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Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L'AUTOMNE II


LUNDI

J’ai complètement oublié le rendez-vous du Tiers-Livre. J’écrivais la voix esquissée lundi dernier et tout le contexte est venu avec, non comme un fil tiré qui défait un pull, mais plutôt comme une herbe qu’on arrache montre une énorme racine qui embarque avec elle tout une vie du dessous et une partie du mur du jardin. Je me suis connectée in extremis sans vraiment être sortie de ce texte, tout à fait partagée entre la gêne d’avoir fait défaut, alors qu’il y avait fort à parier que des questions devaient m’attendre suite à l’atelier voix, l’agacement d’avoir manqué l’occasion de poser des questions sur la revue DIRE à naître, la frustration d’avoir manqué du temps de ces visages et de ces voix désormais familières, amies pour nombre d’entre elles, et l’ivresse de grand vent qu’il y a à écrire après un long empêchement. Cette dernière phrase fera bien ricaner ceux et celles qui contribuent à ma mythologie en m’adjoignant des tentacules pour tenir les stylos de tous mes chantiers en cours, comme Laurent Stratos, ou Anne Dejardin, mais elle est honnête pourtant. Comme si le texte remis encore et encore tandis que je m’activais à ce journal et à l’#Autobiographiecommefiction pesait un poids énorme que je ne peux mesurer qu’au soulagement, à l’ivresse de vent (cheveux dans les yeux, plus de différence entre l’air au-dedans et celui immense du dehors, à la mer, en montagne…).


MARDI C’est la voix de Camille que j’ai d’abord entendue hier. Je pense au chemin fait à travers l’été avec le jeune homme hirsute, l’impression de jeunesse que me donnaient ses textes, son timbre et probablement sa récente paternité. Il va boire un café avec Will, à Jonzac. Je poursuis un peu plus avant ce rêve d’un atelier d’écriture plus performatif (?), proposer des… déplacements, actions, recherches qui servent de matières à l’écriture. Une littérature de terrain… Continuation du travail sur Britannicus. Je me laisse ne pas savoir pourquoi. Ne pas non plus savoir quoi. J’arrive à ce rendez-vous hebdomadaire les mains dans les poches, j’invente la séance avec les élèves présent.es. Je ne sais pas ce que je cherche et mon seul protocole réside dans la régularité de ce rendez-vous, dans sa durée. Une élève, d’ordinaire interprète très expressive quand elle chante, proposait ce soir une lecture bâclée, vide. Après avoir essayé différentes techniques pour infléchir son rythme et la monotonie du texte, elle dit : « je lis comme pour moi ! J’avale, le plus possible… ». Ça m’a ramenée à cette adolescence tardive où je gobais des scénarios sur M6. Je pouvais y passer la journée. Ça a duré quelques mois, jusqu’au jour où j’ai pu deviner l’entièreté de ce qui allait se produire après trois à cinq minutes de film. J’ai préféré inventer autre chose, laissé courir mon imagination pour échapper au convenu reposant pourtant des dramatiques télé. Mais j’ai eu encore longtemps besoin d’un starter. Surtout, c’est à partir de là que j’ai commencé à m’intéresser à la forme, que je me suis (aban)donnée à la forme. De ce fait, j’ai essuyé de sévères critiques sur mon jeu au CNSAD, mais c’est bel et bien grâce à ce choix déterminant que j’ai pu y entrer. J’avais trouvé comment laisser résonner une forme choisie jusqu’à ce qu’elle donne l’impression d’aller de soi. La scène de Lulu de Wedekind avec quoi j’ai passé mon 1er et mon 2e tour, par exemple, je l’avais travaillée sans apprendre le texte, avec un répétiteur dans la salle qui le disait à haute voix, et que je répétais après un temps, une tierce en dessous de mon médium. Pour mes proches, c’était absolument artificiel, mais le retour du jury a été : « La scène de Lulu est impressionnante, mais on se demande si l’actrice n’est pas comme ça dans la vie ».


MERCREDI

Deux premiers jours de formations InDesign à la Fontaine aux livres. Pièce en sous-sol, mais très haute de plafond. On est très bien là. Il y a des livres partout. Seulement 4 stagiaires : un dessinateur de presse tchadien d’un contact chaleureux et facile, une éditrice qui veut fonder sa propre boîte après avoir longtemps travaillé chez Buchet-Chastel (elle prononce le t, il me semble, ça fait bûchette…), une jeune femme qui veut devenir chef de fabrication et qui ressemble comme deux gouttes d’eau à mon bon ami Nicolas C. (ce qui me la rend immédiatement sympathique, d’autant qu’elle explique qu’elle a toujours aimé les livres et voulu vivre parmi eux, que la découverte du métier de chef de fab’ à l’air d’un soulagement merveilleux qu’elle porte sur son visage clair et sérieux. Elle s’appelle Garance, et elle est d’une beauté déconcertante comme celle de l’autre, dans les Enfants du Paradis : elle définit un canon à elle seule) et moi. Avec mon petit livre fait maison qui se fait tailler un légitime costard par l’animateur (graphiste, chef de studio). L’impression de prendre l’écriture par l’autre bout. Et une certaine paix à se dire qu’on pourrait faire autre chose. Le temps également de me demander où je veux en venir avec lesFées fâchées. Ce qui compte vraiment pour moi dans un livre (l’objet). La première chose qui me vient à l’esprit c’est le confort de lecture et la facilité à le ranger avec ses confrères.


