LUNDI
Je n’ai jamais trop douté d’en arriver là, à l’automne, avec ce journal. Je suis rompue à l’exercice. Quelle drôle d’expression ! Je suis également rompue de fatigue (oh très momentanément) à l’issue de la 7e édition des journées du Matrimoine et j’ai posté ce matin, à l’arrache le septième et dernier volet d’Écrire l’été (pour cette année). Ce que je n’avais pas prévu c’est que ce journal d’écriture fasse le lien avec toutes les autres écritures en cours quand plus aucune d’entre elles n’est pratiquée. J’ai pensé un moment que je sauvegardais le journal parce qu’il est à vue, en vitrine, comme on met une jolie photo de profil alors qu’on a les yeux au milieu du visage trois semaines après la rentrée. Mais non, je dois me rendre cette justice. D’abord je n’ai pas les yeux au milieu du visage, j’avais déjà des cernes à quatre ans, c’est différent, et un jour grâce à eux, je deviendrai un arbre remarquable. Et puis le journal, les journaux (celui d’un mot court toujours) contiennent l’écriture. Ils contiennent tout ce que j’ai écrit, écris et écrirai : les 7 couches de la terre et leurs noms merveilleux (croûte terrestre, manteau supérieur, trois couches du manteau inférieur dont l’Asthénosphère, noyau liquide, noyau solide), les rosiers taillés et autres bonsaïs des manuscrits en cours (La mosaïque ou Sérail, l’Amnésie de l’enfance, le livret de l’Arbre qui devint, et les écrits liés à l’enseignement que ma mère appelle La Méthode Caracolion), et tout ce qui est en germe.
CERNE, Subst. masc. Zone plus ou moins large et plus ou moins nette ayant la forme d’un cercle, ou entourant quelque chose comme d’un cercle. A.− L’image est celle d’une petite surface assez terne et aux contours le plus souvent imprécis : 1.Cette fois-là, c’étaient des moires, rien que des moires changeantes qui jouaient sur la mer ; des cernes très légers, comme on en ferait en soufflant contre un miroir. Toute l’étendue luisante semblait couverte d’un réseau de dessins vagues qui s’enlaçaient et se déformaient, très vite effacés, très fugitifs. Loti, Pêcheur d’Islande, 1886, p. 61 − Spéc., souvent au plur. Traces laissées par un produit détachant à l’endroit de la partie nettoyée d’un tissu : 2.… l’essence y sur la belle douillette a fait des cernes affreux. On dirait de ces taches irisées qui se forment sur les bouillons trop gras. Bernanos, Journal d’un curé de campagne, 1936, p. 1058. B.− L’image ou l’idée dominante est celle d’une fig. qui entoure quelque choseVx. ,,Rond tracé sur la terre, sur le sable, etc. (Ac. 1798-1872). Un grand cerne. Faire un cerne (Ac. 1798-1872). 1.FORÊTS. Sur un fût coupé en travers, anneau circulaire comprenant la quantité de bois formé dans le cours d’une saison de végétation (Plais. 1969). Synon. cercle. Le nombre des cernes indique celui des années de l’arbre (Ac.1835-1932). CNRTL
Dans ces jours de trop d’agitation, le lien au manuscrit est sans doute ténu, mais il s’est également tendu (je pense à ces lignes téléphoniques sommaires réalisées avec deux boîtes de conserve reliées par un fil), et il vibre constamment. C’est sa finesse même qui lui permet de vibrer(l’expérience des boîtes de conserve fonctionne mieux avec de la ficelle qu’avec une corde de marine). Je dois écrire la voix de Claude. J’y pense depuis dimanche dernier où j’ai eu l’occasion de l’entendre longuement et sans interruption pendant près d’une heure. Et ce lien est solide.
MARDI
Il va être difficile de rentre compte de l’atelier voix d’hier soir. Il est rare de se voir offrir un espace pour développer et élaborer une pensée, creuser un sillon. Un espace d’écoute et d’attention. Je porte ce sujet depuis longtemps. Une des premières fois à Saint-Jean-d’Angély, à la fin des années 90, devant un petit groupe de profs et d’ados qui n’étaient pas les élèves de ces profs, puisque c’était l’été et que tous et toutes participaient de leur propre chef. Hier soir, j’ai eu l’impression d’une étape dans un long voyage. Les lieux sont rares où l’on comprend et accepte qu’on ne peut s’emparer d’une chose sans la penser et la faire, sans dissocier le penser et le faire. Là, c’était possible. J’ai montré des exercices. J’entendais ma voix fatiguée du week-end et de la journée de cours se réchauffer et j’espérais que tou.tes l’entendait aussi, qu’elle faisait foi des exercices que je leur montrais sans pouvoir entendre et veiller sur leur pratique. J’avais l’impression d’allumer un petit feu au sommet d’une montagne, d’envoyer un signal. Et beaucoup de petits feux s’allumaient au loin : « oui, oui, nous sommes là, nous entendons »… m’encourageaient, me guidaient. J’ai proposé un exercice qui peut se résumer à décrire une voix familière dans une circonstance où on ne voit pas la personne qui parle, mais que François Bon a refuser de résumer, puisqu’elle était née et prise dans le long développement qui l’avait précédé. Nous avons écrit. Moi aussi. (Une petite bribe à développer qui deviendra la voix de Monsieur* et qui est celle de Claude, mon parrain). Et Ugo a dit : j’ai un texte que je peux lire. J’ai toujours eu le désir de la troupe au théâtre. Tellement impressionnée par la scène de rencontre entre le futur Molière et la troupe d’Armande Béjart dans la grange où tout le monde se lave et se change avec simplicité. Je suis portée par les Ateliers du Tiers Livre depuis 2016, par les propositions de celui qui les crée et les dirige et par les réponses de ceux et celles qui les réalisent. Oui, vraiment, un point d’étape.
