© Frank Herfort
Il ne s’agit pas de jouer du Rossini, mais bien de jouer à Rossini.
Avec un beau sérieux, le chef d’orchestre demande au plateau du Barbier de Séville :
C’est ki-ki ou si-si ?
Cet échange, à nouveau, dans une loge avec une élève qui me demande si « je ne suis pas stressée dans la dernière ligne droite de mon projet ». Les élèves sont souvent dépités quand il leur est rappelé que les projets auxquels ils participent dans l’école ne sont pas ceux des professeurs, mais bel et bien les leurs. Et la forme de ma tranquillité la déstabilise. « Tout de même, insiste-t-elle, vous faites la mise en scène, les lumières, les costumes… ». Je précise que je fais « mes » projets avec ma compagnie. J’en choisis alors le support, la distribution, les modalités de répétitions… Je vois avec une peine mêlée d’agacement son beau visage de Madone se chiffonner. Je lui rappelle que j’ai ici un projet, qui est mien, et dans lequel ce spectacle qui se joue demain est un passage, une contingence, un moment : la pédagogie du jeu chanté. Si nous n’étions pas attendues au plateau, je lui dirais que c’est à cela que je suis attachée. La seule raison de ma tranquillité en cette veille de première, c’est que ce projet-là est tout d’horizon, la verticalité de l’échéance ne lui est pas d’avantage qu’une mouche à un éléphant. Ce projet-là n’est pas maquillé, il ne porte pas de robe à couper le souffle, on n’y voit pas de boule à facettes, il ne connaît pas l’échec, ni le succès (il faudrait mesurer l’un et l’autre à l’échelle d’une vie), il est laborieux et expérimental. Pour l’instant, il ne fait pas le poids dans l’imaginaire de la plupart des élèves, mais plus tard, nous en reparlerons.
Un carnet retrouvé plus de quinze ans après sa rédaction. L’écriture se reconnaît, comme le reflet dans la glace ressemble encore au visage d’enfant sur la vieille photo. Hormis ce contour, ces formes, plus souvenir de ce qui passait par cette tête. Ces pages sont pareillement étrangères. Avant d’ouvrir le lien de cuir qui ferme ce carnet, ce carnet d’une autre presque, il convient de se demander si quelque chose, vague, demeure pourtant de ce qu’il contient. À brûle-pourpoint, elle dirait : une passion. La solitude. Et le voisinage de ces deux mots apparus en enfilade interroge : n'est-ce pas la solitude, finalement, qui était le sujet de cette passion, dont l’objet a disparu depuis longtemps, sans presque laisser de trace ?
Sa main gantée au creux de son bras Elle la berce comme un oiseau malade
J’ai toujours déjà été amoureux.
Avant. Souvent. Très… Intensément.
Je connaissais bien l’amour. Je le parlais couramment.
Je pouvais l’expliquer aux autres, le traduire
Donner l’étymologie des variations du sentiment
De l’éblouissement solaire de la rencontre
Aux tunnels lunaires de la haine domestique.
Je savais écrire sur l’amour des poèmes tout à fait vraisemblables.
Avant de vous connaître.
Et puis je vous ai rencontrée.
C’était comme si,
jusque là,
Jusqu’à vous,
j’avais remarquablement bien parlé une langue étrangère,
sans jamais avoir mis les pieds dans le pays où elle était parlée par tous.
Vous êtes ce pays.
Vous êtes le voyage qui me mène et me ramène à ce pays.
Il fait bon ici.
On ne peut plus être ailleurs.
Avoir un peu d’argent ne m’a jamais réussi. Un peu d’argent m’angoisse. Ce qu’il fait apparaître comme possibilités me plonge dans l’indécision. Mon truc, c’est la dèche. Fauché comme les blés, raide comme un passe-lacet, sans un, je trouve quoi faire. Il faut s’entendre sur le type de mouise : je parle du moment où il reste tout juste de quoi vivre, mais avant l’arrivée des huissiers. Pas la misère donc. Une grande gêne qui paradoxalement ne me gêne pas. Je me sens béni des dieux parce que j’ai un toit au-dessus de la tête. Le reste est d’une diabolique simplicité, nécessitant d’incessants calculs entre très peu d’objets. À la fin de mes études, je touchais une pension symbolique qui me permettait de subsister entre deux emplois. Cela représentait beaucoup de temps libre pour aussi peu d’argent : la ville au bord de laquelle j’habitais travaillait depuis plusieurs siècles déjà à n’être plus qu’un grand Barnum, une courtisane avec pignon sur rue, une attraction touristique. Si sur l’île aux ânes de Pinocchio, on joue d’abord et on paie ensuite, dans la capitale, on paie comptant. J’avais inventé une méthode pour tenir le mois dans cette jungle superbe. La journée à dix francs. Le principe était simple : sortir avec dix francs en poche, rentrer quand ils ont été dépensés.
Ce préambule pour expliquer la forme particulière d’embarras où je me retrouvai au début de l’été, en recevant un chèque de la Sacem. Je n’étais pas à la tête d’une petite fortune (je me plais à croire qu’alors, je saurais quoi faire), mais d’une petite somme qui obligeait à envisager les vacances avec mon fils sous un autre jour que le traditionnel repli en terres familiales. C’est de ce désarroi que mon ex profita pour m’envoyer en Italie, rencontrer Tristan Mat
Quand le 2 août 1914, l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie, Frantz Kafka a noté dans son journal : Après-midi piscine. C’est ce que Nadine rappelle à Roland quand il lui signale que le Festival mondial de la Magie, qui se déroule pour la première fois dans leur ville, n’est pas l’évènement géopolitique majeur de cette journée de novembre. Un nouveau président a été élu aux États-Unis, elle ne peut pas l’ignorer. Si Roland a eu sa période pointilliste, qui parfois refait surface dans les stupéfiantes miniatures qu’il peint, Nadine, de son côté est fort pointilleuse sur le vocabulaire. Elle peut l’ignorer. Elle était d’ailleurs en train de le faire activement. D’ailleurs, ce n’est pas un nouveau Président, il a déjà servi un mandat de quatre années, qu’elle avait fougueusement commenté, alors. La seule chose qu’il y a en dire, à présent, c’est que le gros titre de son élection est mis en page sous l’annonce du Festival international de Magie. Roland contre-attaque : il n’est pas exclu que Kafka ait passé la journée du 2 août 1914 à discuter la déclaration de guerre allemande… Parler et écrire sont deux choses différentes. Il s’emmêle un peu dans sa démonstration. Il est surpris que cette Nadine qui lui rebattait les oreilles de considérations internationales puisse lui manquer. Sa fougue lui offrait un paravent éclatant à sa propre anxiété. Nadine placide le laisse nu comme Ulysse sur l’île des Phéaciens. Elle n’est pas non plus particulièrement émue en lui rapportant que cinq nouvelles dépouilles ont été ramenées sur le littoral calaisien en moins de 24 h. Mais l’une d’entre elles dans un état si pitoyable qu’il est impossible de déterminer la cause de la mort…
C’est connu, Roland n’aime pas que Nadine soit chiffonnée. Roland aime Nadine, là, enfin là, dans le secteur, il a l’impression d’avoir attendu leur retraite toute sa vie. Roland n’a jamais autant aimé Nadine : elle ne voyage plus, elle est là à bruisser dans la maison, ils se promènent dans la forêt, ils font même semblant de dormir le matin en traînant dans leur lit, puisqu’en vérité, ils sont réveillés dès 5 h en toutes saisons, mais n’importe, ils attendent que le jour soit levé, ils racontent des rêves qu’ils auraient pu avoir et d’autres, qu’ils ont eus il y a longtemps, ils parlent du jardin, de la journée qui s’annonce, des menus, des courses qu’il faudra faire pour les réaliser au mieux… Quand ils entendent que la ville se met en marche, des bruits étouffés par leurs gros murs et les tapisseries à fleurs douces, Nadine va chercher un premier café. Ils prennent dans leur lit pour faire durer encore un peu. Les draps sont froissés, leurs fronts, ridés, mais à cette heure, dans cette lumière, le visage de Nadine est encore lissé par le bon sommeil et il lui semble qu’ils n’ont pas à s’en faire, que leur amour est inscrit sur une page volée à la comptabilité ordinaire des mortels. C’est ensuite que ça se gâte. Elle s’habille très vite, avec des vêtements qui ne pensent pas à son goût à lui, des pulls doux, mais informes, et des pantalons élimés, des chaussures de marche et un petit bonnet de laine qu’il déteste sans mystère. Elle fourre tous ses cheveux en dessous et elle file au Grand Hôtel pendant au moins une heure. Roland aime bien la tranquillité de la maison après son départ. Ses yeux se perdent dans le petit jardin. Il pense aux couleurs. Elles s’impriment sur lui, peignent son âme. S’il fait beau, il boit le troisième café sur la petite table rouillée dont ils n’arrivent pas à se séparer, en dépit des cris d’orfraie de leurs enfants (Tétanos, Tétanos…). Elle les a accompagnés depuis leur premier balcon, qui était presque plus grand que leur premier appartement, alors qu’il faisait à peine 1m2. La table l’occupait tout entier avec deux pots de fleurs et pour y manger, Nadine et Roland devaient s’asseoir côte à côte, bien serrés, sur une petite caisse retournée derrière l’encadrement de la porte-fenêtre. Ils appelaient ça dîner dedans-dehors et ce rendez-vous faisait leur bonheur. À l’époque Nadine s’inquiétait beaucoup de ce qui adviendrait si jamais ils quittaient ce campement, les campements en général, pour vivre « comme les autres », ce que Roland traduisait par « avec une cuisine qui ne ressemble pas aux cages de torture de Louis XI où l’on ne pouvait tenir ni debout ni assis ? » Et Nadine riait, malgré son mauvais pressentiment. Finalement, les années avaient passé et elle avait dû convenir qu’ils n’avaient jamais vécu « comme les autres », quand bien même ils bénéficiaient de tout le confort moderne, comme leur répétait à l’envi la mère de Roland. Il envisage de redonner un coup de peinture sans poncer la rouille, mais la dernière fois Nadine a trouvé que la table ressemblait à un camion volé. Il jette plutôt un œil sur l’actualité internationale avant de soupirer « Eh ben, c’est pas brillant ». Quand Nadine rentrera, elle sera chiffonnée. Non par ce qu’il vient de lire et qui est franchement atterrant, mais par un détail, une légère incohérence qui aura donné au premier fait divers venu une ombre si grande qu’elle l’enveloppera tout entière. Pour l’instant, Nadine s’en tient là, mais Roland la connaît trop bien pour ignorer que bientôt, elle voudra y aller voir…
Chaque matin, Nadine lit les nouvelles au grand hôtel, idéalement situé en face de la gare. Si Roland ne comprend pas en quoi cela fait figure d’idéal pour Nadine, elle semble le savoir. Ses yeux se lèvent régulièrement de la page pour se perdre vers le superbe bâtiment. Ses grandes toitures d’ardoise se plaisent à tous les ciels et le petit clocheton ouvert à tous les vents est un enfant du pays qui va sans écharpe. Roland trouve la statue d’Ugolino, le père mangeur de sa progéniture, déplacée sur le parvis : une image épouvantable pour accueillir les voyageurs et si peu en accord avec l’hospitalité proverbiale du Nord. Derrière les majestueux portiques de la façade, Nadine voit les rails, les trains et tous les voyages de sa vie précédente. Elle n’attend personne, sinon elle serait sur le quai avec son meilleur sourire. Quand son regard revient vers la salle des petits-déjeuners, il caresse les appliques imitées des années trente et la nouvelle peinture bleu canard qui a succédé au tout beige caractéristique de l’ancienne direction. Depuis qu’elle est à la retraite, elle ne lit plus que les journaux régionaux, voire locaux. Elle a arrêté la presse internationale du jour au lendemain, comme certaines personnes arrêtent de fumer ou quittent leur conjoint. Au cours des premiers mois, elle s’est contentée de relever les coquilles et les fautes d’orthographe, distraitement, comme d’autres font des mots croisés en attendant le départ d’un train. Elle lisait encore dans leur petit salon, celui sur le jardin, tandis que son Roland prenait sa troisième tasse de café. Quand elle a commencé à noter les erreurs de syntaxe, il n’a pas moufté, mais la ride si élégante qui lui barre le front s’est creusée, rappelant l’oreille d’un chien qui se lève à un bruit suspect. Il lui a finalement demandé ce qu’elle faisait, crayon de bois en main en lisant la Voix du Nord. Et sans y penser, puisqu’elle était absorbée dans sa traque, elle lui a répondu : rien… un détail qui me chiffonne.
