Notes été 23
Un embryon de plan surgit d’une conversation avec un des référents (Hamid Salmi dirait : un garant) de ce travail. Il y a dans cette histoire un psychanalyste, que consulte le personnage principal (elle fait un travail qui reste à inventer. Un doctorat en géographie de littérature comparée ? Un doctorat en littérature appliquée à la géographie ?… Il serait bon d’aller en causer avec Nella Arambasin, qui deviendrait garante et interlocutrice à son tour…), on pourrait commencer par une scène de dîner en ville, où le dit-psychanalyste se trouve pris sous un feu fourni de questions autour de l’évocation par Freud dans La Psychanalyse en matière judiciaire des similitudes entre le travail du psychanalyste et celui du détective, la ressemblance du récit de L’Homme au loup avec « un roman policier avec une enquête minutieuse sur un attentat sexuel, la déclaration de Paula Fichtl, fidèle gouvernante du Herr Professor : “En matière de romans policiers, Freud choisit surtout des auteurs anglais, comme G. K. Chesterton, Agatha Christie et Dorothy Sayers. Monsieur le professeur savait presque toujours qui était le meurtrier, mais s’il s’agissait tout de même de quelqu’un d’autre, cela l’irritait”… Le psychanalyste se débat contre ce raccourci. Autour de la table, il y a des amis et des inconnus, qu’on retrouvera dans la suite du polar. Un dîner de têtes. Les objections, constantes et bienvenues de mon référent pour la psychanalyse, définissent un premier plan de narration, notamment concernant les modalités dans lesquels le psychanalyste va se retrouver contraint d’échanger des éléments non seulement privés, mais surtout peu fiables sur le terrain avec la police ou la personne chargée de l’enquête (il ne peut être certain que de ce qui a été dit. Il peut affirmer que ces éléments existent dans la parole de la patiente, mais pas du tout dans les faits). D’où le terme de “contrainte”. Une demande du référent, une exigence même, c’est que le psychanalyste se trompe parfois, souvent, et s’en rende compte dans un après-coup parfois quasi simultané avec l’assertion qu’il fait. Facile : il n’y a pas de meilleur bois pour construire une intrigue que les erreurs.
Revenons au dîner. Il dîner se raconte en deux temps. D’abord la scène a lieu, puis le psychanalyste en discute certains éléments avec une femme d’un certain âge avec qui il joue aux échecs, ou aux dames, dans un café le soir après le travail. La femme a été flic. Elle est à la retraite depuis dix ans.
L’héroïne arrivera tard, non pas au dîner, elle ne fait pas partie des convives et n’a aucune relation avec eux : elle n’est pas gantoise ni belge. Elle est de passage dans cette ville pour une durée d’un an ou deux. Elle arrivera tard dans le polar, à la manière classique (comme Tartuffe ou Prouhèze), après une longue installation des autres personnages et de la ville elle-même.
ÉCRIRE L’ÉTÉ XIV
Cette édition est consacrée au polar gantois, puisque j’étais à Gand cette semaine pour quelques jours, comme chaque été depuis quatre ans.
J’ai d’abord réuni mes notes éparses, pour me rappeler ce que pouvait bien être ce polar gantois — hormis l’injonction d’une libraire bruxelloise à l’écrire, vu qu’elle n’en avait aucun à me conseiller —.
