
© Frank Herfort
Dans la valise pour la maison de retraite, coincée entre les chaussettes en boules et les gros gilets jacquard, une bouteille de désodorisant. Il faudra peut-être partir en urgence, alors il importe d’avoir bien préparé ses affaires. On trouve une bouteille en tout point semblable dans la cuisine et une autre encore, dans le tiroir de la table de chevet. Pomme-cannelle. Il voyageait beaucoup pour son travail. Elle avait son métier à domicile. Elle faisait très bien la tarte aux pommes. C’était l’odeur du retour. Quand les voyages se sont arrêtés, les tartes ont continué. Leur parfum emplissait tout l’espace, comme si la maison dans son entier était le four où elle les cuisait. Ainsi, était-il saisi dès le seuil par l’impression de rentrer après une longue absence, quand il avait seulement passé l’après-midi dans un jardin qu’ils possédaient aux abords de la ville.
T’y as peur de ne pas y aller À ton paradis qui existe pas ?
L’homme avec un fort accent espagnol a demandé une tradition. La boulangère lui tend une baguette. On s’entend.
Dans l’écriture « à la duchesse », les pleins sont inversés avec les déliés et réciproquement. On voit mieux ce que ça peut donner si on le phrase exhaustivement : dans l’écriture « à la duchesse », les pleins sont inversés avec les déliés et les déliés avec les pleins. Je ne lui pensais pas une telle souplesse, à la Duchesse.
Les pires, c’est les voleurs de couettes.
On les recouvre de goudron, quand on les y prend.
Et de plumes ?
Tu penses ! ça leur ferait bien trop plaisir.
De ce que j’ai dit
Tandis que nous marchions sans but
Le plus important
(L’auras-tu compris ?)
Tient dans la jeunesse de l’arbre
Grandi sur les racines mortes
De l’arbre avant lui,
Dans cette jeunesse, le vert
Que nous croyons un instant voir
D’un même regard
Depuis le haut mur,
De ce vert, la disparition
Quand nous rencontrons le corbeau
Une fois en bas
Il raconte à pas mesurés
Deux histoires l'une de l'autre
En tout point distinctes
(La mienne à venir
La tienne, une esquisse)
N’étaient le noir de son plumage
Et l’instant de sa narration
Roland, dans la cave, fait silencieusement l’élégie de la vieille chaudière, tandis que les chauffagistes la débranchent. Pour la sortir de là par l’escalier étroit, il faudrait entièrement la démonter. Ce n’est pas leur travail. Ils lui ont signifié poliment, cependant. Ils sont les mieux à même de comprendre la difficulté de ce moment, pense-t-il. Plus tard Nadine lui dira qu’ils étaient simplement polis, et probablement un peu inquiets devant la sombre mine qu’il affiche depuis qu’ils sont arrivés avec la chaudière flambant neuve. Il notera le jeu de mot avec un petit sourire, mais en vérité, il n’a pas le cœur à plaisanter. D’ailleurs, il n’en parlera probablement pas à Nadine : ce qui se passe dans la cave lui échappe. C’est une femme de grenier, elle l’a toujours été. S’il gêne les installateurs, c’est que l’espace est réduit et bas de plafond. Les deux chaudières se font face. La dernière fois qu’il a vu sa grand-mère à l’hôpital, elle regardait 30 millions d’amis, et une famille exemplaire présentait un jeune chien aux oreilles pendantes à une vieille labrador afin de déterminer si l’adoption était souhaitable. Vers la fin, elle ne regardait plus que des documentaires animaliers. Elle y cherchait confusément quelque chose, il le sentait, quelque chose de fondamental. Il aurait aimé pouvoir lui apporter, la rassurer, mais comment offrir une chose dont on n’a pas d’idée précise. Il venait avec de petites tartelettes aux framboises qu’elle adorait. Elle mangeait les fruits et la crème et lui, la pâte. Par instant, elle était à nouveau sa grand-mère, mais le plus souvent, elle était trop occupée à batailler avec la douleur. La comparaison s’arrête là : les deux chaudières n’ont rien de commun, seule l’ancienne est dotée d’une âme, la nouvelle n’est qu’un tas de métal technologique. Au retour du Japon, Nadine lui avait rapporté qu’on attribuait là-bas une âme aux objets les plus usuels après un certain temps d’usage… C’est un peu comme le mariage, plaisantaient-ils en rapportant cette anecdote à deux voix, comme ils aimaient à le faire quand ils voyaient du monde.
Chaque fois qu’elle commençait à raconter une histoire, je sentais le sommeil me gagner. Chaque fois qu’elle la terminait (de cette manière sèche, abrupte, sans ralenti ni sentiment qui était la sienne), non seulement je n’avais pas dormi, mais j’étais incapable de fermer l’œil avant le milieu de la nuit.
Vous avez le chic pour réduire les choses au degré d’intérêt zéro, m’asséna Wamps. Je sais d’emblée que cette déclaration lapidaire sera suivie d’une histoire. Cette méthode exaspère, mais étonnamment, on finit par lui trouver un charme, voire une forme d’efficacité pédagogique sitôt qu’on admet que c’est d’abord pour elle qu’elle se met à raconter. Comme si l’étroitesse d’esprit l’obligeait à ouvrir une fenêtre sur un autre monde, pour pouvoir respirer. Pour ma part, j’ai vu clair dans cette pratique en l’entendant dire à de Menault (Méthodologie de la préciosité) qu’un préjugé était un petit chez soi confortable, d’où personne n’avait l’intention de sortir, mais où il était fort désagréable de venir en visite. Sans plier sous le coup, je la laisse donc poursuivre : Savez-vous que Roger (Théologie rythmique) est un des meilleurs danseurs de Paso Doble de la région ? Wamps me coupe l’herbe sous le pied avant que j’aie eu le temps de le prétendre. Il y a beau temps que j’ai cessé de demander en quoi telle ou telle chose farfelue qu’elle extirpe de son crâne en tignasse ou de sa longue expérience devrait m’intéresser : c’est un erreur de débutant, qu’elle souligne en reniflant avec dédain. Que vous le sachiez ou non n’a pas d’importance, qu’il le soit ou non, non plus. Ce qui compte, c’est comment il l’est devenu.