Le sous-entendu est à minima un chant à deux voix.
Nathalie Sarraute est la championne du monde de la suppression des connecteurs logiques. Il faut une sacrée technique pour réussir à écrire une pièce où la majeure partie de ce qui s’échange est sous-entendu, ou interprété dans le bruyant silence des consciences. Le terme de sous-entendu n’est pas d’ailleurs celui qui convient : il implique que quelque chose est dit et entendu et simultanément, en infrabasse, autre chose se raconte. Chez Sarraute, le sous-entendu apparaît souvent entre les phrases, et non en dessous. Parfois, on croit voir à l’œil nu l’écho de ce qui vient de se dire se tordre comme une feuille de plastique approchant la flamme. D’autres, quelque chose se montre après le point qui semble sorti de nulle part. À la réflexion, ça ne sort pas de nulle part : le mal vient de si loin qu’on en avait oublié l’existence, qu’on ne l’avait peut-être jamais connue autrement que par ouï-dire, vague allusion ou conte de bonne femme et le voilà qui se dresse inopinément après le plus anodin des passe-moi-l’sel. Je dis « le mal », mais le hic irait tout aussi bien, le diable, le truc, l’élément de complication, le changeur d’aiguillage, le croupier des cartes rebattues, le second souffle… En nous retirant la fragile passerelle du connecteur logique, de l’enchaînement parfaitement solidaire, Sarraute rappelle que le plancher des vaches du quotidien est construit sur le gouffre des mines de la Moria, où d’en bas, de tout en bas, le Balrog nous guette qui ne s’est jamais éteint.
Accentuer les connecteurs logiques vise à débarrasser le discours de toute ambiguïté. Musicalement, cela revient à accentuer systématiquement le premier temps. Heureusement, ce genre de grossièreté ne peut parvenir à empêcher l’équivoque. Malheureusement, il n’est pas nécessaire qu’une chose soit possible pour qu’on la croie possible. Quand les arguments sont faibles, les outils rhétoriques proférés à un certain niveau d’intensité peuvent en dissimuler la misère à qui les assène. L’autre en reste, au mieux, sans voix.
Quand deux personnes appuient sur les connecteurs logiques, la condescendance est au rendez-vous. « Je lui ai dit PARCE QUE tu me l’avais demandé ». Il n’y a plus alors de sous-entendu à proprement parler, puisqu’on ne peut plus entendre autre chose que l’humeur qui pousse à ce genre de pauvres accentuations.
L’usage restreint des connecteurs logiques induit une connivence entre les personnages. Cette connivence, ce degré d’intimité définit une relation, et une façon de se comporter.
Quand deux personnes parlent la même langue, surtout si c’est une vieille langue bien installée comme le français, elles peuvent se dispenser de certaines formes d’explicitation. Le niveau de dispense est représentatif de leur degré d’intimité. Ce qui est omis dans le texte figure cependant… ailleurs : dans le ton, dans l’attitude, dans le temps. Et finalement, dans l’atmosphère.
Passer 15 minutes avec l’être aimé ou 15 minutes la tête dans un four donne une idée de la relativité du temps, mais également de la relativité du personnage.
Ce qui fait théâtre, c’est la relation entre les personnages. C’est aussi la relation qui fait le personnage.
Un élève me demande pourquoi j’ai ôté les connecteurs logiques dans la scène que j’ai écrite pour le prochain spectacle. La question est excellente : elle tient tout le théâtre dans son poing. Je suis toujours bêtement enchantée quand les élèves s’emparent d’un nouveau mot que j’ai apporté dans mon sac, en font un jouet et puis un outil. Il m’est alors permis d’entrevoir leur visage de marmot, les petits doigts, la préhension…
Avoir un peu d’argent ne m’a jamais réussi. L’exemple est frappant en ce qui concerne les livres. Fauché, je les achète un par un, après avoir longuement réfléchi, pesé le pour et le contre, le poids de l’objet dans ma poche, la teneur de la quatrième de couverture, les avis des journaux spécialisés… je m’interroge impitoyablement afin de connaître mon opinion véritable sur la personne qui m’a conseillé l’ouvrage et les motivations profondes de cette lecture, ou l’endroit et le moment où le titre a été évoqué devant moi, j’envisage avec gravité et méthode quelles implications ce livre en particulier va avoir sur mon quotidien et mon existence. Finalement, je choisis avec soin une librairie où je vais l’acheter en prenant garde à l’heure et à la météo, quand je ne l’ai pas d’abord emprunté dans une bibliothèque pour m’assurer de l’importance de l’acquérir. Vient alors le temps de le lire, celui-là et aucun autre jusqu’à ce que j’en ai atteint la dernière page et cependant, je rêve aux prochains… Voilà, je rêve. Dès que j’ai trois sous d’avance, j’achète les livres par trois ou quatre, le plus souvent d’occasion, sous prétexte d’économiser malgré tout sur la livraison ou de rentabiliser le déplacement jusqu’à la librairie ou encore pour que mon sac soit parfaitement rempli en sorte que le livre ne s’abîme pas, bien calé par les autres… Je continue simultanément d’en emprunter et j’en trouve dans les boîtes qui ont fleuri dans les gares et les centres commerciaux depuis quelques années. Je les empile sur ma table de nuit, j’en ai toujours au moins deux dans mon sac, les étagères déjà chargées bercent sous leur poids ajouté. J’en suis heureux d’abord, j’ai un cœur à aimer toute la terre, je suis plein d’entrain et de courage… jusqu’à un certain jour. Ce jour-là se présente à moi comme le jour du dépassement de la Terre, à partir de laquelle l’humanité est supposée avoir consommé l’ensemble des ressources naturelles que la planète est capable de produire en un an pour régénérer ses consommations ou absorber les déchets produits. Devant tant de livres commencés que je ne finirai jamais à moins de ne plus rien lire d’autre, d’y consacrer mes journées et de mourir centenaire. Je me fais l’effet d’un monstre avide et vain, du genre de celui qu’évoque le Chevalier Anténor dans l’opéra de Rameau, un monstre qui n’est rien en comparaison de la terreur qu’inspire l’amour, un tigre de papier, un dragon de poche. Faute de pouvoir terminer ces livres dont je me suis entouré, je n’arrive plus à en lire aucun, dévoré par la culpabilité. Ce jour de bascule les prive de leur magie, de leur réponse aux questions que je n’avais jamais formulées, de leur pouvoir isolant d’avec la mocheté obstinée du monde. Ils ne sont plus que la pile du gâchis de ma consommation et par extension de ma présence ici-bas. Je voudrais les cacher, les vendre, les donner, mais j’en suis réduit à les éviter et je sens en m’endormant leur lourd regard sur moi, présage des plus mauvaises nuits. Je passe le plus clair de mon temps livre à jouer aux jeux vidéo de Paulin, qui accepte cette phase avec plus de philosophie que d’entrain, un peu inquiet de me voir pris à nouveau dans cette toile. C’est lui qui à la première occasion me balance : Papa ne lit plus tous ses livres. Tiens donc ? lui répond Emma en se resservant du thé invisible dans la tasse de leur dînette. On sait pourquoi ? Et j’entends par la porte entrouverte mon fils répondre avec sa voix de cachottier : à cause du dépassement. Emma chausse ses lunettes pour chercher un peu sur son téléphone… Passé cette date, l’humanité puiserait donc dans ses ressources à une vitesse qui n'est pas de l'ordre du « renouvelable à échelle humaine », accumulant les déchets au-delà de leur absorption sur le reste de l'année en cours. Elle hausse un peu la voix pour me signaler qu’elle a débusqué ma planque : Tu as remarqué, Paulin ? Quoi ? Le conditionnel. C’est quoi ? C’est quand on ne sait pas.
