Ceremony of the Void, 2017, installation and performance in DRAF Studio. Courtesy the artist and Galerie Antoine Levi, Paris. Photo by Dan Weill
Elle est bien longue, la figure du Sultan à la fenêtre de son grand bureau, bien lourd son soupir : il est midi, l’épouse du Jardinier lui apporte son déjeuner, ronde et enjouée, dans les grandes jacinthes. Comme par un fait exprès c’est toujours au moment où le Sultan quitte sa table de travail pour s’ébrouer des heures passées au service du royaume que ces deux-là se retrouvent pour échanger leur petit panier, des sourires et des blagues. Et chaque jour il la voit repartir, alerte et replète vers le bois qui sépare le jardin royal des communs. Et le Sultan soupire à nouveau et la charge de l’État n’est rien en comparaison de la tristesse qui pèse sur son cœur. La Sultane est malade ou du moins maladive, elle ne mange presque rien, elle est pâle comme une lune noyée, plus personne au palais ne se souvient avoir entendu son rire… Et le Sultan retourne à son travail.
Un jour que l’épouse du Jardinier porte un tablier cerise sur sa robe, ou qu’elle est plus blagueuse qu’à l’ordinaire, ou qu’elle chante sur le chemin, le Sultan n’y tient plus et envoie chercher son Jardinier. C’est tremblant que l’homme chaussé de ses bottes en caoutchouc s’agenouille sur le somptueux tapis de la salle d’audience, tandis que du fond de son trône, l’autre le scrute.
— Tu es devant ton roi
— Je le sais ô, Lumière !
— Quelque chose me soucie, dont je vais t’entretenir. Gare à toi si ce secret devait passer tes dents !
— Je suis au service de Sa Majesté.
— Il m’arrive de t’apercevoir dans les jardins.
— Pardonne-moi ô, Lumière ! Je me ferai plus petit à l’avenir.
— Il ne s’agit pas de cela… J’ai vu tantôt ton épouse qui te rejoignait.
— Elle m’apporte mon déjeuner… Mais si cela a troublé ta tranquillité, ô, Lumière, elle ne le fera plus.
— Mais non !
Le Sultan bondit de son siège. Il est extrêmement agacé de ses propres précautions.
— Ton épouse, vois-tu… elle est pimpante.
— Bavarde !
— Rieuse
— Coquine !
— Et elle est toute… le Sultan fait de ses mains un geste arrondi.
— Dodue ?
— Elle est bien en chair et pleine de vie.
— Oui, ô, Lumière, c’est une belle définition de mon épouse…
— La Sultane, vois-tu… Elle est très maigre et inquiète. Comment expliques-tu la santé de ta femme ?
— Oh ça, Lumière, c’est bien simple : je la nourris tous les jours avec la chair de la langue.
Le Sultan est surpris, mais immédiatement soulagé au point de rire en répétant :
— Avec la chair de la langue… tiens !
Et il congédie prestement le Jardinier, qui s’en repart avec une fameuse histoire à raconter. Là-dessus, il convoque le chef des cuisines et lui ordonne de préparer pour le repas du soir un festin de langues, sans regarder à la dépense, un festin extravagant d’exotisme pour sa Sultane bien-aimée.
Quand dans une langueur extrême la Sultane paraît au souper royal, quelle n’est pas sa surprise de découvrir un carnaval de langues de bœuf en sauce, langue d’agnelle en beignet, langues de truites marinées aux épices douces, langues de requin en croûte de sel, le tout arrosé d’alcool de langues de vipères sans oublier les langues de colibris confites au miel des montagnes dorées. Au seul énoncé de ce menu, un haut-le-cœur la soulève comme une vague et c’est les yeux pleins de larmes, comme si elle avait par avance avalé de travers qu’elle s’assied aux côtés de son époux.
— Ô Bien-Aimée, lui glisse-t-il en posant sa grande main lourdement baguée sur sa fluette menotte, j’ai voulu ce soir te donner dans ce festin extraordinaire la mesure de mon amour.
Les riches effluves d’épices, l’odeur entêtante des abats, la chaleur qui se dégage des grands plats en sauce… La Sultane s’enfuie vers ses appartements, une main sur la bouche, sans avoir pu dire un mot.