Entre penser et rêver se tient songer. Il s’en souvenait d’un poème appris en classe. Un souvenir très clair. Les fenêtres donnaient sur une cour étroite. Son père avait aménagé des étagères en dessous pour ranger les livres « à hauteur des yeux des enfants », avait précisé l’institutrice en passant commande. Elle n’était pas venue à l’atelier, c’est lui, un matin qui s’était arrêté pendant la récréation pour parler avec elle. Ils avaient l’air de drôlement bien se connaître tandis qu’ils fumaient ensemble près de la barrière, toujours ouverte. Il lui disait « tu » et elle aussi. Pourtant, elle ne venait jamais à la maison pour des barbecues, comme les amies des parents, avec leurs robes en couleurs. Ils riaient doucement sans trop se regarder. Son père surtout avait les yeux rivés sur ses chaussures. Elle, en l’air, comme si elle cherchait à reconnaître des animaux dans les nuages. Quelque temps plus tard (une semaine, deux, un mois ? Comment le dire ?), il était revenu pour l’installation pendant la matinée sport, où les classes de CE1-CE2 jouaient au ballon prisonnier dans la cour. De retour dans leur salle, après le déjeuner, elle leur avait fait ranger les livres par ordre alphabétique. « Vous pourrez les avoir à l’œil et à portée de la main en même temps à présent », avait-elle déclaré avec la voix bizarre qu’elle utilisait pour leur lire des contes. À la fin de l’année, elle avait vraiment un gros ventre et Martin se demandait ce qui en sortirait. Il savait déjà pourtant que les enfants sortaient des gros ventres des femmes, mais il ne pouvait s’empêcher d’imaginer un dragon de nuage à l’intérieur de celui de sa maîtresse. Une fois que son regard s’était attaché trop longtemps sur la rondeur de sa robe, elle lui avait dit « Te voilà bien songeur, Martin ». Il ne savait pas ce que ça voulait dire et, à cette époque, il n’avait pas peur de demander. Elle lui avait expliqué : « entre penser et rêver se tient songer », et la formule était venue grossir le stock des « Mais où est donc Ornicar » et « l’adverbe toujours ment ».
Elle a vieilli longuement, doucement, espaçant comme par délicatesse les signes de fatigue, d’usure pour les préparer. Voilà deux ans que Roland retarde ce moment. Il a mené une enquête méticuleuse sur la meilleure alternative. Il ne le dirait pas à Nadine, mais il est convaincu qu’elle a tenu le coup plus longtemps afin de lui laisser trouver la bonne solution. D’ailleurs, Nadine est assez occupée avec sa vieille tante qui n’est plus tout à fait là, même si l’EPHAD où elle finira sa vie est situé au bout de leur rue. C’est une rue très longue et on ne le voit pas de chez eux. Tous les trois jours, Nadine la visite. Roland l’accompagne à la porte et la regarde disparaître après le carrefour. Il soupire et puis, sitôt la porte fermée, il retourne à ses recherches. Un après-midi de printemps, Nadine est revenue plus légère qu’à l’ordinaire de la visite. Elle ne s’est pas préparé de cacao. Elle a pris un verre d’eau et s’est assise dans le jardin. Il y a là deux fauteuils côte à côte où ils ont l’habitude de s’installer pour se parler en regardant les nuages. C’est un dispositif récent et qui a joué un rôle décisif dans ce qu’il faut bien appeler « l’apprivoisement de la retraite ». Ils ont passé l’âge des discussions les yeux dans les yeux. Roland, par déformation professionnelle, préfère regarder Nadine en pied, évoluant dans une pièce, dans un paysage… Nadine, elle, aime à observer Roland à leur insu, dans un instant volé qui la surprend elle-même. Voilà par exemple une des choses qu’elle a pu lui dire en regardant le ciel dans un des fauteuils inclinables du jardin. « Pour changer de point de vue, il faut changer de point de vue », c’est la devise que Roland aurait pu graver en lettres d’or au-dessus de la salle d’arts plastiques où il enseignait. Nadine pose sa main sur la sienne : « Elle ne l’a pas demandé ». Nadine peut être si merveilleusement placide parfois que Roland a l’impression d’être assis contre un arbre. « Elle a trouvé le moyen de se souvenir qu’il était mort ». Il a envie de lui dire : jusqu’à la prochaine fois… Mais alors, le moment de paix s’envolera comme le moineau déçu qui leur tournait autour en espérant une miette. Elle a dû l’entendre pourtant et elle ajoute : « Elle dit qu’il est parti pour un long voyage, dans un pays où il est très occupé. Elle sourit quand elle en parle. Elle s’est installée dans cette idée comme dans un bon fauteuil… ». Il embrasse sa main. Il peut lui parler de la chaudière à présent. Elle a été brave, mais il faut la changer avant l’hiver. Il a bien étudié la question. Si elle veut, il va lui montrer le nouveau modèle. Et avec une certaine surprise, Nadine entend qu’il veut lui montrer le nouveau modèle, il y a dans sa voix une émotion lointaine, mais puissante, comme l’averse qui troue le ciel au même instant à quelques kilomètres de leur jardin.
Il a essayé de lire des livres. En accompagnant une sortie de classe de la petite à la médiathèque, il a pris une carte. Dans le même élan, il emprunté un polar et un roman classique dont le titre lui disait vaguement quelque chose. Un film, ou un des ouvrages qu’on avait essayé de lui faire lire à l’époque où il fumait ses premières cigarettes dans les toilettes du collège. C’est peine perdue. Mais depuis qu’il a installé un vieux fauteuil sur sa terrasse, où il s’installe pour ne pas fumer, il lui arrive de penser à des livres.
Je ne sais pas si vous avez déjà vu des lilas ?
Ce ne sont pas de fleurettes mignonnes,
Ne vous y trompez pas !
Ce sont des arbres résistant aux grands froids
Pour se couvrir, au moindre printemps
De fleurs, blanches, rouges ou violettes
Dont le puissant parfum peut casser une tête
Aussi sûrement qu’une branche de son bois
La Fée des Lilas est un peu tout cela.
Bref, un sale caractère de fée.