Café au Dr Ghislain (HP et musée) :
— Ton dessin, il ressemble à ceux que faisait Hugo à Guernesey
— Ça te plaît ?
— Beaucoup… d’où sors-tu ce jaune ?
— De ma tasse.
On s’arrête facilement au jeu de mots quand un lapsus se présente, ou quand un terme insiste et qu’il est propice l’exercice de l’humour. Ainsi pour le SAC, Service d’action civique. Mais c’est davantage du côté du conte ou du proverbe qu’il faut chercher pour suivre la trace mêlée de sang que ce mot a laissé dans la tête des enfants qui avaient la télévision au début des années 80 et qui ignoraient ce que pouvait bien être un acronyme. Aux informations, on parlait justement de règlement de comptes, mais aussi de carnages, d’assassinats de sang-froid… il devait être grand et terrible le sac qui contenait l’horreur, vaste comme une armoire fermée ou le dessous d’un lit où ça gronde. En toile de jute, comme ces sacs à patates qu’on enfilait sur la tête des condamnés. Et puisque la télé en parlait, cette voix de la vérité, et les journaux dont on savait déjà lire les gros titres et les légendes des photos, cela prouvait sans doute possible que les monstres existaient, y compris ceux des cauchemars tapis dans les moindres recoins d’ombre des caves et des chambres aux papiers pastel.
Le délai légal de déclassification des dossiers classés est de soixante-quinze ans. Si Dieu me prête vie (ou n’importe qui à un taux acceptable), j’aurai le fin mot des affaires qui ont hanté mon enfance en 2058.
En 1972, Chaix prend la direction des Renseignements généraux de la Préfecture de Paris. Paul Roux sort de son coffre-fort des dossiers qui attendaient une nomination propice depuis des années. Il y a quelques arrestations.
Quand pour la troisième fois au cours du déjeuner le personnel s’enquiert auprès de moi de savoir si « tout va bien », cela provoque en moi une forme d’anxiété propice au repérage des sorties de secours, des extincteurs et de la remémoration du numéro du centre antipoison. Quand le « tout va bien » s’augmente du complément circonstanciel « pour vous », je suis submergée par une vague d’inquiétude au sujet de mon entourage immédiat. La répétition de cette formule a pour effet d’étendre cette inquiétude à la population mondiale et à celles des univers parallèles. D’autre fois, je m’imagine qu’il est question de mon bien être en opposition avec ce qui se trouve dans mon assiette (Tout va bien pour vous pendant que cette courgette vit ses derniers instants ?). La culpabilité est un condiment en vogue auquel je ne résiste pas mieux que d’autres.
Pour mémoire, il a existé une pratique consistant à poser soigneusement un plat sur la table, en l’accompagnant d’un simple « S’il vous plait », à quoi l’usage était de répondre « merci ».
C’était l’année où les jeunes filles allaient mal. Elles mangeaient du bout des lèvres en espérant que la nourriture s’arrêterait à leur sourire, que le gras n’était qu’un gloss, que derrière leurs dents de lait écrémé et parfaitement disciplinées par des années d’appareillages, il n’y avait rien, ni palais, ni larynx ni gorge, la seule pensée de ce mot les révulsant puisqu’il désignait simultanément le dedans et le dehors alors que la consigne était claire comme de l’eau qu’elles buvaient encore et dans un dilemme dévastateur un litre suffisait à tromper la faim qui les dévoraient nuit et jour, mais au prix d’un ballonnement intolérable à leurs yeux doux et effarés. Était-ce en réaction au diktat de l’ultra-minceur que l’expression « Bonne continuation » fleurissait entre les plats ? Comment ne pas y voir une variation sur les thèmes de la petite enfance : « une cuillerée pour maman, une cuillerée pour papa » et « regarde, l’avion va rentrer dans le hangar » ?
Entrant sur le campus de Smalldog, on ne peut pas manquer la devise de l’université, en lettres d’or : De inimico non loquaris male sed cogites. Le latin ne faisant pas partie des disciplines enseignées dans la noble institution, il faut parfois des années pour en comprendre le sens. Ne dis pas de mal de ton ennemi, mais penses-en. Wamps ne m’a pas laissé la chance d’une telle innocence. Afin de devenir son assistant, je dois rédiger un papier sur le sujet. L’occasion d’apprendre que la citation provient des Sentences d’un Publius Syrus qui a vécu un siècle avant l’arrivée du Messie. Mon devoir se termine par un laïus sur le respect d’autrui, que je trouve du dernier bien. Les lunettes au bout de son nez, Wamps le lit avec une attention flatteuse. Et elle me demande si cette conclusion n’est pas empruntée à la dernière scène de Bernard et Bianca. Un certain froncement de ses sourcils ne laisse aucun doute sur la sincérité de sa question. À une hésitation dans sa voix en prononçant le titre, je déduis qu’elle n’a pas vu le dessin animé, et probablement aucun film de Walt Disney, mais qu’elle a dû en entendre parler. Quelque chose dans ma mise, dans ma personne et dans mon style l’autorise à croire que j’aurais pu copier littéralement un dialogue de souris fictionnelles pour clore mon papier. Le chemin de la réhabilitation promettait d’être long… ou très court : rien ne l’oblige à m’accepter comme assistant, ni mon réseau, ni mon parcours, ni ce fichu devoir qui la laisse… interloquée. De inimico non loquaris male sed cogites, dit-elle d’une voix lointaine, comme si elle rendait un verdict de puis le forum, Publius Syrus opinant du chef à sa droite. Vous avez traduit, bien sûr ? Je m’empresse de réciter : Ne dis pas de mal de tes ennemis, mais penses-en. Alors dans un soupir d’aise, elle m’assène : oui, penser, c’est le sujet ici. Penser au lieu de dire. Faire l’expérience de la liberté dans cet acte éminemment audacieux. Bienvenue au poste d’assistant de la Classe d’Ethnologie proverbiale, monsieur… Comment déjà ? Votre papier n’est pas signé.
La solitude offre des étreintes sans pareilles.
« Sire mon époux, je voudrais que vous me promettiez une chose. » Et le roi, ce fou, dit tout de suite oui, sans avoir entendu de quoi il s’agit. « Sire mon époux, je vois la Mort à la tête de mon lit. Bientôt, je serai partie, mais vous… » Le roi désespéré ne la laisse pas achever : si elle meurt, il la suivra dans la tombe, si elle meurt, il ne voudra plus vivre… « Sire mon époux, vous avez un royaume, un âne et une petite fille, qui ont grand besoin de vous et vous avez pareillement un grand besoin d’eux, Sire mon époux, vous vivrez. » Le roi voudrait parler Une main décharnée lui ferme la bouche. « Et un jour, qui n’est pas aujourd’hui ni demain, un jour où le chagrin de mon absence vous laissera respirer Jusqu’à envisager de vous remarier… »
Le roi ne veut rien entendre La reine tousse à cœur fendre « Sire mon époux, vous m’avez d’avance promis : vous choisirez alors une femme plus belle et plus sage que je ne le suis. »
Le roi enfouit sa tête en larmes
Dans la robe de nuit de sa dame
À l’aube, la reine n’est plus.
Quand je dis tout, je veux dire tout Et la seule qui se tienne de ce côté La totalité C’est la Mort, qui entre sur l’échiquier Le roi s’est fait tout petit
Quand avant la Mort, la maladie Prend la reine dans sa tour. Pendant de longs mois, notre roi Veille au chevet de son amour
On écarte l’enfant de son giron Ce n’est pas qu’on craigne la contagion Mais la tristesse de voir Jour après jour, la reine déchoir De sa sagesse, de sa beauté Elle ne sort plus de ses fièvres Le royaume retient sa respiration Le roi aux petits soins Arrange ses coussins Dans le miroir elle se voit Telle qu’à présent la voilà :
Ses joues autrefois roses, la maladie a mangées,
Ses lèvres, autrefois pleines et rouges comme les fraises, sont un trait presque gris,
Ses yeux, qui brillaient du feu de la vie, deux charbons froids
Bref, le royaume est prospère
Le roi, marié, déjà père
La reine sage et solaire
L’enfant extraordinaire
Leur bonheur est légendaire
Loué dans les deux hémisphères
Et voilà, c’est ça le bonheur : des rimes plates, plates, plates
(comme autrefois la terre)
Monochrome comme un éternel été
Rien qui nécessite d’être conté.