MERCREDI
Hier, j’ai enfin enregistré mon cours de dramaturgie appliquée au CNSMDP. Il va falloir faire quelque chose de cette matière autre que de l’emporter dans ma tombe après être restée assise dessus, même si un tas d’or est un noble promontoire. Ce matin je regarde l’enregistrement (je ne l’ouvre même pas) : deux heures sur Don Giovanni, alimenté par les questions des élèves. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de ça et surtout quand ? Le cours a commencé par un échange sur l’émotion, les émotions. Je veux, je dois, formaliser un texte à ce sujet. Les élèves morflent quand je leur explique que le naturel, l’inné, c’est très peu dans une personne. Et que ces émotions qu’on tient pour le summum de notre intimité sont un fait culturel. Mais la vie est brève, et l’heure n’est plus à dorer les pilules. J’écris au café, il y avait longtemps que je ne m’étais pas attrapée par la peau du cou ainsi : c’est maintenant, ne sursois pas plus avant. Le matériau du « Ne pas » #L11, apporté par le travail de Jacques de Turenne la semaine passée a trouvé sa forme, comme trop souvent, tandis que je rentrais à vélo. Reste à écrire ce qu’il en reste, soit le cauchemar d’un géant enfermé dans une bouteille : que la mer rentre.
JEUDI
Un long temps de travail tranquille sert à retraverser avec Pierre, l’éclairagiste de Café, La Bête et la Belle, la genèse du projet, son écriture à quatre mains avec Romain Dumas le compositeur, et parfois à beaucoup plus dans les moments d’improvisation musicale des dames de la Chambre Bleue. Quand il part, je m’aperçois que je ne lui ai pas parlé de ce qui servira à scander la lumière : la galerie des fenêtres que la Bête offre à la Belle, l’émancipation progressive de la parole de cette toute jeune femme. J’ai parlé de ce qui était important autrement. C’est une grande chance de connaître une collaboration de cette nature, qui fait feu de tout bois, qui sait que le voyage vaut mieux, qu’il n’y a rien au bout de la route qui le surpasserait. Les textes sur la voix arrivent sur le site du Tiers Livre. Je n’ai pas le temps de tous les lire. Je n’ai pas le temps d’écrire même celui que j’ai commencé lundi, mais je le garde derrière l’oreille : je le fumerai plus tard. Profitant d’un long trajet en voiture vers la lumière du nord, j’écoute, nous écoutons, enfin, la Sentimenthèque. En voilà des voix à décrire. Mon chauffeur sursaute en reconnaissant la mienne au sixième mot.