Elle a, par-dessus tout, horreur qu’on la dérange
Et voyant arriver sa princesse de filleule
Au milieu de la nuit, pleurant dans une barque
Elle lui dit tout à trac :
— Ne venez pas pleurer ici,
C’est mauvais pour les plantes et pour les animaux.
Ne me racontez pas
Le roi ! Le roi ! Je sais bien ce qu’il vous a fait
Sinon à quoi bon être fée !
Mais vous connaissez la règle aussi bien que moi : on ne marie pas les filles avec leur papa, ni les fils avec leur mère, ni les enfants avec leurs parents et réciproquement. Ne savez-vous pas dire non ? C’est un bien petit mot qui simplifie les choses. Non, non,non… NON.
À force d’attendre chaque année pour les fêtes, le retour d’un père toujours promis, toujours absent, il finit par le confondre avec le père Noël. Pendant quelques années, il trouva ainsi le moyen de penser qu’il le manquait. Les cadeaux sous l’arbre témoignaient de son bref et discret passage. Alors, il aima ce père de cache-cache, joueur, généreux et malin, en dépit de son grand âge et de sa barbe blanche. Il tint bon quand les autres enfants lui révélèrent la supercherie du bonhomme Noël, puisqu’on lui présenta en ces termes : il n’existe pas, c’est les parents. Cependant, à la longue, toute son existence lui apparut comme dotée d’un tiroir à double fond, irrémédiablement vide.
Sous le couvercle De brume froide, le soleil D’hier, oui, d’hier Brille de l’éclat des légendes Antédiluviennes Auxquelles nous ne croyons plus
Le Ô dit « invocatoire » réclame un effort musculaire pour rendre son beau son de O fermé et long, ainsi que le veut le ^ qui le couvre. Le Oh de surprise est beaucoup moins exigeant. On aurait voulu le faire exprès… L’invocation est musculaire, agie, elle est l’acte par excellence, quand le saisissement est, lui, subi. Comme de juste, invoquer une déité (mortelle ou non) suppose un engagement autre que de sursauter, hésiter ou même s’extasier devant un paysage sublime ou un cadeau raté. Le bruit du mot est l’appareillage de sa prononciation rende compte de sa nature, dès la première syllabe.
Au comptoir, hilare :
Toi t’es gentil, c’est bien dommage
Que t’es un Turc ! a dit Ali
Quand il sort ne pas fumer sur sa terrasse, Martin a l’habitude de s’asseoir sur un tabouret bancal. Du temps où il fumait, le cendrier était posé dessus et lui restait debout. Pas question de s’éterniser. Rétrospectivement, il réalise qu’il n’a jamais fumé tranquillement une seule cigarette, y compris quand il avait le loisir de le faire, ou qu’il aurait eu tout à gagner de prolonger un peu un moment de solitude. Quand la petite hurlait à percer les tympans, il retournait vite à l’intérieur retrouver sa femme désespérée de voir l’enfant refuser sein et tétine. Il se sentait pris au piège, alors même qu’aucune des deux ne lui demandait rien. Confusément, il sentait que l’une et l’autre attendaient de sa part quelque chose, une parole, un geste, qui aurait mis fin aux cris, à l’épuisement, à son humeur mauvaise. C’est pour ça qu’il aime travailler à la boutique. On lui demande des choses précises. Elles sont parfois compliquées à trouver ou à réaliser, mais il n’a pas à deviner. Il y a des clients indécis, certains sont difficiles à satisfaire, d’autres encore, jamais contents, mais il sait d’expérience que ce sont leurs problèmes qui compliquent le simple échange de l’offre et de la demande. Avec les filles, comme il appelle le groupe exclusif formé par sa femme et leur enfant, c’est autre chose : il est incompétent. Depuis que la petite a grandi, qu’elle court partout et dit « non » chaque fois qu’on lui parle, c’est plus simple. Le sentiment de les trahir en restant une minute de trop sur la terrasse pour fumer a disparu. D’abord parce qu’il ne fume plus, mais également parce que la gamine vient jouer dans ses jambes, quand il est dehors.
Cela n’explique pas pourquoi il s’est retrouvé à évoquer ses habitudes avec la cliente du livre. Bien qu’il se souvienne parfaitement de l’enchaînement de phrases, il aurait du mal à dire comment les idées, elles, sont venues. Le fait est que la cliente du livre achète la cervelle d’agneau en portion individuelle. Ces semaines-là, il sait qu’elle est seule chez elle, avec son livre. Ce qui est drôle, c’est que je pourrais en manger quand mon mari est à la maison : il n’aime pas ça, mais il n’en dégoûte pas les autres, comme dit l’adage. Qu’est-ce qui vous arrête ? a demandé Martin. En y repensant sur le trajet du retour, il se gronde une fois de plus d’avoir été trop intrusif, alors que cela allait tout seul pendant leur échange. Elle n’a d’ailleurs pas hésité à lui répondre : Je crois que j’aime faire des choses en cachette. Comme il n’était pas certain de bien comprendre, mais qu’il ne veut pas passer pour un idiot, il a affirmé avec un bel aplomb : Vous mangez de la cervelle en cachette. Et là, après un court instant de perplexité, elle a murmuré : Entre autres… Entre autres, et puis, comme si elle venait de le découvrir, elle a ajouté : Vous voyez, je crois que ce n’est pas le « quoi » qui importe, mais le « comment ». Il a dû avoir l’air déstabilisé, en dépit de ses jambes écartées derrière le comptoir, les pieds bien campés dans le sol, sa manière de se tenir quand il sert cette cliente-là. Elle lui a souri et sur le ton de la confidence, elle a précisé : le « quoi » c’est la cervelle, mais ça peut être ce livre que je lis ou un coup de téléphone que je passe à une vieille amie pour lui raconter des banalités. Dans tous les cas, le « comment », c’est « en cachette ». Alors, pour bien montrer qu’il avait compris, il lui a parlé des cigarettes qui lui faisaient battre le cœur jusque dans les oreilles, à l’époque où il fumait encore. Debout sur sa terrasse, il regarde la nuit du voisinage, ceux d’en face qui sortent leur poubelle avant d’aller dormir, le promeneur de chien en pyjama sous son pardessus, les étoiles bien nettes au-dessus des toits. Il prend encore une grande respiration avant de rentrer chez lui : voilà, les cigarettes c’étaient un « quoi », mais battre le cœur, c’est le « comment ».