Malheureusement, heureusement
D’un seul coup d’un seul
Le coup fameux de la fatalité
La reine souffrante, s’est alitée
D’un seul coup d’un seul
Tout peut à nouveau arriver
Notre époque a ceci de morose Qu’on y peine à bien nommer les choses Or, il faut appeler un chat, chat Et si c’est d’un âne qu’il s’agit, Sans détour, il faut le dire aussi Or, cette histoire que je raconte, Et que les sots prendront pour un conte Donne à voir d’abord Un âne qui chie De l’or Pourquoi en faire un plat Pourquoi en faire un plat Si un chat est un chat ? Donc c'est dit, l'âne chie De l'or, et pour l'heure Fait ainsi le bonheur La fortune et l'espoir Du roi de notre histoire
Aucun tram n’est apparu devant ni derrière et finalement la route de bitume qui flanque les rails en traversant les villes qui se succèdent reprend la main d’un coup, si droite qu’elle ne va jamais finir et renvoie les minutes précédentes de longues années en arrière, aux jeux d’enfance auxquelles elles appartenaient. Elle est tentante avec son glacis d’argent sous le soleil qui lustre deux traces parfaitement parallèles. Il n’y a plus rien à savoir que la lumière. Plus qu’à la suivre, en fermant les yeux à demi sous sa bénédiction réfléchie qui gomme les fissures, la pauvreté et la saleté qui ne partirait pas avec la meilleure volonté du monde. Tout est pardonné, effacé, remis. Tout est lavé jusqu’à l’os, irrémédiablement irradié, beau sans plus d’attache et c’est sans doute pour cela que le campement apparaît un instant dans l’œil en retard. Les toits des caravanes, les paraboles qui dépassent des murs d’enceinte en parpaing de béton. Va, va dans les bois. Je quitte cette aube pour le premier chemin de treillis qui s’ouvre à main gauche. Les motos l’ont creusé d’ornières d’où la boue jamais ne sèche tant le feuillage est serré et bas. Des poubelles éventrées dans les fossés, sort l’archaïque peur du loup. La sonnette du vélo me devance, imprudemment rouge et naïve avec sa rondeur enfantine. Les muscles tirent, les os des hanches geignent, une nouvelle carcasse calcinée obnubile le regard. Tout au fond de toi, tu sais que c’est la première, l’originelle de cette série de sacrifices. Les hurlements alors, dans le bois, au cœur des arbres glacent la dérisoire enveloppe du petit coupe-vent et l’émiettent dans le souffle des moteurs trafiqués. Ils sont deux qui viennent, les jeunes loups, tignasses hirsutes, peints de boue, la suie monte des chausses sur leurs jeans lacérés. Ils foncent droit sans se préoccuper des herbivores, en laissant derrière eux une trace d’essence qui soulève l’estomac comme un poison. La peur tient bien longtemps après que leur odeur et leur bruit ont disparu. Il faudrait retrouver la voie verte, mais elle ne se ressemble plus. Ce pont de pierre n’a pas surgi dans la nuit, ni l’embranchement de cette voie rapide dont les travaux bloquent le passage depuis plus de deux ans, et ces barrières pour prévenir le passage des motos quand les a-t-on déposées dans le bas-côté ? La nature est sa propre sœur, il ne lui reste plus qu’une ressemblance, mais les traits familiers sont floutés, détournés, autres. Si j’étais enfant encore, je pleurerais sans savoir pourquoi. Au lieu de cela, j’avance avec fatigue, avec raison, sans renoncer à reconnaître enfin un bosquet, un pré, un chat. Ils sont trois d’ordinaire qui ponctuent la route vers la Belgique ou son retour. Un noir, un roux et un blanc. Avec tous ces détours, je n’en ai vu aucun et j’ai l’impression bête d’avoir manqué à un ordre, dérangé quelque chose sans le comprendre, mis en action un mouvement invisible encore, mais fatal.
C’est peu après que je suis partie en vrille. Le vertige des forêts de neige. Plus de routes familières, d’embranchements repérés, de chemins reconnus, reste le sens vague de l’orientation des cours d’eau, impérativement requis par l’eau plus grande. Il arrive que certains ruisseaux se perdent, des sources disparaissent dans la mollesse d’un pré, s’amenuisent dans la canicule d’un été bon qu’à voir des enfants se faire enlever, dans la sécheresse d’un cœur. En remontant vers le bourg dont le clocher fait signe, pas une âme. Suivre à rebours la voie du tram qui à tout instant pourrait surgir d’un grand virage masqué par les arbres efface les années qui séparaient des jeux d’Indiens, de Tom Sawyer, de l’Amérique des chemins de fer. Le danger idiot, le risque inutile avec son gros visage de clown du train fantôme rappellent un frisson très ancien. En apparence, ce n’est rien, et pourtant une ligne est franchie qui avive et invite aux prochaines transgressions. Qui m’a dit récemment que l’annulation était addictive ? Ou était-ce le renoncement ? Les rails s’enfoncent dans une forêt à l’envers. Je n’ai aucun souvenir de l’avoir vue jamais, et pourtant je me suis déjà assise dans ce tram pour ce même trajet… Qui m’a dit que les poissons ne voyaient pas l’eau ? Le récit des maîtres et des poissons m’est-il parvenu pendant la même conversation ? L’ai-je lu ? Je n’y vois presque plus alors que la voie est parfaitement élaguée. Les pensées fusent avec un bruit qui couvrira celui presque lisse du tram. J’étais assise dans le métro, je lisais un livre de Simon Leys et Zhuang Zi et le logicien Hui Zi se promenaient sur le pont de la rivière Hao. Zhuang Zi observa : « Voyez les petits poissons qui frétillent, agiles et libres ; comme ils sont heureux ! » Hui Zi objecta : « Vous n’êtes pas un poisson ; d’où tenez-vous que les poissons sont heureux ?
— Vous n’êtes pas moi, comment pouvez-vous savoir ce que je sais du bonheur des poissons ?
— Je vous accorde que je ne suis pas vous et, dès lors, ne puis savoir ce que vous savez. Mais comme vous n’êtes pas un poisson, vous ne pouvez savoir si les poissons sont heureux.
— Reprenons les choses par le commencement, rétorqua Zhuang Zi, quand vous m’avez demandé “d’où tenez-vous que les poissons sont heureux” la forme même de votre question impliquait que vous saviez que je le sais. Mais maintenant, si vous voulez savoir d’où je le sais
— Eh bien, je le sais du haut du pont. »
Le canal est à ras bord. Le reflet du ciel et des arbres tourne au vertige. Vient alors cette portion de route préférée : le chemin jamais tout à fait sec sous les arbres accompagne chaque tour de roue d’un petit bruit émietté de gravier, les taches de soleil qui marbrent le sol donnent l’impression d’une coulisse, où je passerais légère, insoupçonnée, sans importance au spectacle qui se joue là. Je ne ralentis pas pour autant, il y a dans ce périple qui m’a prise au dépourvu, des rendez-vous auxquels je ne peux manquer. L’exploration des chemins moindres, ces méandres appellent à sortir de la routine des balades familières. Ils disent à bas bruit mon nom secret depuis le premier jour ici. L’eau qui de toutes parts abonde a détourné mon cœur des montagnes pour me faire sujette de ce plat pays. S’il y avait lieu de changer de nationalité, je le ferais, mais rien d’aussi officiel n’est requis. Comment se faire adopter par les chemins, les canaux, les ciels identiques à ceux qui se laissaient peindre par les maîtres flamands voilà des siècles de cela ? Où s’agit-il plus encore de me fondre dans le reflet de l’eau ? Je change de rive, celle-ci est interrompue par une réserve de grands conteneurs qu’on charge sur les péniches. Ce sont des pierres d’une autre sorte : même leurs couleurs criardes ne parviennent pas à les désolidariser de cette terre où tout porte la marque du travail et du sempiternel retour des oiseaux. Les dernières mines ont fermé dans les années 80. Certaines ont été effondrées pour laisser place à de vastes étangs regagnés par les roseaux, les joncs et les oies sauvages. Les arbres puissants ne prennent pas la peine d’enterrer leurs racines : elle trempent directement dans l’eau et l’on croit les entendre siroter sans reprendre souffle avec un bruit de paille. Après le quai des conteneurs, on devine déjà la casse des déchets métalliques. Les grues sont arrêtées pourtant, mais le canal porte loin le miroitement des collines d’aluminium. L’entreprise de recyclage à un nom prospère auquel est adjoint sur la façade « environnement » en lettres blanches sous la ligne rouge et dans cet instant, on se demande pourquoi convoquer ce mot, depuis quand ne va-t-il plus de soi ? Je bifurque sur ce petit chemin peu engageant que j’ai repéré et négligé depuis trop longtemps. La terre est noire par endroit, comme après un feu, ça et là, quelques éclats de verres brisés, mais rien d'ouvertement terrible. Un type peu amène avec un chien semble surpris de me voir l’emprunter et plus encore de mon salut au passage. Je m’engage dans un sous-bois et très vite, sur deux gros rochers une flèche peinte en jaune fluo m’attire l’œil. Autant pour l’exploration, le chemin est balisé à sa manière. Il faut se glisser entre les rochers pour passer. Ils tiennent à l’écart les petites mobylettes qui insistent pour emprunter les routes de sables. S’immiscer entre ces deux rochers qui ne m’arrivent pas à la taille provoque un trouble indéfinissable, profond, archaïque. L’image convoquée par Tolkien des rois de pierre gardant l’entrée nord du Lac des brumes froides ne le tient en respect qu’un instant et la coulure fluorescente l’accentue au point de marquer le passage d'une importance démesurée. La solitude avive la perception des couleurs, des formes, du visible et de l’invisible. On croit entendre la vie dans le moindre froissement de feuilles, le poisson sous la roche et, aussi nettement, le souffle d’un air différent — nouveau. On croit. Seul, on se laisse aller à croire, à moins qu’on ne soit simplement plus à même de contenir ce débordement, la frontière du corps s’efface, tout peut advenir, on est dans le secret des dieux, on le traverse sans y rien comprendre, mais sans plus prétendre qu’il n’existe pas. Pour ce qui est des dieux eux-mêmes, ils sont trop profondément enfouis en deçà de l’occupation des sols, mais de leur secret, on peut encore jurer. La bicyclette passe tout juste et moi à sa suite, pour une fois adroite, attentive à ne pas effleurer les parois de roche. Et là encore, en dépit de la brièveté de ce passage, on suit un canyon, des heures de travail, dont on aurait pu ne pas sortir vivante. Le sous-bois gagne en mystères d’être ainsi protégé. On avance, initié, et puis trop vite, une clairière de terre noire. La flèche fluorescente annonçait le vert de l’herbe presque chimique, et surtout qu’il y avait là quelque chose d’humain, de secret et de magique comme un cercle de menhir et voilà en contrebas un étang de silence, entouré de pêcheurs immobiles. Le bruit des roues sur les gravillons se répercute sur toutes les surfaces en une monstrueuse indiscrétion. Les têtes se tournent, pétrifiantes. Se déplacer est déplacé. J’hésite à mettre pied à terre. Si je m’asseyais, peut-être m’oublierait-on. Manger une pomme ici semble impensable. Je file à regret vers le sous-bois, espérant échapper à ce dossard de mauvais coucheur qui s’épingle sur ma parka et la traverse jusqu'aux os. La route est bouchée par un camion de pompiers jaune fluorescent. On ne passe pas, il y a eu un petit feu, ce n’est rien prévient l’homme, jaune également. Je remonte le chemin de terril jusqu’à trouver un autre moyen de quitter l’étang. La pente est raide et débouche sur un petit pré ensauvagé où la végétation aurait poussé sèche d’avance. Au loin, de grands pylônes électriques complètent ce tableau étrangement familier. Paysage avec figures absentes. Tranquille apocalypse. Le revers du monde. Un titre à chaque tour de roue sur l’étroit sentier. Un lapin traverse et se cache à mon approche, avant de décider que ma présence n’a aucune importance. Il m’ouvre longtemps la route avant de s’arrêter net, de profil sur ces pattes arrière. Il est arrivé chez lui. Il hésite à dévoiler l’entrée du terrier. Je ralentis. Il se souvient que je ne suis rien et saute dans les ronces. Il a disparu. L’histoire me revient de ce disciple qui se désole des traces qu’il laisse dans la neige fraîche. Il multiplie les tentatives de les effacer, aggravant les signes de sa présence. Le maître s’amuse de le voir faire au loin. Il n’a pas oublié, lui, que bientôt ce serait le printemps. Ce n’est qu’un détour, il s’inscrit dans une durée autre, parallèle. Il pourrait ne plus rien rester de ce que j’ai connu, de nous autres quand je rattraperai la route qui mène à la ville. Juste avant l’embranchement, un cercle de suie autour des restes de cuivres et de plastiques bleu électrique de ce qui aura brûlé là, une autre fois, un autre petit feu… Plus tôt dans la saison, il y avait eu une carcasse de voiture au bout d’un chemin donnant sur le canal. Elle faisait l’effet d’un autel. Offrandes des vapeurs de sièges fondus et d’essence. Il n’en reste plus que des graviers de verre et la trace noircie.
