Aquarelle d'Alexandre Piquion pour la couverture de l'édition collector de Smalldog Campus
J’écris pour coiffer l’hiver sur le poteau en postant un dernier journal d’automne avant le 21 décembre, pour damer le pion des décorations de Noël qui clignotent depuis des semaines, pour ne pas se mentir sur les vacances qui semblent toutes proches, mais sont loin d’être là. Drôle de motivation. Elle a le mérite de déplacer le choix cornélien qui occupe toute ma page : sur quoi écrire ? quel retard rattraper ? puisque depuis la dernière édition (ÉCRIRE L’AUTOMNE XXIV), le temps manque. Je l’ai relue à l’instant, de crainte de me répéter, de me redire et j’ai l’impression de l’avoir écrite il y a des mois, dans une autre vie où le temps m’était donné de penser les choses et de m’asseoir, chaque jour, à la table de mon travail véritable.
Ces dernières semaines, j’ai mis au point la carcasse du livret de la Cantate Tôt, grandement aidée par l’échéance du 8 décembre au colloque : Les Femmes à l’Opéra Comique, organisé par Agnès Terrier, membre super actif du comité de direction de la recherche en art La Bonne cause, et Raphaëlle Legrand d'Iremus. J’ai enregistré les textes (certains définitifs, d’autres brouillonnants) qui à terme, seront chantés. Les élèves en master d’illustration scientifique d’Estienne ont pu avoir ainsi un peu de support pour leur boucles animées. La difficulté de ce projet, et son intérêt sur le plan formel, c’est que nous montons tout simultanément, c’est-à-dire qu’il est difficile de discerner qui mène. Certains dessins viennent d’après mes textes, certains textes d’après les boucles et l’élève compositeur, Pierre-Emmanuel Faye pourra allonger ou raccourcir les sessions, inverser les portraits, utiliser tels quels les bruitages réalistes proposés par l’illustration ou les transposer musicalement. Cette façon de procéder c’est celle du Café Europa : nous montons simultanément la dramaturgie, la danse, les costumes, la scénographie et les lumières. C’est également l’éternel retour dans la cuisine de Jeanne, à l’hôtel — bar-restaurant des Sapins. Temporalités différentes des cuissons, dressages simultanés des hors d’œuvres et des desserts, plonge dès le retour des premières assiettes, et travailler, c’est prier…
Un moment assez pénible s’est présenté par le biais de l’inquiétude d’une élève quant au respect de la parole de son modèle. Son insistance, relayée par d’autres d’obtenir une autorisation d’aborder certains sujets « personnels » m’oblige une fois encore sur une route dès longtemps pratiquée, ainsi que je l’ai raconté ici :
Il est vrai que les élèves d’Estienne n’ont qu’une idée vague de ce qu’est un livret, du tsunami que représente la mise en musique d’un texte, et c’est bien ma faute, puisque j’aurais dû commencer par là. Il est vrai que l’illustratrice qui a choisi ce modèle entretient une relation imaginaire avec lui (je ne parle pas de l'outil imagination de tout artiste, mais bel et bien de l'imaginaire dont nous ne tenons pas les rênes). C'est compréhensible compte tenu du caractère inédit de cette expérience tant dans le fond (dessiner des gens qui font le ménage) que dans la forme (à 6 h du matin, sur leur lieu de travail, sans avoir recours à des photos. Les rencontrer autour d’une table a posteriori, les entendre évoquer leur famille, leur parcours et se voir invité à faire de même). Le modèle en question, cette illustratrice m’avait dit l’avoir choisi justement parce qu’il avait un beau regard triste. C’est sur la tristesse de ce regard que j’ai écrit en floutant les quelques éléments à ma disposition pour l’amener vers une forme d’universalité. Je me demande si, dans une certaine mesure, elle n’est pas effrayée par sa responsabilité....
