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Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L’HIVER XII


Fantômes des spectacles futurs croisés dans les tréfonds de l'opéra Bastille

LUNDI

Mes notes sont restées à Valenciennes. Notes sur papier puisque l’écran de l’ordinateur est dévolu à la retransmission des séminaires. Peur de cafouiller avec les partages d’écran, préférences pour l’improvisation sur canevas, j’avais rédigé des notes. Elles sont restées à Valenciennes, avec le chargeur de mon ordinateur, mais ça c’est une autre histoire. Acte manqué ? Sûrement, mais pas le mien. Pas le temps pour un procès stalinien, il faut retrouver un chargeur et noter à nouveau, de mémoire cette fois-ci. Et ce sont des phrases entières qui viennent, au lieu des gros points pratiques du canevas. Au moins pour le premier séminaire « Interprète et médiation », à l’invitation de Sylvie Pebrier et du département de musicologie du CNSMDP. Je devais lui couper la parole, c’était réglé d’avance, pour dire : j’entends quelque chose et me déplacer ensuite dans l’espace de la salle, aux aguets, sous l’œil rond du public.

J’entends quelque chose. Vous écoutez de toutes vos oreilles, mais vous ne l’entendez pas. Vous croyez ne pas l’entendre alors vous ne l’entendez pas. Ce quelque chose que j’entends, pourtant, je ne peux l’entendre que parce que nous sommes là. Moi, sur scène avec mes partenaires, vous dans la salle. Ce quelque chose c’est notre silence. Nous faisons silence ensemble, c’est un accord. Dans ce silence nous nous entendons bien. Fort bien. Je l’admets, ce silence n’est pas parfait : telle tousse, tel décroise les jambes, d’autres ont ri d’étonnement… Il n’est pas parfait. Il n’est pas absolu non plus. Le silence absolu comme le noir absolu, nous ne le rencontrerons pas sur scène, quelle que soit la scène. Même si je vous demande d’y faire très attention, d’observer un moment de silence. Vous verrez… c’est toujours bruissant, ça respire, ça vit. C’est notre silence et non le silence absolu (…)

MARDI

Pour le séminaire du jour, préparatoire à la recherche en art La Bonne cause, je fais deux interventions. C’est ma première surprise-partie : je n’ai jamais organisé de séminaire de mes blanches mains. C’est un peu comme de réunir des gens qui ne se connaissent pas à un dîner. Sauf qu’il y a également des gens que je ne connais pas. Nommément Alice de Charentenay, de Paris 1 pour Péril en la demeure : la servante dans le roman français de 1850 à 1900 et Jérôme Cosnier (adjoint en charge de la maintenance au service bâtiment et sécurité du CNSMDP) accompagné par la responsable de l’équipe de nettoyage (prestataire Atalian). Mais finalement, c’est comme si je les connaissais depuis toujours parce que leur environnement m’est familier.

C’était une journée très chaleureuse et j’ai pu « improviser » mes deux interventions. La présentation de la Bonne cause avec sa double casquette : puisque nous avons répondu au premier appel à projets de recherche en art du ministère, notre travaillote à la fois sur notre sujet et sur la recherche en art elle-même. Beaucoup de choses tournent en ce moment autour de cette question : ces choses qu’on fait pro bono, la légitimité qu’elles nous procurent, mais également le contraire puisque tout ça n’est pas pris en compte par un salaire ou une position d’enseignant.es chercheur. euses.

La deuxième intervention portait sur l’acte Quimper Karadec de la Vie parisienne, commentaire en forme de réponse à la première partie en forme de tapis rouge élaborée par Jean-Claude Yon. Il s’y décrit comme l’avocat du diable, me tendant finalement des verges pour battre des idées reçues et au-delà. Je dis assez précisément deux choses d’importance pour moi dans le geste de mise en scène : quel rire veut-on déclencher dans la salle ? Et quelle exigence de réalité est nécessaire pour la vraisemblance, mais également pour l’intérêt profond du public ? Je dis tout ça bien mieux que je ne l’écris. Heureusement, toute la journée est enregistrée et des heures de saisie et de corrections m’attendent.