C’est donc au petit matin d’une fort mauvaise nuit que le Sultan fait convoquer son Jardinier.
— Je ne sais quelle espèce de conseil tu m’as donné… Ton remède était pire que le mal et je ne sais pas ce qui me retient de te confier au bourreau qui saura préparer ta langue perfide à mon goût.
Le Jardinier éberlué ne peut d’abord articuler une seule parole devant la colère de son maître. À genoux, il gémit :
— Pitié, pitié ô Lumière, j’ai une épouse et des enfants… Je n’ai dit que ma vérité.
— Tu as une épouse, rétorque le Sultan, et c’est bien ta chance. Voilà ce que nous allons faire : tu vas prendre la Sultane chez toi et ton épouse viendra vivre au palais pendant trois mois.
— Mais…
— C’est le délai que je te donne pour prouver ta vérité.
Le soir même a lieu l’échange des épouses. L’épouse du Jardinier et sa joie de vivre débarquent au palais, bien décidées à tenir bon dans cette épreuve, tandis que la Sultane s’en va comme une ombre vivre de l’autre côté du bois.
Au bout de trois mois, la Sultane est rayonnante, remplumée, revigorée, pleine d’énergie et d’à-propos. Mais l’épouse du Jardinier, elle, n’a eu de cesse de décroître, maigrissant à vue d’œil en dépit des festins somptueux inventés à son intention par le Sultan et son Maitre-queue venu spécialement de France. Elle a perdu sa verve, alors même qu’il lui a offert une volière de perroquets des plus spirituels et, admettons-le, les plus grandes couturières du monde n’ont pu empêcher son enlaidissement. Elle est fanée. Le Sultan la convoque dans sa salle de travail, lui fait avancer un grand fauteuil confortable et s’assied tout près d’elle, pour l’entretenir entre quatre z-yeux.
— Madame, lui confie-t-il découragé, il n’y a rien que je n’aie fait pour égayer votre séjour ici. Vous vivez d’ordinaire dans une sorte de cabane, l’eau au puits et votre quotidien n’est fait que des légumes gâtés que votre époux sauve du potager royal et des restes de mes cuisines, vos robes sont taillées dans des draps et hormis par une vieille radio à piles, je ne crois pas que vous ayez déjà eu l’heur d’entendre un orchestre jouer pour vous. Depuis que vous êtes arrivée au Palais, il n’y a pas eu de limites à mes largesses. Et cependant vous êtes… fanée.
Elle pleure en l’écoutant, elle contemple avec tristesse les os de ses hanches qui pointent au travers du brocart de sa robe.
— Mon époux me manque, finit-elle par balbutier.
— Je le conçois, mais que fait-il donc que je ne fais pas ?
Il est encourageant et elle est trop fatiguée pour avoir encore peur de lui :
— Eh bien, le matin, il part très tôt, mais à midi quand je vais lui porter son déjeuner, il a toujours quelque chose à me raconter : l’impression qu’a faite sur lui la lumière de l’aube, la surprise d’une fleur poussée parmi les citrouilles. Et quand il rentre le soir, nous baignons les enfants ensemble, ils nous racontent l’école puisque nous n’y sommes jamais allés, nous dînons et il nous donne des nouvelles des jardins, de la vaillance des fleurs qui tiennent à pousser malgré l’hiver, de la timidité de celles qui demeurent rouler en boule pendant plusieurs années avant de sortir à l’improviste en chamboulant tous les parterres… Puis nous couchons les enfants et alors il me parle de cette petite tomate qui est plus lente que les autres et qu’il essaie de faire rougir en lui racontant des blagues un peu osées, parfois il chante pour moi ou bien il me parle de vous…
— De moi ? Que peut-il bien dire de moi ? Il ne me voit jamais !
— Oh si, Lumière, il te voit à la fenêtre de ton bureau et il s’inquiète de ton air soucieux. Il me dit tout cela, tu vois, et c’est ainsi qu’il me nourrit avec la chair de la langue.
Le Sultan renvoya l’épouse du Jardinier chez elle. La Sultane revint vivre au palais. L’histoire ne dit pas ce qu’il advint ensuite et si le Sultan fut en mesure d’appliquer ou non le simple remède de son Jardinier.
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