-Claude Yon, sans préciser que j’en étais responsable. Il m’a dit que l’auteur connaissait drôlement bien l’Alma Mater. En voilà un bon titre, si je réunis un jour le carnet par section : Alma Mater furiosa. Ou alors avec des sous-chapitres : dolorosa, curiosa…
Nous sommes dans la dernière ligne droite du colloque de clôture de La Bonne cause. Il y aura simultanément le spectacle Autopsie du domestique : Contre-enquête. Et l’inauguration de l’exposition des élèves d’Estienne en illustration scientifique, Tôt : portraits en pied de l’invisible. Trouver des titres… En voilà encore un drôle de travail. Et là encore pas d’éditeur ou d’éditrice pour dire : « ça c’est vendeur/clair/racoleur/hilarant/mystérieux… on le prend ». J’ai un comité de recherche. Mais l’artistique, j’en suis la cheffe de rayon, blouse grise et crayon sur l’oreille. Heureusement les collègues d’Estienne délacent formidablement ma conscience empêtrée. Ils dessinent ce qu’ils voient. Je l’écris. C’est aussi simple que de dire un conte devant les Roseaux, groupe d’enfants griots du Sénégal.
Je remets donc encore d’un mois l’appel au peuple pour les Fées fâchées et la sortie du livre. Mais le projet commence à si bien se dessiner dans ma tête que j’ai décidé… de le dessiner. Certes avec les petits mickeymouses rudimentaires que j’utilise pour les bandes-dessinées des spectacles à destination de l’éclairagiste, sorte de whoswheredoingwhat (voir illustration de ce numéro). J’avais usé de ce stratagème pour rendre hommage à la chère Martine Tollet et c’est le style de La Petite Contrebandière que je voudrais reprendre pour dire pourquoi nous avons un grand besoin de Fées fâchées. C’est un projet très important pour moi que cette maison d’édition minuscule. Chaque étape compte.
Florence Lonc du CRD de Pantin a apporté une mélodie de Piazzolla : Chiquilin. Le poème est d’Horacio Ferrer, Borges parle de lui dans les Conférences sur le Tango. Je ne suis pas peu fière de mon effet, mais c’est peine perdue : Victor Requier a suivi, lui, un cours d’esthétique d’Alvaro Oviedo sur L’Invention du Tango et il en sait bien plus long que nous tous sur le sujet. Ce qui l'anime d'une joie très communicative. Florence a apporté une bonne traduction et Caroline, qui accompagne le cours, est l’épouse d’un musicien cubain… ce qui nous permet d’entrer dans le poème de Ferrer sans forcer les serrures. Il décrit un gamin des rues dans les couplets. Dans le refrain, il parle de sa honte, à lui, le poète. C’est la honte de Tolstoï, celle qui lui fait vendre tous ses biens du jour au lendemain et tout donner aux pauvres, parce qu’il n’en peut plus de voir tant de misère, et de son impuissance. Dire la honte et écrire tout de même, et écrire autre chose que sa honte, le portrait d’un gosse. Ici une version avec Ferrer, lui-même. Ce moment de travail et d’échange remet en perspective une écriture de la ville et de la rue que je poursuis, irrégulière et têtue. Bitume-plage. Des poèmes aussi… Et voilà l’appel à textes des Villes en Voix de Françoise Breton. Je lui avais fait faux bon pour le dernier, grande honte d’une autre sorte dans le marasme de la fin janvier, alors qu’elle renouvelait ses invitations chaleureuses. Les ensorcelantes, c’est le thème. Je sais qu’elle est la mienne. Je dis les paroles sacrées pour n’avoir pas perdu le poème que j’avais écrit sur elle…
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