Notes au 21/08/22
La BD sur Fourniret traîne dans le Politburo depuis deux ans au moins. Je l’ai lu hier, enfin. J’ai compris pourquoi elle avait tant attendu. Ce n’est pas la violence en général. On se moque bien du général qui ne sert qu’à pousser des oh et des ah en se gardant à bonne distance de ce qui est véritablement dangereux : les points saillants qui font de l’histoire des autres, notre histoire. En l’occurrence, « l’affectif » dans le viol (ce mot, il l’emploie pour parler d’une de ses victimes, une qui a survécu et qui ne tient, — qui s’en étonnera ? — pas le même langage.) Le morcellement des victimes considérées pour et par leur seul hymen — Fourniret et sa femme les appellent des MSP, « membranes sur pattes » —. L’impuissance sexuelle quand il se retrouve face à de jeunes filles et non des fillettes, et qui ne le rend pas moins dangereux, la pénétration au couteau. Je liste ces points dans ce journal d’écriture parce qu’ils sont amenés à supporter l’écriture, une écriture, la mienne, justement parce qu’ils me sont insupportables. J’ai ainsi écrit Hansel et Gretel pour arriver à digérer une histoire, une anecdote, presque rien, qu’on m’avait racontée et qui comme une bille d’acier dans un flipper était allé taper dans des endroits de terreurs et de dégoût que j’ignorais jusque-là. Ou pour mieux dire que j’avais ignoré jusque là. Mais qui étaient toujours déjà présents sans vie que je puisse, encore aujourd’hui les raccrocher à un souvenir, à un évènement de ma vie.
Le polar gantois, c’est le règlement d’une vieille affaire, loin d’être close. De celle où la mort est passée à un cheveu. J’ai l’impression que cela fait trente ans que je fixe ce cheveu, pour ne pas regarder la mort en face. La malmort. Or, cette temporalité, c’est justement celle dans laquelle s’inscrit le polar gantois, je m’en rends compte en direct. Un décalage d’un moins deux décades entre le moment où la narratrice pour les besoins de sa thèse traîne à Guermantes et la nouvelle de l’arrestation de Fourniret qu’elle reçoit alors qu’elle est en poste à Gand. Entre les deux, un vague souvenir, ou une reconstruction, le regard tragique d’une petite fille montant dans une camionnette à deux pas de la bibliothèque de Guermantes. Ce qui s’écrit là, c’est donc, finalement, une histoire personnelle qui ne supporte que l’approche par grands cercles concentriques, une spirale de patience qui n’atteindra jamais son cœur. On trouvera un de ces cercles sous le titre Décharge (en l’état), texte qui a surgi l’été dernier pour dire : il est l’heure, à présent.
Nous voilà à Gand, la bien-aimée, la ville sans polar. Ce voyage-ci prend de nombreuses années sans qu’on s’en soit aperçu. Il passe par Guermantes, comme Proust et Fourniret et l’on ne sait pas trop pourquoi c’est ici, à Gand que tout devrait se résoudre… On y va pour tourner en rond, entre quelques lieux et particulièrement le Museum Dr Guislain,
médecin gantois visionnaire Guislain fut parmi les premiers à considérer les malades mentaux comme des patients à part entière, méritant un traitement digne. C’est la honte suscitée par la manière dont nous traitions autrefois les patients psychiatriques qui donnera naissance à ce musée en 1986.
Nostradamus, c’était le nom que ma mère avait donné à un chaton perdu dans le parc de l’hôpital psychiatrique où elle travaillait. Les infirmières s’étaient partagé une portée abandonnée sous une fenêtre par une chatte autrement occupée, semble-t-il, à remettre en cause le fatras de conneries concernant l’instinct maternel. Il était plein de puces, tout noir. Personne n’en voulait. Il m’a absolument aimée. Et pourtant je lui en ai fait voir de toutes les couleurs. La seule fois où il m’ait griffée, un réflexe de préhension m’avait fait resserrer mon étreinte alors qu’il voulait éviter un client qui venait d’entrer dans le bar. Je ne sais plus quel endroit de ma main saignait. J’aurais aimé conserver cette cicatrice… —
Attaquer je ne sais quoi dans et sur le Nord, aller passer un moment à Guermantes (tout à fait le genre de résidence d’écriture dans mes moyens) pour voir si vraiment le polar gantois passe par Proust.