JEUDI

Je vois les jours passer peu écrits. Yves Pagès me trotte dans la tête. Depuis le week-end dernier les abords de mon quartier ont changé de visage. Après la fermeture des Jardins d’Éole (19e), fumeurs et fumeuses de crack et dealers qui vont bien ont été confiné.es dans un petit square qui longe le périphérique côté porte de la Villette. En passant à vélo, il m’apparait soudain que le genre de la chronique, après quoi j’ai tant couru, je ne peux plus l’envisager que dans la simple rencontre des mots, c’est-à-dire une forme poétique qui dit très bien l’ampleur du désastre.

Le square encore vert Plein de tou.tes seul.es Nouvelles figures Creuses Sans des dents Poids plumes Sans des os Tout seul parle Invective Ânonne Déplacé : Un geste, Une parole, Des gens. Beaucoup la police.

Hier dans un autre quartier un homme, barbiche et petit bonnet de crochet blanc achète une baguette devant moi. Je le retrouve en terrasse du café : je lui demande si la table à côté de lui est libre. Il est un instant surpris et puis il fait un geste accueillant. Il fourre une brochette dans le pain. Ça à l’air très bon. En face, il y a un kebab tunisien. Je me dis que la brochette sort de là. Je me dis qu’il doit être tunisien, avec son petit bonnet en crochet, et son gilet de costume bleu gris sur sa longue chemise blanche Je lui ai dit : ça à l’air très bon, au moment où je l’ai pensé. Il m’en offre. Je remercie en déballant ma tartelette au citron : je suis passée au sucré. Plus tard, je lui en offre aussi, mais il est pressé. Il me prévient qu’il m’offre mon café. Pendant quelques instants, la rue Jean-Pierre Timbault est ce qu’elle avait pour moi été, quand je suis arrivée à Paris.


VENDREDI

Heureusement il y a la #L12 de Camille et de Jacques qui me donnent du cœur à cet ouvrage, starters once again, version Deluxe. Dans ma tête traînent les portraits de l’Autobiographie comme fiction. Je les ai notés sur un petit bloc à mon chevet avant de m’endormir. Je n’avais pas envisagé qu’il y aurait des gens dans l’Amnésie de l’Enfance, à peine des objets. Je ne pensais qu’aux lieux. C’est drôle.

Hier, j’ai enfin remis à une personnalité éminente de « l’équipe du choc », le portrait encadré de cet ami commun que nous avons perdu il y a deux ans, quand il faisait si chaud à l’été. Il m’avait été transmis par une étrange chaîne : ma professeure de français d’Albertville l’avait confié à une de ses amies domiciliée encore pour quelque temps à Valenciennes et c’est chez cette inconnue que j’étais allée le récupérer au printemps dernier après avoir attendu des mois. J’étais certaine de le remettre au plus vite dans les mains du trop jeune veuf, mais il en est allé tout autrement : je l’ai conservé longtemps dans mon bureau. Puis, au début de l’été, j’ai enfin appelé celle qui fait le lien entre ceux qui restent, lui ai parlé du portrait. Nous avons convenu de nous voir en septembre, pour un échange. En lui remettant ce matin, je pense à la difficulté que j’ai eu à trouver un objet à écrire « Dans l’ordre des choses » et je m’aperçois que le meuble à volet roulant que j’ai enfin choisi est celui contre lequel était posé le portrait. Une fois le rendez-vous pris, je l’ai déplacé, j’ai vu le meuble, j’ai écrit à son sujet en m’étonnant de mon choix qu’un objet si impersonnel m’importe tout à coup à ce point…


SAMEDI

Ça m’étonne de m’entendre demander si souvent quand je dors, si je ne fais que travailler, si j’écris tout le temps. Ce n’est pas désagréable, j’imagine que c’est flatteur, mais la multiplication de ces réflexions m’interroge. Quelques éléments de réponse qui pourront surprendre à leur tour : en novembre, suite à une sévère tendinite de trackpad au poignet droit, je me suis mise à utiliser une souris, mais aussi à suivre des cours de dactylo grâce à une application. J’avais déjà une certaine force de frappe, mettons six doigts, j’en ai dix à présent. Ça suit mieux la pensée. Comme j’avais installé une longue pratique d’écriture encre/papier, le passage récent à la saisie clavier seule n’est pas coûteuse comme c’était le cas il y a quelques années, où quelque chose était terriblement perdu si je ne commençais pas par le cahier et la main lente. D’autre part, j’ai toujours tenu de nombreux chantiers ouverts. Je m’appuie sur l’Atelier pour écrire depuis 2016… C’est une force d’être en terrain de connaissance (centrifuge et centripète). Les propositions me surprennent dans la forme, mais ça fait un bail que je navigue mes grands fonds, que j’en remonte toutes sortes de bicyclettes rouillées, gros poissons aveugles, chaussures dépareillées, coquillages de merveilleuse hideur, sable… Cet été chaque proposition est tombée à pic. Pourrait-il en être autrement ? Pas dans cet atelier-là, en tous cas.

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Écrire l'été
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