Cet épisode me conforte dans la méthode du passage par l’oral pour tout ce qui concerne la théorisation de ma pratique. C’est dans le cadre du cours de scène qu’elle s’énonce d’abord et non sur le papier.


MERCREDI

Il fait beau. La journée paraît oisive et toute légère à la suite de celles qui l’ont précédée. Je m’assieds à l’Avenue, dans le soleil. Je m’apprête à faire « ce que chaque jour je me promettais » depuis des semaines. Je pense à Piero Cohen-Hadria du Tiers-Livre qui est passé au séminaire d’hier, trait d’union inespéré entre deux aspects de ma vie que j’essaie de garder en dialogue : l’écriture et la scène, l’écriture et l’enseignement. Je me souviens qu’il n’habite pas loin. Nous nous sommes vu.es ici même à l’automne avec quelques autres, dont Juliette Derimay dans le prolongement de ses Voyages en irréel. Cette fois, je m’attable en terrasse. Je sors un carnet de papier. L’alignement des planètes café, papier ne s’est plus produit depuis des lunes. Je sais ce que je vais écrire. Je croyais le savoir. L’été de mes dix-neuf ans, j’ai été agressée.Je vais écrire un récit factuel, simple, pour moi. C’est ce mot que j’utilise depuis lors pour dire succinctement qu’il est arrivé quelque chose. Je vais être directe, aller tout droit. Ce mot ne va pas. Je vais me débarrasser de ce récit qui me bouche la vue pour pouvoir passer à autre chose, retourner à mon vrai travail. Ce mot ne correspond pas à ce qui est arrivé. Il fait penser au sursaut de terreur qu’on éprouve quand un chien qu’on n’a pas vu venir nous hurle dessus derrière sa grille.J’écris sans arrêt, sans penser à la forme, je ne veux pas de forme, pas faire de forme : c’est pour moi, c’est pour me débarrasser. J’avais déjà fait de la forme avec ça, l’été dernier (cf. Décharge — en l’état —). Je veux seulement me débarrasser, mais les mots ne vont pas. Les mots utilisés jusque-là ne vont pas. Je ne peux pas dire viol, parce qu’il n’y a pas eu de pénétration. C’est aussi technique que ça. Ça n’est pas arrivé en ville. Ça n’est pas arrivé avec une personne de connaissance. Je n’étais pas en jupe. Je n’étais pas maquillée/Je n’étais pas coiffée non plus. Je n’étais pas en vacances alors que c’était l’été… Je ne me suis pas aperçue tout de suite que j’enchaînais les phrases négatives. Pas avant la quatrième. Je mettais en forme. J’ai continué d’un trait. Quelqu’un est arrivé à qui j’avais parlé au téléphone 5 min avant. Il m’a dit : non, pas 5 min, 25 min. Dans l’intervalle, j’avais écrit quatre pages de phrases négatives. Je voyais tous les endroits où il faudrait ajouter un développement, pour être précise, exacte pour être juste avec celle qui n’a plus 19 ans et qui n’est plus à porter sa plainte à la gendarmerie de Bourg Saint Maurice, mais ailleurs.


JEUDI

Je ne reprends pas le récit. Je ne sais même pas comment l’appeler pour en parler d’ici. Comme il tient toute la place, peut-être que le Récit convient.

J’écris ce qui se nomme le tout-venant (!) : ce journal et la semaine du mot [ENFANT]. Quand je dis que je suis dans un moment de blocage, que je n’arrive plus à écrire, je ne parle pas du tout-venant, toujours prêt comme un bon petit scout. Alors tout le monde se gausse. En tous cas, beaucoup de monde. Je me fais d’ailleurs à moi-même l’effet de Coluche dans le Cancer du bras droit : vous voyez, docteur, quand je fais ça, eh ben je ne peux pas le faire.Comme le Récit tourne autour d’une plainte (à la gendarmerie), ce n’est pas très étonnant. Je ne considère pas le tout-venant comme rien, mais il est pris dans une discipline que j’ai mis des années à installer. Nous nous tenons mutuellement par la barbichette. Pour l’instant, sans rire, alors ça continu pendant que le reste est à l’arrêt. Au point mort, pour le dire plus justement.