Dans les années 90, paraissait la collection « Morales » de la revue Autrement. J’en collectionne les volumes aux titres édifiants : La pudeur (La réserve et le trouble). Le respect (De l’estime à la déférence : une question de limite). La charité (L’amour au risque de la perversion). La consolation (Mots pour maux). L’honneur (Image de soi ou don de soi ?)… Elle justifiait ainsi de son existence : « Ces ouvrages répondent à cette question centrale : dans la vie privée, comme dans la vie de la cité, en quoi ces valeurs nous concernent-elles ? ». Je ne suis jamais parvenue à m’élever à une telle hauteur de vue. Ma seule fréquentation du concept reste performative. Sur le buffet de la maison de famille, j’ai laissé le numéro titré « Le pardon ». Le seul habitant permanent se soucie peu de voir traîner les livres, la poussière se dépose sur la couverture. À chaque retour, j’en relis le même premier chapitre, puisqu’à chaque départ, je l’oublie.
Le sel sur la table n’appartient à personne en particulier. Il est là pour tout le monde. Une chose qui ne coûte rien, on hésite quand même à la donner : c’est qu’on oublie si facilement que ce qui ne coûte rien n’est pas forcément sans valeur. La facilité, la simplicité, un mot… Le pardon est là, à disposition, alors qu’on n’a pas subi d’offense. Le pardon ne vient pas forcément en réponse à l’offense, parfois il lave une honte dont nous n’avons pas d’idée.
Le pardon n’est parfois que le sel qu’on tend à qui le demande à table, par la seule raison qu’il est à portée de notre main et, pour l’autre, inaccessible.
J’approchais avec mon jeton orange. Deux types mal en point s’accoudaient aux caddies. Avec eux, une femme plutôt belle encore me dit : « Pardonnez-nous ». Comme une imbécile, je lui ai répondu « Je vous en prie », d’un ton amical. Quand j’aurais dû répondre à la demande qui vibrait dans sa voix, et donner ce pardon, qu’elle me voyait.
Je lis le journal de Philippe Jaccottet, la Première et Seconde Semaisons, « au mois le mois ». En février, je lis ce qu’il a noté ce mois-là, au fil des années. Pareillement en mars, en avril. Ce journal couvre quarante années que je traverse comme verticalement. Une façon de retrouver le temps, de m’en rappeler les à-plats, les circonvolutions, les superpositions translucides qui seules donnent à voir dans l’a posteriori ce qui échappait à la réalité de l’instant, à la manière des cartes de Rackham le Rouge. Aux pages de février, le rouge-gorge insiste, davantage par la voix que par la vue, mais est-il nécessaire de voir un oiseau dont le portrait apparaît avec le nom ? Ce matin, ô merveille, un de ces petits camarades chante dans le jardin. Où est le temps ?
Pourquoi me parlez-vous en vers alexandrins ?
À mon insu, je cherche à vous plaire
À votre insu ?
Devoir plaire aux mortels, ce serait hérétique
Et de loin fort contraire à la divine éthique
C’est nous les subjugueurs ! Apparaître suffit
À vos ravissements, d’ordinaire…
Vous cherchez à me plaire ?
Vous êtes bien vivante
Je suis bien soulagée de vous l’entendre dire
Ce charme est sans pareil dans mon sombre royaume
Celui qui n’étreint que des ombres
Il n’a que l’ombre de l’amour
Je connais cette phrase…
Elle est d’une belle ombre
Qui depuis quelque temps séjourne auprès de moi
Je croyais qu’ombre devenu
On oubliait tout de sa vie…
N’allez pas croire que ce poète
ait pu garder ses vers en tête
Depuis que de son corps
Ils sont rassasiés
Il ne lui reste que des phonèmes
Mais leur musique vaut mieux encore
Que les meilleurs discours
Celui qui n’étreint que des ombres
Il n’a que l’ombre de l’amour
Elle n’est pas tombée, n’est-ce pas ?
J’étais sorti prendre l’air, je l’ai vue Elle promettait l’âtre et sentait le printemps Ma jeunesse d’avant le ventre de mon père Ce temps que vous, mortels, appelez le bon temps Enfin s’il faut tout dire, une confusion… Je l’ai prise pour ma sœur Hestia
Comment résister ?
Vous me dites cela sans honte ?
Je suis un dieu dans un vieux conte
À la honte, je ne suis pas assujetti
Je règne aux Enfers
C’est à l’ombre que je suis puissamment uni
Et puis nous sommes peu nombreux
De qui voudriez-vous que je tombe amoureux ?
L’amour vous est donc connu, lui ?
L’amour est l’essence même des dieux
Même des dieux les plus terribles ?
Il n’est pas de dieu qui ne soit terrible
De l’obscurité, n’êtes-vous jamais lassé ?
Au cœur même du noir, on trouve la lumière Enfin souvenez-vous qu’au ventre de mon père
Je fus avalé, il y faisait chaud
Tout recommençait
J’aurais pu rester…
Y rester ?
Prospérer en cette antre, y vivre bienheureux
Quelle idée !
Les chemins qu’à notre jeunesse Nous avons empruntés ensemble Pour ne plus les prendre
Seule Je les ai rendus Seule
C’est qu’un loup y est Je le sens quand mes yeux se portent Vers la rue où tu as vécu
À quoi bon m’en aller casser Mon nez sur cette porte ancienne Puisque de toi rien n’y demeure ?
Et ce loup est là L’intuition d’une catastrophe D’une insondable calamité
L’œil rouge clignote Du passage à niveaux fermé Le temps a passé
À ce croisement Seule Tout se rejoue
J’oublie tout en me souvenant Que je suis le loup Le garde-barrière
La sauvée des eaux La jeune amoureuse Et la vieille amie
Que l’irrémédiable Est derrière moi Seule.
Notre humanité au berceau fut dotée Du talent d’aggraver Jusqu’aux situations déjà désespérées. Il n’y a vraiment que les fées Pour réparer au fil doré Les effets dont nos actions sont la cause Nos maladresses d’éléphant Dans les buissons de roses Mais les fées hélas À la longue de nous se lassent Et métamorphose le prince le plus beau En crapaud.