Mode opératoire Mieux renseignée, j’établie un guide pratique à mon propre usage de l’écriture du polar gantois : — N’écrire qu’à Gand. Accepter de n’écrire qu’à Gand. Quelques jours par-ci par-là. Ailleurs, les recherches, les annotations. Jusqu’à l’apparition d’un point de bascule où l’écriture du polar prendra le dessus. — Nommer quelques lieux à Gand. S’appuyer sur les dessins d’Alexandre. — Le Museum du docteur Guislain, lieu d’accueil pour l’enfance psychiatrique. — Le Récit a sa place quelque part là-dedans. Où se trouve le commissariat de Gand ? L’équivalent de la préfecture de police ? — Un livre de dessins et de textes pourrait être la forme du polar gantois. — Il faudra un autre titre. — La narratrice ? L’héroïne, en tous cas, fait un travail qui reste à inventer. Un doctorat en géographie de littérature comparée ? Un doctorat en littérature appliquée à la géographie ?… — Un lien avec l’architecte Mâhyâr (de la pièce de Réza Ghassemi) et l’arpentage. Arpenter simultanément des villes et leur reflet littéraire. Études comparées des textes de géographes et des écrivains de la même période sur un même lieu. — Retrouver l’article concernant les avancées géographiques rendues possibles par les descriptions de Corinne de Madame de Staël. — Le souvenir envahissant du rapt de la petite Estelle. Un claquement de portière. La tache de couleur d’un véhicule qui dérange la vue sur le fond architectural.
un début Sans avoir rien décidé, voilà ce qui a commencé à s’écrire dans le jardin du Musée du docteur Guislain, dimanche dernier : Cela dure depuis des années, le mauvais sommeil. Pas d’évènement particulier, non. Ma thèse… on ne peut pas taxer de particulier quelque chose qui dure neuf ans. J’ai dû changer de sujet, je m’embourbais. J’ai changé de sujet après quatre années de travail acharné. Je perdais complètement pied. C’est courant. Quand je regarde ça d’ici, à l’âge que j’ai à présent, quand je regarde mes doctorantes (enfin parfois il y a un jeune homme pour s’embringuer dans cette spécialité étrange et peu rémunératrice, mais majoritairement, ce sont des femmes, oui), quand je vois leur jeunesse, à quoi la jeunesse ressemble une fois qu’on n’est plus membre du club, je me dis qui’l n’y a pas moyen de s’éviter ce détour par la noyade. Certaines sont très organisées et elles se noient dans l’alcool à date et horaire fixes. D’autres passent par des phases d’absences de plusieurs semaines. Parfois, elles continuent d’être joignables en apparence, mais quelque chose est aux abonnés absents. Leur visage ressemble aux façades des maisons de la côte du nord hors saison. Bien sûr, certaines font un sans-faute, sans détour, mais pas dans ma partie. Depuis qu’on est censé pondre une thèse en trois ans, il s’en trouve davantage chaque année qui mettent des croix dans toutes les cases, puisque c’est ce que c’est devenu, pour beaucoup, une forme élaborée de QCM. Je ne devrais pas dire, ça, ce n’est pas gentil… Non, je ne pense pas que la gentillesse soit un remède à mon mauvais sommeil. Je n’imagine pas être punie pour quelque chose que je n’aurais pas fait. Je sais que vous ne l’avez pas dit, que c’est moi qui le dis comme ça. Enfin, j’essaie de vous donner le cadre : ça s’est détraqué pendant ma thèse… Avec le changement de sujet ? Je ne suis pas certaine, il faudrait que je reprenne mes notes. Mais disons, oui, plus ou moins à ce moment-là. Ensuite, ça n’est jamais vraiment revenu à ce que j’avais connu… Avant ? Aucun problème, je m’endormais en claquant des doigts, je ne me réveillais que pour aller faire pipi, enfin, j’y allais en titubant, les yeux mi-clos et puis je repartais pour ma nuit, parfois même reprenant un rêve où je l’avais laissé. Je pouvais m’endormir pendant un match au stade ou dans une boîte de nuit si j’avais sommeil. C’est arrivé (hélas), j’étais la risée de mes camarades. Bref, je n’ai eu aucun problème de sommeil jusqu’à l’âge de 27 ans. J’ai eu l’impression d’être foutue à la porte de l’enfance. J’étais une malade