Je m’arrête sur l’autre rive pour voir la maison brûlée qui n’y est plus avec un peu de recul. Bientôt, on passera la barrière et la piste commencera qui va jusqu’à la Belgique et jusqu’à la mer, c’est-à-dire loin, mais sans jamais quitter ce qui est mien et à quoi, j’appartiens. Encore un moment, je reste avec la ruine évanouie. Claude Régy avait acheté comme ça une ferme brûlée. Apercevant la grande carcasse noire sur la colline alors qu’il passait sur l’autoroute, il avait pris la première sortie et roulé jusqu’à la trouver. Elle était à vendre, pas bien cher j’imagine, il l’avait acheté pour la conserver ainsi. Il y venait pour y être. Pour penser. Pour faire ce qui ne peut se faire ailleurs que dans un squelette aux quatre vents. Je me figure qu’il devait s’y trouver comme à l’intérieur d’un dinosaure du Musée d’Histoire naturelle qu’on aurait transporté dans la Creuse… Un cimetière marin n’aurait pas si bien fait l’affaire : je ne l’imagine pas en homme d’eau et de sel. J’espère qu’il n’y aura personne dans les alentours de l’usine abandonnée. Je voudrais me retrouver seule avec elle, mais il y a toujours des promeneurs de chien, des gens qui courent pour garder la forme et des adolescents qui s’embrassent à pleine bouche sur cette partie du canal. L’usine est spectaculaire avec sa façade de métal rouillé taguée dans les grandes largeurs. Le toit est posé bien au-dessus, ménageant un grand espace par où s’échappent les bruits. L’arrière seul, qui donne sur l’Escaut est abandonné à la rouille. Le canal protège comme une douve du monstrueux métal qui se débat à l’intérieur. De loin j’aperçois les amoureux du jour, si compressés l’un à l’autre qu’ils ne font qu’un bloc presque immobile. Pas question de saluer ça ni de traîner devant l’usine. Un jour peut-être j’y serai seule comme Œdipe face au Sphinx. Aujourd’hui, ce sont les chemins jamais empruntés qui appellent. Ils réclament si fort que j’ai quitté la maison sans laisser de mot. L’usine se prolonge d’une barre de bureaux accolés à un immense hangar qui prolonge en L la grosse tête de pont qui mord la rive. Si les ateliers travaillent encore, l’empilement des fenêtres rectangulaires des bureaux n’en laisse voir aucune qui ne soit crevée. La végétation a repris ses droits et compose dans cet ordre qui nous échappe quelque chose de très gai, avec une ponctuation de gerbes jaunes. Je pourrai venir me cacher là. Une vie pourrait s’y bricoler, s’y inventer. C’est un scénario catastrophe qui fait de la place pour la joie imprenable du soleil sur le visage. Je pourrai venir me cacher dans le texte de cette histoire, un jour où il fera trop froid, trop peur, un jour sans bicyclette, sans amour, sans porte de la cuisine, sans jardin à mon retour.
Le pont qui enjambe les rails sème le doute parmi les piétons et les cyclistes. Personne ne s’étonnerait qu’il s’effondre un jour ou l’autre, mais ce n’est qu’une pensée dans une trajectoire et personne non plus ne s’arrête pour bien prendre la mesure d’une possible catastrophe. Nous n’avons pas peur pour autant, pour si peu, à peine le léger frisson connu depuis l’enfance qui se convoque à plaisir avec la formulette « Et si… ». L’âge aidant, on raffine : « Si d’aventure… Si je vis assez longtemps ». Le frisson vient toujours, trace sa ligne de poudre des cervicales au sacrum et dynamite un instant le cours de la vie. Dans la mégapole de l’esprit, toutes les lumières s’éteignent en une fois, et après un bref concert de taules pliées et de hurlement, les sirènes se taisent, puis la lumière revient. Ça n’a duré qu’un instant. Il n’est pas question d’en parler avec la dame qui s’inquiète officiellement de me voir rouler sans casque. Elle affirme que l’accessoire est obligatoire et je la remets dans le droit chemin : pour les enfants, obligatoire pour les enfants, en France. Je ne dis pas que je roule pour sentir le vent dans mes cheveux, pour ne plus rien entendre d’autre que lui dans mes oreilles et sous mon crâne, que je lui appartiens comme une nymphe à son dieu père. Je m’enquiers plutôt de l’habitat de la dame. Elle vient du nouvel ensemble qui s’est construit sur la langue de terre qui sépare l’Escaut. Depuis qu’ils ont rasé la maison du bout du chemin, tout est pire, il n’y a plus de bout au chemin. Avant, il y avait la maison brûlée qui arrêtait le regard, à présent, on y voit jusqu’en Amérique. Et qui veut voir l’Amérique de nos jours ? On n’a plus besoin d’aller si loin pour savoir qu’il n’y a rien à voir qu’on n’a pas déjà vu. Mais ça fatigue, ce lointain à la porte de chez soi, conclut-elle dans un soupir. Sur ce, elle part vers la ville faire ses courses aidée d’un déambulateur à roulettes, signe d’une certaine intrépidité qui s’accommode mal de son anxiété proclamée pour le pont, les habitants et moi-même.
La profondeur du jardin se montre une dernière fois quand on ferme la porte. Une partie de la fenêtre à l’issue de l’enfilade des couloirs et des pièces demeure visible. Un carré-témoin de ce qu’on laisse derrière soi, de ce que l’on quitte dès l’instant où le vélo est sorti de l’abri couleur d’orage et pourquoi ? Les framboisiers qui donnent sans relâche ne se voient plus de là, mais la tranquille lecture que leur ombre porte sur la chaise longue ne vaut-elle pas mieux que tout ce qui va suivre ? Il y a tant de souvenirs et d’histoires dans les quelques mètres qui séparent la tonnelle qui résiste au triple assaut du chèvrefeuille, du jasmin et du Pierre de Ronsard avec la grâce puissante d’une Laure, d’une Béatrice, d’une dame du temps jadis couverte d’hommages odorants sans jamais s’y laisser embaumer ni prendre et le céanothe qui profite de la gouttière de la cabane où il s’adosse pour devenir gigantesque alors que ses petites fleurs bleues, toujours plus nombreuses, conservent leur minuscule visage, à quoi bon aller voir ailleurs ? C’est, je crois qu’il n’y a pas de jardin, seulement des recoins d’un même tissu immense qui tantôt apparent, tantôt souterrain s’offre à qui le parcourt. Le pli s’est pris dans l’enfance, au village de montagne, où le jardin suspendu sur le ravin n’était que le détail d’un vaste cadastre, toujours accessible à nos jeux débordant même la limite des deux rivières confluentes d’où le lieu tire son nom, courant avec les parties d’Indiens ou de gendarmes jusqu’au village voisin par les bois, par les alpages. Il arrivait fréquemment qu’une fois la règle donnée, nous ne nous croisions plus de la journée, trop bien cachés dans ce terrain de jeu où les bornes elles-mêmes se déplaçaient la nuit. Je rentrais au soir d’été comme d’hiver bien après 7 h, puisque c’est ainsi que se comptait le temps à l’église qu’on entendait au fin fond du val, affamée, sale et contente. On râlait un peu pour la forme, mais personne ne s’inquiétait : même sans nous voir, nous étions ensemble « les enfants », pris dans une meute suffisante à son désennui et à sa sauvegarde. Et l’hiver, à ski, la même assurance faisait quitter la piste pour pister la trace parallèle qui s’aventurait dans la forêt des animaux et des sapins. L’histoire finirait bien : il suffirait de suivre la pente, peut-être de déchausser pour finir skis sur l’épaule sur la route en bitume crevassé. Mais hors cette déconvenue, rien ne menaçait et le plaisir mêlé de la découverte et de la peur glaçait une sorte de solitude imprenable dont je restais grisée, la semaine suivante enfermée dans les salles de classe et encore aujourd’hui… Je ferme la porte et je roule vers les canaux. La ville ne dure qu’une seconde. Je ferme la porte et je roule vers les canaux. La ville ne dure qu’une seconde. Je ferme la porte et je roule vers les canaux. La ville ne dure qu’une seconde.
Je lui dis : je dois m’absenter pour pique-niquer avec un petit garçon important.
Le sourire qui apparaît sous sa barbe se rappelle qu’il a été un petit garçon comme ça.
J’écris toute la nuit. Au réveil, il ne reste plus que cette phrase : « Quitter la piste pour pister la trace ». Mince relief dans la neige.