Il a posé VEUFS sur une case rouge. Mot compte triple. Il a gagné la partie. Pendant le déjeuner, il a abordé le sujet des dernières semaines de sa femme, sa vie à un fil, de son départ sans retour à l’EPHAD du village, à l’hôpital de la ville, de ses appels téléphoniques à chaque heure. Il avait bien fallu cinq ans de silence à ce sujet pour qu’il puisse en parler selon ses termes, avec sa voix de tous les autres jours.
Cette journée ne connaîtra pas de petites victoires, s’est-elle dit après avoir tiré la chasse d’eau avec succès du premier coup. Par la suite, elle parvint à sortir le sac trop plein de la poubelle sans le déchirer, à détartrer l’antique cafetière à l’aide d’un produit sorti des limbes d’un fond de placard, à nettoyer l’immonde zappette qui gardait trace de tous les repas télé de la cuisine, à remettre sur pied un guéridon bancal depuis des lustres en deux coups de colle à bois et à inventer un repas mangeable avec le reste de soupe chinoise figé dans le frigo. Forte de ces réussites successives, elle s’est assise à la table de la salle à manger pour rédiger son testament sur la nappe propre.
Ces nuits de cache-cache ne lui valent rien. En enjambant sa moto, il se sent tout drôle. Faible. Martin n’est pas du genre à faire dans la sensiblerie. C’est ce que sa sœur dit toujours. Il accélère d’un coup et double la file des voitures sans visibilité. Il a eu une période porno. Ça lui fait drôle de s’entendre le dire, même dans sa tête. On dirait un mot de gamin. Porno. Nono. Dodo. Il rentrait du travail et il regardait des vidéos sur son téléphone et puis sur son ordinateur, quand il en a eu un. Il pensait que c’était une addiction. Il fumait aussi. Il faisait la fête. Il se souvient d’un lendemain de bringue, à la chasse où il était malade comme un chien et le chien l’avait regardé vomir en dodelinant de la tête. Il avait cru l’entendre dire : non, non, non, c’est n’importe quoi ! Il sait que le chien n’a pas parlé, mais l’effet a été le même : il a calmé le jeu sur l’alcool. Pour la cigarette, c’est parce qu’il se faisait peur en toussant. Il finissait par tousser comme son oncle qui avait mal fini. Il ne pouvait plus approcher la main du paquet sans avoir une quinte. Il y a eu par là-dessus un mauvais hiver à bronchite et au printemps, il en avait terminé. Quand son odorat est revenu, il s’est aperçu que sa maison, qu’il avait héritée de son oncle, sentait la clope et le chien. Il a gardé le chien, c’est une brave bête, mais il a changé les rideaux, vidé ses placards et repeint à neuf. Il a aussi conservé les pauses cigarette. Il s’assoit dehors, sur le porche, il tripote un truc dans sa poche sans le savoir, il regarde la rue et le ciel. Ce sont des moments étranges, mais pas désagréables. Au travail, il sort également, il s’adosse au mur du laboratoire, comme quand il fumait. Il regarde le parking. Il se demande comment il a pu avoir la grossièreté de dire : Vous lisez un livre ! à quelqu’un qui lit des livres. Quant au porno… ça lui est tombé des mains. Il n’aurait pas eu l’idée d’employer une expression pareille, mais quand la femme au livre lui a répondu : Bah, je ne le finirai pas, il me tombe des mains, Martin a failli répondre : exactement comme pour moi avec le porno.
Cela fait quelques jours qu’au réveil, Martin sent qu’une partie de sa nuit a été occupée par des rêves érotiques. Au matin, il n’a aucun souvenir, mais quelque chose, comme l’odeur du feu éteint de leur campement, flotte autour de lui et le trouble de telle sorte qu’il pourrait mettre sa main à couper : il y a eu des rêves, de ces rêves-là. Dans la journée, d’autres impressions reviennent, toujours floues et pourtant empreintes de certitude à la manière de la trace des animaux qu’il est si habile à repérer dans les parties de chasse. C’est un mot, une intonation, parfois un contact qui les dépose devant lui, sur le plan de travail et leur étrangeté lui serre la gorge : sur le billot il entrevoit soudain de la chair vivante. Il se frotte les yeux. La patronne finit par lui demander s’il ne devrait pas aller voir un ophtalmologiste. La cliente au livre s’en mêle et dit : le docteur qu’on va voir pour voir. Et lui croit nécessaire de préciser qu’il est encore jeune. Il dit toujours des âneries quand la cliente au livre est là. La dernière en date a été justement de noter qu’elle lisait un livre. Vous lisez un livre ? Personne ne dit ça, et Martin même s’il ne lit que des revues, des bandes dessinées et le journal local le sait très bien. Vous lisez quoi ? Voilà ce qu’il aurait fallu dire pour ne pas passer pour un crétin. D’autant qu’on voit bien que la cliente au livre n’en est pas à son premier. Bien avant qu’elle ne se montre à la boutique avec son volume sous le bras, Martin savait que celle-là lisait des livres. Il ne saurait pas l’expliquer, mais ça s’entend quand elle dit : « Comment vous portez-vous ? », mais aussi des mots simples comme bonjour. Sa bouche fait quelque chose de net, de précis et le mot sort tout clair, nettoyé et pourtant plus lourd que ceux des autres. Elle n’a pas pris la mouche. Elle a répondu à sa bêtise, sans faire mine de rien. Elle répond toujours. Ils discutent un moment et à la fin de la journée à parler avec les clients de la pluie et du beau temps, et des maladies qui traînent et de la politique des pays étrangers qui augmente le prix du rumsteak, c’est le bruit d’un mot qu’elle a dit qui lui reste. Orage, par exemple. « Vous avez vu l’orage, cette nuit ? » Martin dort les volets clos, mais il l’a entendu tonner. Après le travail, alors qu’il boucle la mentonnière de son casque, cette histoire lui revient. Pris dans la discussion, il n’a pas entendu qu’il parlait de sa chambre, de son lit, de sa nuit, de son obscurité, mais voilà qu’il se demande s’il n’a pas créé un malaise dans le magasin…
On ne peut pas se le cacher : sur la longueur Martine-Carole décarochait sérieusement. Sa tendance à la paranoïa ne datait pas d’hier, mais longtemps, elle s’était tenue dans un format acceptable, justifié presque, et l’on plaignait Martine-Carole d’être à ce point maltraitée, mal comprise, dans son travail, sa famille et ses amours. Mais avec la retraite, les contours de cette malheureuse tendance s’étaient affirmés, et rien ne retenait plus Martine-Carole de lancer d’acerbes accusations sur son entourage. Cependant, ces dernières étaient si farfelues que nul ne pouvait y prêter foi, ni s’en trouver blessé. La dernière en date consistait en un tourment incessant dans lequel Martine-Carole semblait emmitouflée pour tout l’hiver, au sujet du contenu du coffre-fort de son père, le respectable Eddy-Élie. Elle disait à qui voulait l’entendre que sa malveillante cousine au premier degré, Catherine-Cassandre, l’avait pillé. Cette nouvelle parvenue par ricochets successifs aux oreilles d’Eddy-Élie l’attrista passablement. C’est-à-dire qu’il poussa un profond soupir qui fendit deux ou trois rochers qui se trouvaient là. Il fut incapable de dire clairement ce qui le peinait le plus : de ne jamais avoir eu de coffre-fort ou qu’on put croire qu’il était du genre à se faire escroquer…
Quand Doro dit : J’ai grandi ici avec des parents gentils. Me lever tôt ne me coûte pas, le métier est simple, il me va… Son visage d’enfant Efface un instant Son visage d’homme.