déplorable, comme toutes celles qui n’ont connu que la bonne santé. J’ai essayé toutes sortes de traitements, de techniques, mais non, je n’étais jamais allée voir du côté de l’analyse, avant… vous. Des psys, j’en ai vu, mais c’était très… différent. Ils voulaient régler le problème… oui, bien sûr, moi aussi je le voulais, mais, comment dire ? Ça ne marchait pas. L’hypnose ? Non. Bien sûr qu’on me l’a conseillé. Je pourrais faire un livre si je suivais tous les conseils qu’on m’a donnés. Je n’avais pas un budget illimité, non plus. Et puis la thèse, il fallait l’écrire. J’y croyais à l’époque (rire). D’ailleurs je n’avais pas tort : mon changement pour un sujet mieux repéré m’a permis de trouver du travail dès la soutenance, ce qui, entre nous, était loin d’être gagné. Je m’étais faite à l’idée d’aller enseigner dans le premier collège où on me trouverait une place et je me suis retrouvée à Rome. Je n’étais pas à plaindre. À Rome ? Oui, à Rome, je dormais moins mal. À l’étranger, en général, je dors moins mal. Vacances ou travail. Je dirais même que je dors mieux à l’étranger quand je suis occupée. Ce n’est pas le Pérou, mais c’est mieux. La nuit se déroule mieux. Ça veut dire : pas ou peu de réveils. Non, l’interruption du sommeil n’est pas le seul problème. Je peux faire une nuit entière, je passe la journée avec l’impression de dormir tout le temps. De n’être jamais vraiment réveillée. Je traîne des lambeaux de mauvaise nuit, de mauvais rêves comme des toiles d’araignées. Ça s’accroche à moi, ça colle, ça ne veut pas me lâcher. Néanmoins, depuis que je suis installée à Gand, ce problème s’est éloigné, en quelque sorte. Il occupe moins de place. Occupait, ça s’est dégradé à nouveau depuis quelques semaines et… me voici. Je note en gras ce sur quoi il faudra revenir dans les séances ultérieures. un personnage en creux
Celui de l’analyste de l’héroïne. Très tentant d’en aire une sorte de docteur Watson qui boit des bières avec le flic chargé de l’enquête. Ça aurait le mérite d’être fonctionnel. Mais pour l’instant — pour ce premier polar gantois —, mieux vaudrait le suivre de loin, le laisser presque sans paroles, tout en acte. Le soir, il va boire une bière dans un café animé. Sas nécessaire entre les séances et la vie privée, dont on ne saura rien. Il boit seul, il observe, la télé, les conversations. Il fait du sport aussi, le week-end. Rameur ?
Mondes anciens #8
Il y a de ces passages secrets dans les jeux vidéos qui enjambent d’un seul coup d’un seul plusieurs niveaux, plusieurs paliers. Qui va piano, attend simplement le passage d’un fait d’hiver qui l’emporte pour toujours dans son grand SAC à triple meurtre et nous voilà à Gand, la bien-aimée, la ville sans polar. Ce voyage-ci prend de nombreuses années sans qu’on s’en soit aperçu. Il passe par Guermantes, comme Proust et Fourniret et l’on ne sait pas trop pourquoi c’est ici, à Gand que tout devrait se résoudre… On y va pour tourner en rond, entre quelques lieux et particulièrement le Museum Dr Guislain,
médecin gantois visionnaire Guislain fut parmi les premiers à considérer les malades mentaux comme des patients à part entière, méritant un traitement digne. C’est la honte suscitée par la manière dont nous traitions autrefo
Écrire l’automne IV
Aller au cinéma le matin. Une fête oubliée. Grâce à Bénédicte qui m’y traîne, je me retrouve, toute contente à 10 h 35 devant le MK2 Beaubourg pour voir Guermantes. En deux minutes, je lui explique que bien sûr, j’ai un projet d’écriture avec Guermantes (sinon, tu penses bien, je serai restée dans ma grotte à gratter). La narratrice du polar gantois fait des recherches sur les prémisses de la Recherche. Donc, Guermantes. C’est dans ce cadre qu’elle y est présente le jour de l’enlèvement d’Estelle Mouzin par Fourniret. Elle ne sera jamais sûre d’avoir vu quelque chose. Mais en apprenant la disparition de la petite fille, quelque chose prend racine en elle qui grandira toujours, comme cette petite fille peut-être cachée et non morte, jamais retrouvée.