VENDREDI
Discussion rationnelle avec Peters Bernard, le meilleur graphiste du monde : je m’aperçois que la forme dans laquelle je travaille actuellement l’édition des 3 premières années du Journal d’un mot va faire au minimum 365 X 4 = 1460 pages ! Rien d’irrémédiable, la sage directrice artistique du Café Europa et des éditions des Fées fâchées va dare-dare calmer la voilure. Mais ce dispositif (une page par mot, une page pour chacune des droits entrée du mot) m’a permis d’y voir clair dans le courant de l’été, alors que je ne m’en sortais plus avec le monstre et que son empilement de textes entravait l’écriture de la suite. Manipuler le texte vers cette forme m’a pris un certain temps, mais pas perdu pour autant, bien que je revienne à quelque chose de plus resserré. Et puis le délai : pour Noël ? Il semble que je croie au père Noël et la solide charte graphique (pas sûre que ça s’appelle comme ça, mais la couverture, le format, les polices…) va demander à être essayée et revue et corrigée. Alors pas Noël pile-poil avec la fin de la troisième année (le JDM a commencé un 13 décembre). Quand ? Eh bien quand ça serait prêt. Les Fées fâchées n’ont pas vocation à publier le livre de la cuisine de ma rate au court-bouillon. Sans compter qu’il va falloir trouver les sous pour tout ça et surtout garder du temps pour écrire. Au moins, les priorités sont claires. Il y a un moment, souvent en début d’après-midi où une forme du découragement me tombe dessus, très légèrement comme une poussière qui me prendrait pour un meuble du fait d’une immobilité un peu trop prolongée. Écrire sera impossible aujourd’hui. Les chantiers nommés n’avanceront pas. Ça fait un tout petit peu mal. Un minuscule vaisseau qui se rompt alors qu’on se mouche. La fatigue était déjà là. Je pourrais lire. Les dossiers à envoyer, les budgets à faire attendront. Lire c’est préparer ce qui s’écrira. Je me traîne penaude jusqu’à mon bureau pour faire un petit quelque chose, renvoyer le lien vers les fiches imprimables à une participante de l’atelier, répondre à un commentaire, puis à deux ou trois si j’ai eu cette chance d’en recevoir deux ou trois. (Des choses très belles m’ont été dites cette semaine, ma fatigue me fait honte et je dois repasser par cette question que ferais-tu si tu étais à ta place, que ferais-tu si quelqu’un te disait cela, la fatigue, en dépit de la beauté, du sens, je dirais : MAIS FOUS-TOI DONC LA PAIX ! Tu ne vois pas l’étape que représente l’atelier de lundi ? Si on t’en remercie aussi chaleureusement, tu ne vois pas donc que c’est parce que ta chaleur aussi tu l’as donnée ? Tête de rave ! (Voilà ce que je me dirais, je penserais à Piero qui rigole. Fabienne Savarit a écrit que ça avait dû demander beaucoup de préparation et j’ai répondu 30 ans — sans rire —, 30 ans que ça me travaille, que ça me fait et m’assouplit et me structure, et me nourrit au propre comme au figuré. Et le reste de la semaine, on n’a pas molli, la petite tête et moi. Le parler-clown qui a tourné tout l’été, il est enfin dehors : il peut attendre à demain, je le relis et le fil se renoue, on sait faire. Le portrait de la voix de Monsieur, il est resté dans mon carnet à Paris, il ne va pas s’effacer d’ici dimanche.) Bref, je m’assieds une seconde, et j’écris deux heures. On fait ça aussi en Commedia dell’arte : on entre pour une minute, pour comprendre ce qui s’est passé et à quoi on n’a pas assisté et dès qu’on a compris, dès que « c’est chaud », on sort. On joue en sortant. Parfois, on peut mettre deux heures à sortir, mais quelque chose de nous tire tout ce temps vers la sortie. On est déjà parti en quelque sorte. L’écriture c’est un temps qui ajoute de la vie au temps qui m’est (m’était) imparti.
SAMEDI
Je suis partie sans mon micro. La proposition de l’aiR Nu (collectif radio numérique et littéraire) devra attendre. La priorité est à celle de Françoise Breton pour Les Villes en Voix : un texte et une image. Le texte est fini depuis longtemps. Un des textes sur l’eau développés dans l’été, à profusion après le prologue de l’Atelier. L’image, c’est une autre affaire. Mon peintre est fort occupé. La demande a été faite et perdue il y a plus d’un mois… Mais voilà une semaine qu’il tourne autour, croque, esquisse. Il sait que les collaborations de ce type, les commandes, font avancer. Il en fait le meilleur pour synthétiser ses récents progrès et ses goûts anciens. J’aimerais que nous puissions travailler plus régulièrement ensemble. Je lui ai déjà passé pas mal de commandes pour des spectacles, mais je pense à une association d’écrits et d’images. Je sais exactement comment je la souhaiterais, mais je n’ai aucune idée sur le moyen de la mettre en place de l’intérieur. Je pense aux textes de Cendrars pour Doisneau, ou aux textes de Michaux pour Magritte. « Pour » n’est d’ailleurs pas le terme qui convient, « avec », « dans les environs » seraient plus justes. L’illustration, d’un côté ou de l’autre, ne m’intéresse pas. Je crois que j’aimerais plutôt trouver ou provoquer des occasions d’« émanations ».
DIMANCHE Je m’appuie sur l’Amnésie de l’enfance pour participer à l’Atelier Autobiographie (toujours au Tiers-Livre, on n’abandonne pas une équipe qui… qui quoi ? Qui se réinvente sans cesse tout en creusant un même sillon, mettons pour cette fois). Je distingue deux périodes : les Sapins et la Californie. Méthode de classement des premiers textes et générateur des suivants, un sous-chapitrage « verticales » ou « horizontale », moyen de faire prévaloir l’image, la structure et de dégagé les cent brimborions de l’affect, de l’anecdote, du convenu (momentanément, hélas, c’est comme la poussière, ça revient tout le temps, et qu’est-ce qu’on en fera ? Est-ce que j’aurai le cran de les laisser de côté où l’esprit d’inventer une forme qui leur donnent droit de cité sans polluer tout le reste, en l’enrichissant au contraire… ?).
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