Quand Latifa a dit : En France, pour vivre comme une Française. J’ai entendu le pari dans « Paris »
De Latifa, d’abord, les yeux ourlés Grands et noirs, ils chuchotent Un sourire fier. Elle peut parler Des larmes anciennes Des larmes à l’arrivée Elle fait présent du passé Un sourire fier.
Quand j’ai vu Housseyni, je me suis dit :
Est-ce qu’il parle tout seul ? Est-ce qu’il a une oreillette ?
Je ne crois pas qu’il ait une oreillette
Je ne crois pas qu’il parle tout seul
À l’opéra, parfois, les bonnes parlent au public
Mais ici, à qui parle Housseyni ?
À l'adolescence
Je ne voyais souvent des montagnes
Que leur qualité d’empêcheuses
De tourner en rond
Alors que je tournais en rond
Aveugle au possible
Qu'ouvre le mot empêchement
Quand au printemps la roche éclate
Fendue comme la paupière
D'un adversaire colossal
Qu'un mince filet d'eau défait
En quittant la place
Dont on l'avait cru prisonnier
Voilà assez longtemps que je ne l’ai plus vue Elle ne peut manquer, on l’aura retenue
Je me demande si l’hiver a trop duré…
Il se peut cependant qu’elle ait tourné la page À moins qu’elle n’ait pris un tout autre visage À trop garder les noms, j’ai oublié les jours Mais vous voilà, en somme, et vous lui ressemblez
Je lui ressemble en quoi ? Vous êtes une femme Comme elle vous venez de l’en haut, du dehors
Et cela vous suffit ?
N’est-ce pas suffisant ?
Elle est tombée aussi ?
Ne tombons-nous pas tous
Par manque d’attention ou bien par gravité ?
De ce qui advient Mon œil à présent Ne peut perdre rien L'apparition seule m'importe
L'aguet ne connaît Avant ni après La brume les cache Le vent les emporte
Au‐delà des fleuves
Le royaume des morts, l'Hadès Le royaume du dieu Hadès Son nom, la dernière adresse
La chute ne se fait pas attendre Après une brusque secousse Je tombe tout droit Les pieds devant
Instinctivement Mes bras se replient Comme pour m'éteindre Dans un sarcophage
Mes mains se protègent De l'abrasion Des bords invisibles De ce puits sans fond
L’entrée des Enfers Je voyais ça plane Un lac sous la roche Invisible à l’œil Vivant au soleil Mais flagrants aux ombres
Une trappe finalement Dans un passage parisien ? Je n’avais demandé qu’à me laver les mains
Elle a dit « en bas » Avec un geste vers le bas Bref et sans appel J’ai cru qu’une trappe S’ouvrait sous mes pieds
Une idée derrière la tête Emprunte un passage N’importe lequel Panoramas, Verdeau, Choiseul
Leur patient passeur attitré Pose sa main de courants d’air À la place de ton idée
Dans le mot HIVER L’H et le V soufflent Sur les doigts gelés Quant au E, il naît De la buée blanchie du I Dans l’R de la fin
Temps de retrouvailles Avec un livre délaissé
L'eau des pages où je me plonge À nouveau n'a pas refroidi
L'amitié seule A de ces patiences
Depuis que David Lynch est trépassé, il clignote Dans chaque néon En particulier Au fond du troisième sous-sol De notre parking
Retour au pays aimé De loin en secret. La peur De ne pas te reconnaître S’efface devant notre étrange Parenté. Je viens en sœur Et la grande eau qui te traverse Me porte au-delà de moi, m’aime.
La rencontre toujours neuve
Du fleuve avec l’océan
Les dieux rodent dans l’air libres
Le beau carnet vierge À pages d’ivoire Qu’on osait à peine toucher Dans lequel on n’écrivait pas On en caressait le papier Rêvant au mot pour l’effleurer En vain, longuement. Sa couverture s’est froissée Enfin les poèmes Encore hésitants s’y inscrivent Passagers timides d’un voyage Mal organisé Leurs lignes droites, claires, franches Bientôt se penchent et s’embrouillent Leurs caractères se disputent Se heurtent ou s’espacent Leurs mots abandonnent des tâches D’encre comme les détritus D’un déjeuner sur l’herbe maigre Des aventuriers se détachent Du groupe et visitent à leur gré Des villes sans intérêt Des versants obscurs Prennent la tangente Ne reviendront plus.Leur échappée sauve Le carnet de sa flétrissure Et de sa tristesse De lettre sans destinataire.
Du grand froid j’attends Une épiphanie La montagne en moi Se fend d’un sourire
J’ai fait une annonce
Ce matin, nous allons lire tout un livre.