Écrire l’été VI
Commentant la question du polar gantois et son attachement à la ville, Roselyne évoque le Paysan de Paris. Je le note illico sur la liste des lectures connexes à ce travail. Je l’ai lu quand je suis arrivée à Paris. Un autre Allobroge en exil me l’avait offert. Le conservatoire où je venais faire mes études jouxte l’enchevêtrement de passages qui fait tout un chapitre chez Aragon. Les Buttes Chaumont aussi profitaient de cette double existence, lues et parcourues… Tout cela, je ne comptais pas l’écrire ni le taire, mon idée était ailleurs en lisant le commentaire de Roselyne. Je me rappelais la démarche de Vinciane Desprest pour Au Bonheur des morts qui pendant de nombreuses années, je crois, a collecté toutes les pistes qu’on pouvait lui donner quand elle évoquait son sujet, puis s’est donné deux ans pour toutes les suivre. Je pense aussi à Svetlana Alexievitch, déjà évoquée ici en semaine 2 (j’ai en tête les 600 à 700 rencontres de Svetlana Alexievitch pour écrire un livre. Huit années de travail pour chaque… Oui, oui. Quelque chose à prendre-là, doublement.). Un long temps d’écoute. Me laisser agir par les vents des voix qui ne sont pas la mienne. Abandonner la croyance d’une écriture univoque. Ne plus écrire qu’avec des mots, ne plus venir qu’avec des mots, des styles, dans une toute petite valise…
Écrire l'été V
(...) Je ne suis pas arrivée jusqu’ici pour (me) démonter à l’idée de lire un livre sur un livre que je n’ai pas lu. Tout au contraire, cette perspective me ramène au polar gantois, à Guermantes, à la Recherche elle aussi toujours un peu contournée et pillée à l’envi, tandis que je sais encore par cœur quelque part dans mes tréfonds Sur la Lecture.
« Les scènes parisiennes, vécues, douloureusement subies au moment de la rédaction du livre… » me rappelle au caractère profondément trouble, fragilisant et laborieux de l’écriture de l’Amnésie de l’Enfance. Tout ce débat intérieur (et je l’entends avec recours obligé à la chambre capitonnée, aux sangles, sinon à la camisole chimique, là où je me débats, où je me cogne) pour ces petits textes de rien, voilà comme je me parle parfois.
Un agenda se dessine. La publication à Noël de trois années du Journal d’un mot, la clôture du Sérail au printemps, pour pouvoir réouvrir le Squat Sang noir de Sauveterre, attaquer je ne sais quoi dans et sur le Nord, aller passer un moment à Guermantes (tout à fait le genre de résidence d’écriture dans mes moyens) pour voir si vraiment le polar gantois passe par Proust.