Dans le cadre du CNSMDP, nous sommes invité. es avec quelques collègues des disciplines dites « du corps » à penser l’organisation de l’école à partir d’une page blanche. L’invitation est ouverte depuis quelques mois déjà, mais ce matin seulement, avec leur aide, je parviens à couvrir de caractères cette satanée blancheur. Et en l’espace de quelques minutes, un changement de paradigme pointe son nez curieux et de nombreux malentendus fondamentaux sur ma pratique sont éclaircis. Tout cela se passe à l’oral, mais je sens combien le travail quotidien du journal m’a amenée à ce point.


VENDREDI

Je rencontre mon très cher ami et collaborateur Pierre Daubigny, avec qui je peux échanger sur le désarroi où m’a portée le temps d’écriture de la veille. J’essaie de dire ce que je comptais faire et ce faisant, je me rends compte de l’inanité du projet. Qu’est-ce que ça veut dire « sans forme » ? Qu’est-ce que ça veut dire « me débarrasser pour pouvoir écrire » ? Et finalement, je mets le doigt sur ce qui me terrifie : j’en ai pour 500 pages. Il montre l’autre voie : aller en parler à quelqu’un. e, le laisser là-bas, renoncer à l’écrire. Mais je sais déjà que je suis mordue, mordue par la forme. Je n’arrive pas à lui dire, mais il a le nez fin. Il est bronzé et détendu. Nous découvrons que nous avons passé le mois de février à lire du Simenon sans concertation. Une joie de parler de ce savoir-faire-là. Le mépris de l’intrigue, au demeurant excellente. Les lieux récurrents (ports, hôtels-restaurants, exil…). La phrase toujours simple, mais allant sans scrupules dans de longues descriptions, dans la poésie comme si elle n’était qu’un de ses lieux fétiches. Pierre parle de l’œuvre, De l’importance pour lui de l’ampleur des œuvres. Il ne m’avait jamais dit ça, je crois. Il ne m’abandonnera pas avec mes 500 pages. Mes 500 feuilles, qui se déferont de moi, leur poids les entraînant vers le sol, tandis que je continuerai à avancer.


SAMEDI

Je ne touche pas au Récit, alors que je voulais au moins le saisir sur Ulysses et corner les coins de phrases d’où pourrait partir une augmentation, une digression. J’ai envisagé d’arrêter hier. De ne plus écrire. Pas comme on donne un coup de pied dans une poubelle. Mais je me demandais pourquoi m’exposer à une telle solitude. Trop peu d’occasions d’échanger sur l’artisanat. Soudain c’était vraiment trop peu et l’air manquait et si j’arrêtais, il resterait la lecture, dépouillée de l’arrière-pensée de l’utiliser à autre chose que l’instant de lire. C’est très court de vue : il y a des interlocuteurs et des interlocutrices dans mon entourage que je peux solliciter. Parfois, cette sollicitation débouche sur une solitude encore augmentée, creusée par la déception. Cela peut arriver. Mais ce n’est pas toujours le cas, loin de là. La période est difficile à titre privé, rien de grave, mais beaucoup de fatigue pour pas grand chose. Alors j’aurais bien remis le Récit à une date ultérieure. Mais à force de rousiner, rien ne s’accomplit. Les Fées fâchées, bien possibles en décembre sont à présent hasardées. Les fonds, la tranquillité d’esprit, tout me fait défaut.

J’ai l’impression que ce journal plonge depuis plusieurs semaines dans une gravité qui m’effraie. Est-ce l’hiver qui dure ? Pas sûre qu’elle soit le signe d’une quelconque profondeur, hélas, une femme s’écrase au fond d’une piscine sans eau.

Dans le fond de mon cœur, qui n’est pas dallé de carrelage bleu, je sens bien que mon choix est fait pour le Récit, en dépit de ses promesses d’angoisses et d’affres. Six mois pénibles à venir, comme je l’ai dit à une amie qui me racontait qu’elle avait posé le matin même le premier jalon de son divorce.

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Écrire l'été
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