Je voulais que les élèves se voient
Lire tout un livre
Un poème après l’autre en un matin
L’oreille collée au sol pour entendre
Une voix vieille de mille sept cents ans
Une voix chinoise
Une voix poète
Et par-dessus une autre américaine
Des années soixante
Qui la traduisait
Et encore une autre
En version française
Mêlant notre pensée aux siècles
Traversés, comme eux
On l’a lu et relu, donc lu
Comme on lit pour soi et pour d’autres
Couché sur la terre
Les yeux dans le ciel
Changeant, immuable.
On ne possède pas un arbre Il se tient à côté de nous Il faut remercier pour les fruits Tous les jours du printemps, de l’été Et ne jamais oublier qu’en hiver Il est à son profond travail
J’ai lu à voix haute Le conte qu’il avait écrit Alors, à sa grande surprise Il l’a entendu Alors, à ma grande surprise Je n’étais plus seule
Au comptoir un homme Dit « Comme dans un champs de roses » … J'ignore lequel J'ignore pourquoi Mais soudain le café embaume
Différencions La calomnie à langue de vipère Du délire sans queue ni tête Qui mord pourtant qui le profère
Les marionnettes Plus minces encor que leurs ombres Portent des siècles de légendes Sur l'écran qui tremble Entre le Dalang Et les spectateurs. Leurs longs bras rigides Connaissent les coups et les contre Les étreintes étroites, lâches Les danses follement hardiesse. On entrevoit plus d'épaisseur Dans leurs silhouettes de crêpes trouées Que dans l'ensemble disparate De nos vies
Aux squelettes glacés des arbres Les lourdes grappes de pigeons Faisaient des branches des fissures Sur les immeubles du matin Et sur le matin lui-même La journée tremblait d’avance Comme un reflet dans une flaque Au soir, de cette occupation Plus trace, sauf un homme seul Engoncé dans les plumes grises D’un vieil édredon repoussant
Une main me borde Une voix s’inquiète C’est l’enfant qui est malade Dans le grand vieux corps
Après une nuit de toux et de glaires L'enfant arbore un grand sourire clair Il sait à présent que les dinosaures Existent à la surface de la terre Ils n'ont pas disparu. Ils sont cachés Dans le fond de sa poitrine qu'ils encombrent Et dont ils sortent à grand bruit, tout petits.
Pour consolation Du bruit des graviers de l'été Sous les roues de ma bicyclette : Deux cuillères de sucre roux Dans un yaourt blanc.
Le sol froid et dur Un point de butée À la fièvre avec qui tout tangue
Il a crié au téléphone « Tu m’as forcé à la prendre ! » Moi, j’ai fait ce vœu : Puisse sa petite enfant blonde Penser qu’il parlait De la table de multiplication.
Posant ma joue sur l'édredon De ta maladie Je me rappelle tout à coup Ces heures de veille à l'enfance Couchée pattes-en-rond Pour guetter l'adulte alité (Cette étrangeté !) De près, sans broncher Avec la science simple Des animaux familiers
L’insatiable curiosité De la tourterelle turque Pour l’intimité de la chambre Que puis-je en dire ?
Noire dans le fin croissant d’or On a voulu voir La face cachée de la lune
Une fois les feux de Bengale éteints Les illuminations remisées Le jour, Bon dernier, Rallonge…
Nés de la forêt de givre Les divins moutons Neufs comme l’an Paissent en pays de paix
Et maintenant voici comment Le roi quitta ce prédicament Pour un autre, encore plus grand.
Un jour qu’il va déambulant Dans la grande galerie Où il tient réunis Tous les portraits de la défunte reine, Il tombe nez à nez Avec un inédit. La reine y figure Dans sa prime jeunesse Coiffée de ses deux tresses Au milieu d’un jardin Elle joue avec un petit chien Dameret Et une balle d’or (Qui peut dire d’où elle sort ?)
Surpris, charmé, hypnotisé Le roi s’approche du tableau Qu’il voudrait embrasser Jusqu’à se casser le nez Sur la vitre ! Ceci n'est pas un tableau Mais la vie :Le jardin merveilleux, son jardin Une beauté fraîche et vive s’y trouve Qui sans doute possible éprouve Celle de l’ancienne reine.
Le peuple, un temps amusé
Par ce noble défilé
S’ennuie maintenant et gronde.
Pour distraire ce petit monde
On essaie les roturières, les top models, les stars de la pop, les militantes écologistes, les présentatrices du journal de 20 h, les héritières tape à l’œil, les influenceuses, les gymnastes des pays de l’Est, les éphémères de la télé-réalité, les marathoniennes, les militantes antispécistes spécialisées en chatons, les rescapées de catastrophes naturelles, les tricoteuses du Guinness Book des Records, les membres féminins de l’association des amis de l’Âne en général, n’importe laquelle des starlettes d’un jour arrivées premières à un concours de circonstances un tant soit peu médiatisé.
Rien n’y fait, cependant
Pour les ministres, l’échec est cuisant
Le peuple s’en est retourné
À son triste train-train tout en traînant les pieds
C’est l’impasse et le temps passant n’arrange rien
On peut dire que nous sommes
Au point mort
Le roi ayant enfermé
Le royaume dans le cercueil
De la reine inégalée.
Le coup est rude pour le roi : Il n’avait pas vu le temps passer Il n’avait pas vu davantage Les dommages de son veuvage Pour le pays et le voisinage Sa renommée son entourage Bref, il consent au remariage Les ministres sitôt s’empressent À lui dégotter des princesses
Aucune ne convient C’est que le roi se souvient De la promesse à la reine Mais, Les princesses sur le marché ne sont ni Plus sages ni plus belles qu’elle.
Le stock des Majestés étant épuisé,
Les ministres et les conseillers
Se tournent vers les duchesses, les comtesses,
Les marquises, les baronnesses…
Sans plus de success.
« C’est par la fortitude Qu’un ministre avisé Ramène la quiétude Au royaume délaissé »
Notre ministre en chef Sensible au désarroi Du royaume aux abois Va toquer derechef à la porte du roi
— Qui vient troubler mon silence — C’est moi qui demande audience… — Je n’en accorde plus — C’est qu’il y a urgence — Je n’y suis pour personne — Sire c’est que l’heure sonne Des pires calamités La guerre est à nos portes Les espions colportent Le conte de notre déclin
L’alliance est urgente Avec notre voisin Un mariage… — Je suis marié déjà — Hélas, vous êtes veuf… — Cet état est tout neuf — Voilà neuf ans de ça
Le deuil du roi dure sept années.