À la question : « pourquoi suis-je plus à l’aise que vous dans l’exercice de parler en public ? », on me répond souvent que c’est parce que je suis une actrice. Et c’est vrai, c’est parce que j’agis que la peur ne prend pas tout l’espace de la scène. Je ne peux pas m’inquiéter des yeux qui me regardent, parce que c’est moi qui regarde les yeux.
À la question : « pourquoi suis-je plus à l’aise que vous dans l’exercice de parler en public ? », on me répond souvent que je suis prof. Je demande alors si dans l’assistance des élèves, certains enseignent déjà. C’est toujours le cas. Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin pour que tout le monde ait compris que ce jour-là, les profs aussi éprouvent une sorte d’appréhension et que ce titre n’est pas une armure d’argent. Mais s’il l’était, le mieux à faire serait de l’avaler pour en faire un sabre.
À la question : « pourquoi suis-je plus à l’aise que vous dans l’exercice de parler en public ? », on me répond souvent que c’est une question d’habitude. Mais il y a de mauvaises habitudes. Il s’agit de faire la différence entre la quantité et la qualité. Entre l’habitude et l’expérience. L’expérience exigeant, elle, de la méthode, de la curiosité, de la patience, de l’honnêteté, là où l’habitude vient toute seule au bout de quelques fois.
À la question : « pourquoi suis-je plus à l’aise que vous dans l’exercice de parler en public ? » un élève qui semblait taillé dans la roche de la résignation a répondu : vous en avez l’air. C’était bien vu, et j’aurais tant aimé qu’il en ait aussi, non pas l’air, mais de l’air.
À la question : « pourquoi suis-je plus à l’aise que vous dans l’exercice de parler en public ? » une corniste qui portait aux oreilles deux pendants qui semblaient de larges reflets de cuivre a répondu : vous êtes une actrice, vous avez apprivoisé la scène. Et quelque chose vibrait chaleureusement dans sa voix qui m’a fait me baisser jusqu’au sol et passer une grande main de caresse sur les planches, comme j’aurais fait pour le dos d’un animal immense. Ce faisant, j’ai senti combien elle voyait juste.
À la question : « que se passe-t-il pour vous quand vous entrez en scène ? » un grand gaillard d’élève m’a répondu : on a peur. J’ai insisté pour savoir de quoi, exactement. D’être nu, a-t-il précisé avec une telle évidence, que cela ne pouvait s’entendre que littéralement. Comme dans ces cauchemars où on a oublié de mettre culotte et pantalon le jour de la rentrée des classes, lui ai-je demandé ? Le mot nu, qu’il avait amené lui-même pourtant, lui a sauté à la figure. Un mot rouge. Non, quand même pas, a-t-il conclu en riant un peu, sans en avoir l’air tout à fait convaincu.
Et dans le demi-sommeil des petites heures, elle était d’une eau noire où passait le reflet des pensées en nuages dans un ciel de lune. De son corps l’enveloppe lourde ne comptait pas plus qu’un puits peut-être, une coupe oubliée au fond du jardin, une flaque assez profonde pour que les oiseaux viennent y tremper leurs pattes et leurs becs. Elle n’était plus que l’eau et croyait, par instant même, n’être plus que le reflet sur l’eau. À la porte, les choses à faire attendaient, rappelant avec une insistance têtue, leur impatience de chiens du matin, la laisse dans la gueule. Tout était loin, elle n’était presque pas là et se rendormait et s’éveillait à nouveau en une fraction de seconde. Seule la pensée de lui pouvait troubler cette espace. Pensée sans visage, sans nom, évocation, souvenir… comment appeler ce trait qui crevait le reflet comme un acide plongeur ? Comment après toutes ces années, tout ce chemin, le laissait-elle encore advenir ? La culpabilité, cette illusion qu’il aurait pu en être autrement et qu’il ne tenait qu’à elle.
Prouvant là leur flair
Les policiers se sont garés
Tout près des lavandes
Les dormeurs écrasent
Les lits de lavandes bordés
Par les maréchaux
Au bord du canal, une énorme vache noire et blanche qu’on aurait cru morte, allongée si près de la rive.
Un détail chiffonne Nadine. Ça se voit sur son visage, quand on la connaît bien, quand on la connaît comme Roland, qui l’a épousée voilà plus de quarante ans, comme le temps passe, on ne voit plus que ça. Il sait mieux que de poser une question, mais il ne supporte jamais bien longtemps de la voir parcourir la maison une corbeille de linge au bras sans tout à fait toucher le sol, cet air qu’elle a quand elle est chiffonnée par un détail. Voilà un quart d’heure à présent qu’elle n’écrit pas la liste des courses, le stylo bille bleu qu’il lui a offert pour sa correspondance à l’occasion de leurs noces de… métal ? Argent ? Stylo ? reste suspendu dans sa main à quelques centimètres de la feuille où elle n’a noté qu’un des effets qu’il devra rapporter. Elle le sent rôder autour d’elle, en vision périphérique, il a toujours sa place dans ses chiffonnements. Il désapprouve la façon qu’elle a de se fixer sur un détail. Ce qui lui apparaît comme un comble, puisque Roland est miniaturiste reconnu. Elle ne veut pas savoir que sa désapprobation ne va pas tant au détail qu’à la fixité qu’il déclenche chez son épouse. Still life. Il fait parfois ce cauchemar où Nadine pose pour lui et quand il relève les yeux de palette, elle s’est transformée en poire… Il s’est approché de la table où elle est toujours assise devant la liste. Il lit : 18 Watteau.
La dégustation suppose une attention particulière à l’ingestion d’un breuvage, d’un aliment. « Bonne dégustation » s’appliquant à n’importe quel aliment, présenté dans n’importe quel contenant (le message s’affichant sur les distributeurs automatiques à réception de la commande), serions-nous entrés dans l’ère du tout gastronomique ? Est-ce que la serveuse du restoroute s’illusionne sur le croque-monsieur qu’elle me vend ? Je ne crois pas. Cependant, elle présuppose ma capacité à jouir de chaque instant de mon existence. Il est notable que les applications de méditation proposent des programmes pour « manger en pleine conscience ». Si cela peut nous inciter à ne pas gober notre déjeuner en moins de dix minutes, on ne saurait s’en plaindre. Cependant, le temps de pause du déjeuner, de deux heures trente dans les années 80 est tombé à vingt minutes aujourd’hui. Ces deux heures trente étaient évidemment l’occasion de déjeuner avec d’autres êtres humains, des collègues, de vivre avec eux… Par la dégustation de mon sandwich de midi, je devrais accomplir le miracle d’entrer en communication avec l’univers. Seule. Tellement vivante. Or, c’est là le hic : il y a eu retournement du zen. En lieu et place d’une attention flottante, où pensées et sensations nous traverseraient, nuages de passage dans notre grand ciel, voilà qu’il faudrait les étreindre toutes, sucer leur substantifique moelle avant de les laisser partir. Et ainsi, la pause est devenue un moment d’intensité supplémentaire. Je voulais m’asseoir, ôter mes lunettes et frotter les ailes de mon nez, m’abandonner à la fatigue du milieu du jour, de la semaine, du mois, de la vie en mangeant un morceau.
« Bonne dégustation » fait une allusion directe à ce qui va se passer dans ma bouche, puis dans mon système digestif. Les avancées technologiques en termes d’imageries médicales et de communication avalisent ce genre d’intrusion. On se montre tout. Le dehors ne suffit plus depuis longtemps, il faut également et sans réserve faire montre du dedans, que ce soit dans le domaine des sentiments (qui ont d’ailleurs pris l’appellation plus scientifique « d’émotion », une IRM de nos émotions) ou dans celui des organes (j’aurais dû me méfier quand le mot « organique » est entré dans la bergerie du conservatoire d’art dramatique, par le biais d’un professeur américain, par ailleurs vénéré). On se montre tout, on se parle de tout. Le rituel consistant à dire « s’il vous plaît » en posant sur la table la tasse de café commandée a vécu. Moi aussi.
« Bonne dégustation » appartient à la catégorie des souhaits déplacés. À l’instar de « bon courage » quand il est dit sans ironie ou sans objet : s’entendre souhaiter « un bon courage » alors qu’on est en vacances, par exemple, est tout à fait incongru. Peut-être la buraliste fait-elle référence à la pénibilité intrinsèque de vivre ? Il a bien sûr fallu un certain courage pour signer le pacte faustien au sortir de l’adolescence pour rester dans la partie… mais en ce qui me concerne, je crois que la curiosité l’emportait largement sur le courage. Et ce moment difficile est bien loin désormais. Pour ce qui est du reste de la vie — là encore, je ne parle que pour moi — hors les périodes tranchantes de deuils, il ne faut rien exagérer, je fais face à la journée sans ce courage qu’on nous souhaite. Deuxième hypothèse : la buraliste aimerait que je lui souhaite du courage. Un peu comme on dit « Je t’aime » pour entendre « je t’aime aussi » en réponse. Troisième hypothèse : la buraliste ne pense pas à ce qu’elle dit. Elle répète un vocable en vogue. « Bonne journée » faisait parfaitement l’affaire depuis l’antiquité, mais comment vendre, sans créer l’illusion du renouveau insatiable de notre désir. Par exemple, comment vendre un nouveau téléphone quand l’ancien fonctionne très bien, sans un habillage qui lui confère l’attrait de la nouveauté, l’inscrit dans notre temps, où les ères ont désormais une durée qui peine à excéder six mois. « Bon courage » ressemble aux accessoires payants pour les petits avatars qui nous représentent sur les réseaux sociaux en ligne, dans les jeux vidéo… Ces habillages des échanges entre êtres humains créent l’illusion de leur nécessité, tout vidés de leur sens qu’il soit. Il m’arrive, bien sûr, hélas, d’être découragée. J’apprécie alors que des personnes de mon entourage m’encouragent. Si des inconnus le font, cela devient beaucoup plus délicat, puisqu’ils me signalent ce faisant, que mon état d’esprit est visible à l’œil nu. Le souhait du courage est dans ce cas un outil de mesure intime extrêmement utile. La même formule dispensée systématiquement le dérègle. Mais je ne vais pas ennuyer la buraliste avec ce genre de considérations, puisqu’elle a dit « gentiment », qui est devenu paradoxalement le synonyme de « sans faire attention ».