J’avais perdu le polar gantois. Arrivée à Gant, la tension du polar gantois n’y était plus, son insistance, ses demandes réitérées d’ordinaire à chaque voyage, hier à mon arrivée aucune ne s’est manifestée. Il faisait très doux, il y avait beaucoup de monde dans les rues familières, des femmes en robes d’été, des cyclistes rapides, mais toujours attentifs à la déambulation piétonnière… Cette forme de secret qui appelle à écrire, à décrire avait quitté les recoins des rues brusquement coudées, les belles façades de béton brut, de briques rouges, ou de pierre ouvragée et chargée de balcons d’or, n’avaient plus d’arrière-plans pour moi, plus d’arrière-pensées… Désarroi égal j’imagine, à celui d’Ugo Pandolfi rentrant chez lui sans un chat pour se frotter à ses jambes ou réclamer sa pâtée. L’idée nous visite et nous quitte. D’autres l’écrivent ou la filment, y rêvent. On n’écrit pas avec des idées, mais avec des mots. Les idées vont et viennent et il y a des rendez-vous manqués, tout cela m’est connu, mais cet été avait jusque-là charrié une constance, une confiance, ouvrant des agendas de plusieurs mois, de grands appartements où cohabitaient tranquillement des écritures différentes par leur sujet, leur forme et leur temporalité. Je me suis couchée perplexe, mais pas triste, pas prise dans cette écharpe de tristesse, de cette étrange culpabilité que l’on cultive dans son jardin quand une idée s’échappe, quand le monde nous rappelle à sa facilité à tourner sans nous. Ce matin, nous avions décidé d’emprunter de nouveaux chemins dans la ville encore toute silencieuse et calfeutrée pour le week-end. Un grand chantier jouxte la cathédrale, et pensant à Rouen je me disais justement que ces lieux ne semblent jamais s’arrêter d’être bâtis, quand une femme nous a appelé.es derrière une palissade. Dans trois langues, elle demandait de l’aide : la porte par où elle avait pénétré le chantier s’était refermée sur elle. Il ne s’est agi que de faire le tour du pâté de maisons et de prévenir les bibliothécaires de l’évêché qui arrivaient justement à vélo dans la rue adjacente pour libérer la femme de la palissade. Mais le mystère était revenu dans la ville, une chauve-souris, jambes écartées, sur la pierre de la maison d’en face en était le premier signe. Plus tard, une petite chatte tricolore siégeant élégamment sur un guéridon en terrasse d’un magasin d’antiquité alors qu’un gros basset Hound la toisait depuis le seuil de la boutique a confirmé le retour dans mon quotidien du polar gantois.
Écrire l'été III
Tous les étés, nous allons à Gand. Si nous pouvions, nous irions aussi l’hiver. Une fois encore, je vais y chercher un polar gantois. La semaine dernière Romain Dumas (cf Écrire l’été II) m’a demandé avec étonnement si j’aimerais écrire un polar. Bien sûr, je rêve d’écrire des polars. Mais je voudrais précisément écrire un polar gantois. C’est un conseil (un ordre ? Une prescription ?) que m’a donné une libraire bruxelloise devant ma déception quant à l’absence de cette localisation dans les polars traduits en français, mais également dans les polars existants dans ses étagères flamandes. Une certaine littérature policière ne s’est pas coupée du terrain. Cette couleur locale, cette redneckery comme disait C.S Lewis, m’importe. Et une autre chose : le voyage initiatique qu’elle permet. Trop souvent, les héros et héroïnes sont inoxydables et l’intrigue n’est plus qu’un trait d’esprit, un puzzle à une seule image. Inutiles à les relire, à moins d’avoir perdu le souvenir du comment, mais pas de quoi. Arno Bertina dans sa conférence sur la littérature documentaire est interpelé par une personne de l’assemblée qui lui signale l’avènement du polar au XIXe siècle pour étayer son propos. Le monde est devenu trop compliqué, le polar en montre le chaos, puis le remet en ordre. En ordre de quoi ? De marche ? J’ai écrit cette phrase au tout début de l’atelier de cet été : Un bateau part cette nuit qui les emmènera de l’autre côté de la Méditerranée et de là, il mettra le monde en ordre de beauté, avec sa ruse et la force de ce frère, bloc de confiance aveugle à ses côtés. Un autre biais d’approche : l’ordre de beauté.