Le roi s’est enfermé dans ses appartements.
Il ne voit plus que l’âne, de temps en temps.
Son chagrin hurle à faire trembler les portes
Puis sa douleur se tait, si bien qu’on la croit morte
Mais elle reprend de plus belle le soir
Tout le royaume est habillé de noir
Les enfants se sont vu dénier le droit de rire
Les blagues de circuler, les bals de retentir
Le peuple initialement
Compréhensif et patient,
Le peuple commence à trouver que cela dure…
Le peuple voudrait bien pouvoir se marier,
Et faire des enfants
Chanter à pleine voix
Boire un verre le soir en terrasse,
Vivre en un mot, autrement qu’on trépasse…
Alors les ministres et les conseillers,
Vers qui les plaintes affluent
Se décident à déranger
Leur souverain éperdu.
Le roi ne les reçoit pas
Ni cinq sur cinq
Ni même un seul
Il est à sa peine
Il n’a plus d’oreille
Sauf pour feu la reine…
Il y a deux ou trois cafés où j’installe un bureau de fortune pour la matinée, voire la journée. Je ne bouge pas de la petite table et les tasses se succèdent au rythme des rendez-vous, à moins que ce ne soit l’inverse. Je suis un peu comme Monsieur Choufleuri, le héros Offenbacchien qui se choisit un jour pour « rester chez lui » à la mode de la haute société du XIXe. La table du café, c’est la table des dessins et des devoirs de l’enfance, une histoire familiale. Pour peu que l’établissement ne soit pas trop snob, j’y suis chez moi, chez moi véritablement et non « comme chez moi ». Je parle avec les habitués, les garçons, les patronnes. Je jette un œil dans le Parisien, qui n’est jamais qu’une presse régionale comme une autre. Entre deux visites, mon esprit retrouve le flux très ancien des pensées qui coule avec le même fracas paisible que ce torrent de montagne auprès duquel je crois avoir grandi, ami immuable, témoin infaillible. Élus selon des critères en apparence bien définis (à l’angle de deux rues, avec un comptoir fréquenté, idéalement sans musique…), mais dont une part demeure obscure, ces établissements de confiance se comptent donc sur les doigts d’une main. Je m’y rends les yeux fermés, et, tôt le matin, c’est à peine une métaphore. L’autre jour, j’avais donné rendez-vous en deuxième heure à un grand élève pour faire un point sur son mémoire. Le jeune homme étant fort ponctuel, je m’étonne de ne pas l’avoir vu passer la porte à 11 h tapantes, en relevant le nez de mon livre une dizaine de minutes plus tard. Il m’a laissé des messages : il ne trouve pas. Le café portant le nom de la place où il se trouve et de la station de métro qui la dessert, je ne comprends pas ce qui l’en empêche. Après avoir redit cette adresse pléonasmique, je me lance dans une localisation par repères : en face de la pharmacie, à l’angle de l’avenue… Il arrive bien vite et m’explique que son GPS l’a envoyé à l’Hôtel Ibis du même nom. Je blague un peu autour des dispositions de tutrice-prédatrice qui me porteraient à fixer des rendez-vous dans ce genre d’établissements. Je note in petto que je relirais bien l’Hôtel du Libre-échange et nous nous mettons en travail. Il y a quelques semaines, je lui ai signalé que nous devions reformuler notre relation, ce qui est fréquent dans ce type d’accompagnement au long cours. Je constate avec une certaine satisfaction que nous y sommes parvenus de concert, quittant le modèle d’un éperonnage systématique, au profit d’une régularité de travail qu’il supporte seul désormais. C’est en sortant du café que je m’aperçois à son auvent qu’il a changé de nom. Raison pour laquelle mon élève avait peiné à le trouver : le lieu s’appelle désormais « Chez Maman » …
Une boucle d’oreille de perle oblongue surmontée d’un nœud de ruban noir. La ride du lion sur ce front jeune et pure traduit l’application, davantage que l’effort, pour tenir, par les cheveux, la tête dont elle tranche la gorge.
Une fleur blanche dans une tignasse noire. Un visage trop grandi. Le nez bosselé du dedans, le front marqué d’un épais pli, mais la peau juvénile encore. L’épaule nue lui fait presque un crâne contre la joue, tant le bras est arqué. Les mains elles-mêmes, surprises, au point que les doigts semblent en désordre, soulignant la malformation de l’ensemble devinée au premier regard. Le jeune homme porte une chemise blanche, mais un drapé noir en dissimule les trois-quarts. Sur ce pan obscure les nervures des feuilles seules attrapent un peu de lumière, mais alors, on croirait des racines maigres. Dans un vase de verre trempe un bouquet de noir et de blanc, et sur la tige qui trempe dans l’eau, une feuille oubliée rappelle un oiseau mort. Restent deux cerises rouges, d’un été qu’on croyait révolu.
Un jeune homme imberbe. Très brun de cheveux et de sourcils. Les mèches en abondance sur le front, l’oreille et la nuque. Les yeux aussi, noirs, presque ourlés par l’ombre d’un cerne sans fatigue. Ils tombent un peu, sous d’épaisses paupières roses, comme au sortir du sommeil, on reste longtemps piégé dans le souvenir d’un rêve. Rondeur des lèvres, du nez et de la face. Sans la puissance des muscles entourant la clavicule et l’épaule dénudées, on pourrait croire un petit garçon. Le torse lisse est caché par l’imposante corbeille de fruits qu’il tient d’un seul bras. Les plis de l’ample chemise dérobent le volume véritable des biceps, mais le poignet est assez large, ainsi que la main… Quant aux fruits, ils sont de l’été tardif et de l’automne naissant. Cette cueillette unique qui se perd d’un jour, l’autre.
Rossini se joue en équipe, chacun à son poste et avec une seule balle. C’est peut-être à force de le répéter à longueur de cours, qu’est venue l’idée d’en faire tirer une en l’air avant la strette finale.
Commenti