L’obsession photographique qui a pris possession de toutes les personnes dotées d’un téléphone portable, il refusait de s’arrêter à la considérer simplement comme une tension vers l’ego. C’était la conclusion des convives réunis ce soir-là, au terme d’une longue discussion consternée, où chacun et chacune s’étaient obstinés à considérer le monde, les gens, comme s’ils pouvaient y être extérieurs. Quand il prit finalement la parole pour annoncer doucement son désaccord avec cette interprétation, un instant suffit à lui rappeler combien s’il n’était pas des leurs, c’est qu’il ne faisait aucun effort. Il faudrait d’abord s’entendre sur ce que recouvre le terme de « narcissique ». Une escouade d’yeux se leva au ciel du lustre, dont la matière et la façon n’étaient pas sans évoquer une multitude de minuscules épées de Damoclès. Je pense, ajouta-t-il pourtant, que c’est notre archaïque attirance pour la lumière et ses jeux qui nous induit dans cette prise d’images compulsive et insatiable. Elles sont autant de prises de guerre dans notre combat contre ce qui nous échappe, ce qui s’échappe… Une femme qui lui avait montré mille grâces aux hors d’œuvres poussa un soupir appuyé, en parfaite harmonie avec le fard métallique couvrant intégralement ses paupières, deux petits boucliers de bronze qu’elle actionnait à volonté comme un rideau de fer entre elle et « le monde », lui avait-elle expliqué. Il inspira profondément, recyclant, en quelque sorte, le luxueux soupir de sa voisine et s’en voulut un peu de ne pas s’empêcher de conclure son propos par une sentence : c’est-à-dire de ce qui a déjà toujours manqué.
Maison bleu turquoise aperçue dans une petite gare du Nord de la France, depuis les voies. Encadrée par deux géantes de briques. David Lynch. Elles sont posées sur une petite butte de pelouse, sans barrière. La sensation des États-Unis est si puissante, une impression iconique telle qu’on s’attend à en voir le drapeau s’élever sur un mât. Le mouvement du train dévoile finalement sur le fronton de la maison l’inscription, partiellement cachée à l’arrêt par le feuillage d’un arbre lui aussi très « américain ». ARTISAN DE LA LUMIÈRE
Passé la cinquantaine, on se plaît à croire qu’on est moins crédule, moins sujet à se faire des illusions. Je pensais, sérieusement, que nous avions quelque chose de durable, un lien solide qu’un moins et demi de séparation ne pourrait que renforcer. Je suis attablée seule à la terrasse de notre café. Je ris jaune de ma naïveté. Le moineau est un oiseau volage.
Au seuil des vacances, les enfants pratiquent une politique de la terre brûlée, condensant en une journée toutes les bêtises dont le prochain départ les prive.
Parfois la jungle est le sujet. Ou la confusion. Parfois, on vient pour se perdre, pour se semer soi-même, pour déposer ce gros ego qui nous colle aux basques à longueur de temps. Parfois on ne cherche pas à se cultiver, mais à s’ensauvager. On ne va pas aller se faire dévorer par un tigre pour prouver quoi ? Parfois on a besoin de se prendre une grande claque, d’avoir la tête qui tourne, de ne plus savoir où on en est, mais seulement d’en être, d’y être, là où ça tangue sévère. On fait avec les moyens du bord. On ouvre un livre, on va au théâtre, au cinéma. On se laisse prendre par un tableau. On entre dans la chambre d’échos de la musique. On n’y comprend rien. Enfin.
Pour monter Dans la Jungle des villes de Brecht, Stéphane Braunschweig a nommé deux techniques de mise en scène. Prendre une machette et se tailler un chemin à travers la pièce ou bien braquer un projecteur sur la jungle. (Il a choisi la seconde).
Chandler écrit des nouvelles qui deviennent des romans. Non, c’est mal dit : Chandler écrit des nouvelles qui deviennent un roman. Alors, oui, c’est la jungle.
Il y a, dans Le Grand Sommeil, un Owen Taylor, dont Howard Hawks n’a jamais su s’il se suicidait ou s’il était exécuté. Ce n’est qu’au milieu du tournage que cela semble lui poser véritablement question. Il demande de l’aide à son scénariste, William Faulkner (oui, celui-là) qui télégraphie à Chandler. Pauvre retour : Chandler n’en sait rien non plus. Cinq ans plus tard, dans une lettre à son ami Jamie Hamilton, il rapporte les faits : « They sent me a wire ... asking me, and dammit I didn't know either ». À chaud, on peut en tirer au moins trois leçons. Tout d’abord, Chandler n’a pas besoin de tout décider pour écrire de bons livres. Un roman noir vit bien avec ses zones d’ombres. Ensuite, certaines choses ne peuvent apparaître que dans le feu de l’action, quelle que soit la qualité de la préparation en amont : on a du mal à croire que Howard Hawkes et ses trois scénaristes aient préparé le scénario par-dessus la jambe, cependant c’est en tombant sur le cadavre de Owen Taylor incarné par un acteur que la question est apparue. En qualité de lecteurs, ils s’étaient bien accommodés de ne pas le savoir, mais soudain, pendant le tournage, la question de la compréhension du public à venir change la donne. On n’est plus seul avec l’œuvre, la salle, même vide, est désormais habitée. Enfin, il est indispensable de s’entourer de personnes de qualité pour faire une œuvre majeure.
En anglais, film noir se dit film noir.
Ce matin, deux apparitions homériques avant le café.
« L’Iliade est-elle possible, demande Karl Marx de façon rhétorique, quand la presse à imprimer et même les machines à imprimer existent ? N’est-il pas inévitable qu’avec l’apparition de la presse, le chant, la narration et la muse s’arrêtent ; c’est-à-dire que les conditions nécessaires à une poésie épique disparaissent ? »
In Neil Postman, Se distraire à en mourir, Ed. Pluriel, Traduction : Thérèsa de Chérisey
(…) tournant par conséquent tout de suite à droite pour aller par une arche à la grotte des Pins et, au-delà, faire quelques pas et se retourner pour voir partir le jardin anglais, un pâle soleil venant faire vibrer la façade de l’aile de Louis XV qui donne de ce côté, assez belle dans sa régularité massive mais qui pour exister a dû détruire l’aile même où avait été déployé sous François Ier la fresque de l’histoire d’Ulysse, probable chef-d’œuvre de gigantomachie mélancolique, comme le laisse imaginer ce qu’on peut voir ailleurs dans le château.
In Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Bassin des carpes, cour des adieux, Ed. Seuil
Pour mémoire, la gigantomachie désigne le combat des géants. Dans quelle mesure l’atelier-spectacle Les Ithaques, tentait-il à nouveau et sans le savoir de représenter cette fresque disparue ? En regardant les images capturées par Ferrante Ferranti, j’entrevois parfois dans les corps cette ambition et cette mélancolie, sur les visages.
Il est arrivé que j’ai vu un homme, dont l’intérieur avait été dévasté par l’explosion d’un silo à grains au début des années 80. Il m’a conduite jusqu’à Avignon en plein été. Seul survivant, confié en désespoir de cause à la médecine de l’armée qui l’a rafistolé à mi-chemin entre l’Homme qui valait Trois Milliards et MacGyver, il venait de traverser l’Amazonie à moto, en compagnie d’un camarade de sa deuxième vie. Ils n’en étaient pas à leur première fois. Le secret étant de laisser sécher sur soi l’après-midi, les vêtements inondés de pluie le matin et à revendre en Argentine les motos embarquées à l’aller.
Il est arrivé que j’ai vu cet homme manger son déjeuner avec soin, méthode et minutie dans une pension de famille bien en deçà de sa condition, de son élocution, de son chapeau délicatement gris, du grand journal qu’il sait plier pour ne pas incommoder la population dense des endroits peuplés et confinés où il avait vécu, autrefois.
Il est arrivé que j'ai vu un petit garçon dans un bar de Pigalle qui attend que son père ait fini de boire. Ses jambes pendouillent sur la chaise où on l'a installé. Il dessine depuis plus d'une heure sur la même feuille. Il l'a d'abord barbouillée avec son unique feutre rouge, mais la soirée avançant dans la nuit, il est devenu plus méthodique. Il réfléchit en portant le stylo à sa bouche et les petites lumières de la place mille fois reflétées sur la vitrine captivent ses yeux fatigués comme les lucioles d'un conte pour dormir. Au comptoir, le père lui tourne le dos. Son débardeur de foot n'est pas tout à fait assez chaud même en cette saison pour son torse maigrichon. Il ouvre la bouche pour appeler et puis se décourage et baille. Une femme est là, la seule du bar, qui le regarde et lui sourit. Le petit garçon interrompt son bâillement pour lui sourire en retour. Il lui fait un signe de la main comme si elle était dans un compartiment de train et lui, sur le quai.
Il n’a plus jamais fait aussi chaud que cet été-là. En sortant de ta chambre, j’achète des tennis vert kaki. Elles me font des pieds minuscules. Des pieds d’enfant. Elles n’ont rien d’exceptionnel. De ces chaussures de toile qu’on enfile sur des pieds nus, et qu’on retire sans se donner la peine de défaire les lacets. C’est la première fois que j’achète ce genre de chaussures. J’ai bien compris pendant ma visite que dorénavant rien ne marcherait plus comme avant. Je les porte tout de suite. Il n’y a plus de temps. Je prends un train vers le Nord en fin d’après-midi. Quand tu m’appelles, ce soir-là, je suis dans le jardin, dans l’ébauche du jardin derrière la maison, qui vaut déjà mieux que toutes les villes à mon avis. Pas au tien, mais tu ne l’aurais pas dit, si tu avais pu venir. Ce n’est plus une affaire de semaines, mais de jours, me dis-tu. Tout à l’heure, à l’hôpital, dans la tranquille pénombre des stores abaissés, les mois avaient déjà disparu. Un éclat de rire saute le mur du jardin voisin. La jeunesse se fait tourner la tête à la bière de soleil en attendant que la nuit tombe pour tricher la fraîcheur. Quelques jours, ne te précipite pas. Viens le 15. Le 15 c’est bien. Mes chaussures sont plus vertes que l’herbe. Dans la cuisine, on fait des crêpes.