Quête modeste pour ce séjour, trouver un polar gantois traduit en anglais, puisque je n’en trouve pas en français. Une quête abordable, qu’on croirait réglée en moins de temps qu’il ne faut pour le ressasser ici. On aurait bien tort. Elle ferait un livre cette quête de rien du tout. The English Bookshop, où j’escomptais plier l’affaire est devenue WINE and English books. J’entre malgré tout. Le gars ne lit pas de polars, n’en a pas dans le stock qui lui reste, n’a jamais entendu parler d’un Gantois porté sur le roman noir. Mais gentiment cette fin de non-recevoir, il m’envoie au Cheval de Troie, courir ma chance. C’est évidemment une fourberie : dès que le nom du canasson est dit, on sait qu’on donne droit dans un piège, qu’à cheval donné on ne regarde pas les dents et qu’ensuite on s’en mort les doigts, on n’a plus qu’à lui laisser la bride sur le coup, la bestiole n’en fait qu’à sa tête de soldate. Bref, un grand jeune homme dévoué, avec un reste de vernis vermillon sur les ongles très courts qui lui donne un air de jeu de petite fille, me vend avec fougue un roman de Willem Frederik Herman. Il s’excuse de l’absence de polars gantois, traduits ou non. Personne ne se fait tuer dans cette ville ? je demande. Nous sommes un petit pays, nous avons un comportement amical les uns envers les autres, m’assène-t-il avec un petit sourire malin. Mais au moins, il ne s’attend pas à ce que je m’y colle. Il insiste pour que j’embarque La Chambre noire de Damoclès (tout le monde lit ça ici, c’est au programme. Un roman majeur). Le résumé est dystopique à souhait et le mot d’introduction, de John Le Carré. Je veux bien que ça ne soit pas un roman noir, mais alors quoi ? J’en embarque un autre, du même (La Maison préservée ? Het behouden Huis), dont le résumé est encore plus attirant et qui commence quand quelqu’un (un partisan de l’armée rouge) arrive quelque part (dans une maison vide où il s’endort, exténué), jusqu’à ce que quelqu’un d’autre (une patrouille allemande) arrive là également et qu’il se retrouve obligé de se faire passer pour le propriétaire pour sauver sa peau.
À mon dernier retour de Gand, quelqu’un (je crois: Ugo Pandolfi) m’avait envoyé un fait divers propre à polarisé un récit noir. Impossible d’en trouver trace. Dans la même période, j’avais eu, avec quelques millions d’auditeurs de France Inter, des nouvelles de Michel Fourniret, ou plutôt une absence persistante de nouvelles d’Estelle Mouzin qui avait 9 ans en 2003 quand elle a disparu à Guermantes. C’est là que ça avait dérapé, le projet bien propret, bien fictionnel du polar gantois, au profit du chassé-croisé d’une thésarde en littérature occupée à Guermantes et de la geste monstrueuse de l’assassin.
Savez-vous si Guermantes qui a dû être un nom de gens, était déjà dans la famille Pâris, ou plutôt pour parler un langage plus décent, si le nom de Comte ou Marquis de Guermantes était un titre de parents des Pâris, et s’il est entièrement éteint et à prendre pour un littérateur ? Proust à Georges de Lauris au début de l’été 1909
Je fouine dans mes notes (tragiquement éparses). Je ne retrouve que deux petits extraits:
Au reste, comment leur salle à manger, leur galerie obscure, aux meubles de peluche rouge, que je pouvais apercevoir quelquefois par la fenêtre de notre cuisine, ne m’auraient-ils pas semblé posséder le charme mystérieux du faubourg Saint-Germain, en faire partie d’une façon essentielle, y être géographiquement situés, puisque avoir été reçu dans cette salle à manger, c’était être allé dans le faubourg Saint-Germain, en avoir respiré l’atmosphère, puisque ceux qui, avant d’aller à table, s’asseyaient à côté de Mme de Guermantes sur le canapé de cuir de la galerie, étaient tous du faubourg Saint-Germain ?
Quant au petit bout de jardin qui s’étendait entre de hautes murailles, derrière l’hôtel, et où l’été Mme de Guermantes faisait après dîner servir des liqueurs et l’orangeade, comment n’aurais-je pas pensé que s’asseoir, entre neuf et onze heures du soir, sur ses chaises de fer — douées d’un aussi grand pouvoir que le canapé de cuir — sans respirer les brises particulières au faubourg Saint-Germain était aussi impossible que de faire la sieste dans l’oasis de Figuig, sans être par cela même en Afrique ?
Pourquoi ceux-là plutôt que d’autres ? On ne peut pas dire que les entrées « Guermantes » manquent dans La Recherche…
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