Il est également vrai que ces jeunes personnes appartiennent, comme moi, hélas, à la société du risque zéro, qui veut s’assurer de tout (contre tout devrais-je dire, tant cela penche davantage du côté de la police d’assurance, que de la confiance). Or, je refuse de demander une autorisation d’écrire sur certains sujets dans l’absolu, je ne travaille pas dans l’absolu : j’ai le vertige. Soumettre ce que j’ai écris à l’intéressé me semble plus juste. Mais c’est bien l’absolu qui seul intéresse dans cet échange mes jeunes collègues… Le plus drôle c’est que ce questionnement d’équité ne se retourne pas vers leur propre place. Ou peut-être que c’est au contraire ce doute qui leur fait questionner la mienne...?
En tous cas, nous avons retrouvé nos modèles à l’Opéra Comique. Ils ont pu voir leurs portraits en pied accrochés dans le hall. L’équipe au quasi complet (Mahmadou suivait une formation sécurité à l’extérieur) a assisté à la projection de notre monstre. Leur réveil avait sonné à quatre heures, j’admire leur courage d’affronter une heure de colloque après leurs heures de travail sans piquer du nez… C’était un heureux moment. Je retournerai tôt au Comique en janvier. Je ne les ai pas assez vus pour bien écrire.
J’ai réalisé un petit livre collector, non destiné à la vente, avec les histoires de campus et de petits chiens que j’écris depuis quelques mois au hasard du carnet et des consternations professionnelles, que je poétise ainsi, en quelque sorte. Smalldog Campus. Encore une écriture au long cours : elle ne devrait cesser qu’avec mon activité d’enseignante qui a de beaux jours devant elle avant la retraite.
J’ai réussi à reprendre en main le blog Écoles de mon site en y ajoutant deux articles sur des expériences récentes : autour des Noces de Figaro (D'un jeu érotique. 1)et de Haendel (D'un jeu tragique.1). On remarquera là encore le « à suivre » annoncé par le chiffrage du titre.
Ainsi donc, je n’ai pas arrêté d’écrire, alors d’où vient ce sentiment de n’avoir pas écrit ? Au lieu de convoquer le ban et l’arrière-ban du développement personnel, je me pose la question : qu’est-ce qui me donne le sentiment d’écrire ? Et aussi étonnée que je le sois par tant de simplicité, des réponses se présentent à la porte, des cadeaux plein les bras.
J’ai tenu un journal privé, manuscrit, pendant plusieurs années. Sa nécessité s’est amoindrie : le principe est si profondément inscrit en moi que je n’ai plus immédiatement besoin de passer par l’écrit quand une situation… exceptionnelle ? Déstabilisante ? Incompréhensible ? Difficile à avaler ? se présente. Et surtout, je n’ai plus besoin de passer par ce type d’écrit. Le troublant fait matière à fiction. Souvent, d’ailleurs, l’élément qui sert poser le premier mot se métamorphose de lui-même. Ce n’est pas simplement un exercice de distanciation. En revanche, de cet écrit-là, je ne peux pas faire l’économie bien longtemps sans tristesse. Oui, la vieille tristesse de fond, ou la méchante face de l’angoisse.
Les propositions du cycle Enfance du Tiers-Livre viennent augmenter le premier volet du Triptyque Sauveterre. C’est une écriture très avancée dans sa forme qui commence à dévoiler son fond, à me montrer où va l’histoire (et je ne parle pas seulement d’un fil narratif, mais de quelque chose de plus vaste, entrevu dans les derniers textes, notamment La Maison malade et Combiné Bakélite). Travailler à ce cycle, à ce chantier de Sauveterre, comme à celui du Sérail, l’ajout d’épisodes farfelus au Smalldog Campus cela également me donne le sentiment d’écrire.
En clair… ce qui n’est pas commande ? Oui, c’est aussi simple que ça. Ce qui ne m'est pas commandé, j'y suis seule, dans un temps sans compte.
Comments