Je les ai portées jusqu’à ce que mes os en aient percé la toile, et mon poids, troué la semelle de caoutchouc. Et encore après, alors qu’on voyait le dos de mon petit orteil par le trou. Il y a toujours quelqu’un pour s’extasier sur ces exquis petits pieds qu’elles font. Je les ai portées plusieurs années. Le jardin est une jungle dans un bocal. Il n’a plus jamais fait aussi chaud que ces jours-là. J’ouvre la boîte en carton de la nouvelle paire. Elle est d’un vert plus pâle, amande, d’une autre marque, mais enfin, l’essentiel est là, dans l’autre façon de marcher.
Une femme conserve dans le tiroir de son bureau un paquet intact de stylos Bic. Il provient d’un lot qu’elle a acheté pour la cérémonie funéraire d’un ami d’enfance. Les années passent sans que l’absence de cet ami proche ne lui pèse. Vit-elle dans une forme de sidération ou de simplicité ? Elle constate que l’air qui l’environne a changé, sans pour autant pouvoir dire en quoi. À la suite d’un banal accident de vélo, elle se retrouve bloquée chez elle pendant trois mois. Avec méthode, elle se met à vider ses tiroirs, à vendre ses vêtements, à donner les livres qui lui sont devenus étrangers. Quand il ne reste plus que la pochette des Bics, elle décide de les vider de leur encre en écrivant tout se dont elle se souvient de l’ami disparu.
Après le Louvre, le musée de Chateauroux a reçu la visite d'un malfaiteur. Deux tableaux précieux, un Portrait de Lépicié et un paysage de François Boucher, le Moulin, avaient disparu. Ils viennent d'être restitués par un complice involontaire du voleur.
Le Bulletin de la Vie Artistique, 1re année. No. 2 - 15 Décembre 1919Pascal Forthuny
La lecture de Paysages avec Figures absentes de Jaccottet en ce moment m’invite à dégager le tout-venant des réminiscences d’effluves usuelles, familiales, intimes. Il met un tel prix à dire au plus juste, en renonçant aux comparaisons flatteuses, en prenant le temps qu’il faut pour se mettre face à la sensation dans ce qu’elle peut avoir de plus nu, de plus cru, de plus vu, également, puisqu’il fait d’abord et surtout appel à ce sens et à l’ouïe. Le temps manque pour l’instant de cet exercice. À remettre…
Il n’est pas jusqu’aux concepts qui n’aient une odeur, si l’on y prête attention. La qualité de l’air, sa nature se modifie selon qu’on a pensé (et penser suffit déjà, alors dire…) liberté, imagination, dilemme, deuil, joie, délicatesse… Si l’air peut être sans parfum, il n’est jamais sans odeur et on peut la percevoir, infime, à l’apparition du mot dans le changement même qui s’opère. Si l’on prononce le mot, alors un peu de notre haleine se mêle à cet air qui l’environnait, accentuant et dénaturation du même coup l’impression furtive qu’elle avait produite sur l’adoration aux aguets.
Le cri perçant du merle embusqué dans les ramures du chemin passe sous mon nez un flacon de sel pour la distance encore à parcourir entre chien et loup, avant de mettez pied à terre.
Les jours de la maison brûlée sont comptés : elle défigure le port de plaisance dernier cri de notre ville. On s’étonnera peut-être qu’une autorisation y ait été accordée in extremis pour une exposition photographique et sonore. D’ailleurs, a-t-elle été accordée où assiste-t-on depuis la rive opposée à une installation sauvage ? Au fil des années, la « dernière maison du chemin » a été régulièrement squattée, taguée, murée… La commission régionale pour le développement et de la préservation de l’art spontané, ailleurs appelé street art (CRDPAS), avait manifesté un intérêt pour ce qu’elle qualifiait comme « un témoin essentiel des signes du temps ». Les riverains se félicitent du ferme refus opposé par la ville à la sanctuarisation de ce qui n’est plus qu’une ruine, dangereuse pour les enfants. Son accès, interdit par de hautes barrières, n’a pas empêché cette ultime manifestation : comment deux portraits en aussi grands formats ont-ils pu être suspendus aux restes calcinés de la charpente ? Quelle est la source exacte de la musique qui tourne en boucle depuis cette nuit ? Quelle signification revêt ce mélange de musique de chambre, de dub et de chant a capella ? Qui enfin a pu disposer sur la rive ces hautes jumelles périscopiques à travers lesquelles (et sans qu’il soit besoin de glisser une pièce pour ouvrir l’obturateur), on détaille le reste des photos de l’installation sauvage, plus intimistes ? Autant de questions qui circulent dans le petit groupe de voisins de la dernière maison du chemin, réveillé à l’aube par la diffusion énigmatique de ce qui semble être Les Variations sur un thème rococo de Tchaïkovski, d’après madame Pâris, professeure de piano au conservatoire municipale.
Une femme traverse les mythologies de ses deux familles en compagnie d’une petite morte de plusieurs générations son aïeule. La vivante et la morte, bien décidées à ne pas se laisser abattre par les idées préconçues et les interprétations psychologisantes sur leur condition respective, s’attachent à l’observation scrupuleuse des termes employés pour décrire leurs expériences successives. L’oreille minuscule de la petite morte appartenant à une époque révolue oblige la plus jeune à un décryptage systématique des énoncés. De nombreux témoignages, plus ou moins utiles ponctuent leur tentative de pénétration clinico-judiciaire.
Au retour, j’ai presque tout oublié de la route de l’aller. La barrière métallique, si laborieuse à passer avec son sas mobile pour les vélos où je me retrouve coincée entre la pédale qui butte contre l’axe et ma consternation renouvelée depuis l’enfance à être à ce point gauche et balourde, est-elle levée cette fois-ci ? Les orties débordantes qui obligent à un zigzag de haut niveau, à moins que de porter des manches longues et des pantalons aux chevilles, pour n’être pas brûlée, ont-elles été coupées ? De mon long périple, ne me reste que la guirlande du pâle 14 juillet de bord de chemin avec ces fleurs bleues, blanches et roses, une vertigineuse odeur de pommes, dont je suis certaine qu’elles étaient croquantes sans même les avoir vues, et le vent, qui traverse mon crâne d’os comme il traverse la charpente brûlée de la maison au bout du chemin, dernier vestige avant la modernité des immeubles en construction, où déjà les balcons rouges ou jaunes accueillent de petits transats et des bambous en pots, tandis que d’autres sont encore béants, ouvrant leur gueule de parking sans fond sur le petit port de plaisance et s’affichant là, tout gris, sans gêne aucune dans leur mue temporaire. Le vent qui s’engouffre là-dedans n’est pas celui qui va et vient librement par moi. Ma carcasse, ouverte sur le dessus, carbonisée en arêtes d’aile de corneille à force de vivre est semblable à la vieille maison dont je m’étonne à chaque passage que son environnement bien sous tous rapports souffre encore sa présence.
Je ne suis pas… comme ils disent, là… sans arrêt, c’est in… cessant, ils disent ça, ils le répètent, à la longue ça a l’air… On y croit. Les gens le croient et moi… par moments… parfois… pas tout le temps, mais parfois, moi… le doute me saisit, c’est un corps par derrière et les bras serrent si fort, je peux à peine respirer, ça appuie… non, je ne sais pas… pas toujours, pas toujours exactement… mais qui ?... qui le sait ?... Il faudrait tout enregistrer tous les jours, toutes les nuits… comme vous le faites, mais c’est pour la mémoire.... c’est différent, professionnel, pour se souvenir, pour le livre.... eux, ce ne serait pas pour la mémoire… des preuves, ils veulent des preuves que je suis… comme ils disent, je crois.... parce qu’ils me trouvent dans le jardin, le matin, alors tout de suite, je suis… parfois, oui, je crois être éveillée et je dis des choses… j’ai cru voir des biches et des flambeaux par l’ajour des volets, je m’étais assoupie, dans un demi-sommeil, mettons… mais le jardin, ça n’a rien à voir.... le jardin, c’est autre chose, je ne suis pas… je n’arrive même pas à le dire… à me souvenir du mot qu’ils emploient… voilà, je ne m’en souviens pas, alors tout de suite, c’est une affaire d’état… comme s’il fallait se souvenir de tout… de tout ce qu’ils disent… comme cette fois, où ils ont fait un drame parce que nous n’avions pas conservé tous ses cahiers d’enfant… une preuve, avait-il dit et elle bien sûr… ils se sont bien trouvés ces deux-là pour nous faire une vie impossible… ils sont grands à présent, ils n’ont qu’à s’occuper de leur jardin. Leur fils, il en a des cahiers, vous croyez que ça les intéresse ?... Je vais vous expliquer pour le jardin, c’est bien simple… vous ne rirez pas vous êtes un professionnel quand même… les vieilles dames, ça se réveillent la nuit, mais pas pour les mêmes raisons que les vieux messieurs… la vessie, c’est secondaire… ils disent que je ne retrouve pas le chemin de ma chambre.... que je me lève pour aller aux toilettes et que je suis… que je me retrouve dans le jardin… je ne me retrouve pas dans le jardin… je vais dans le jardin. Je me lève… ce n’est pas si important la raison, l’important c’est levée, je vois la lune par la fenêtre… et je vais dans le jardin… j’ai cru que la lune passerait à la ménopause, je peux vous parler franchement, vous n’êtes pas du genre… la lune est encore plus forte chez les vieilles dames, jeune homme, je peux… elle sourit étrangement dans la nuit… je ne suis pas perdue, avec elle, dehors, je suis… je suis… ailleurs…
Cette nuit, je suis retourné chez Alice. Les cyprès dépassaient le muret d’au moins trois têtes. Ils étaient presque jaunes de soleil à force d’être verts, mais je ne sentais pas de chaleur sur mon bras. J’ai eu du mal à entrer par le petit côté, l’herbe aussi avait follement poussé et entravait la petite porte bleue. Le jardin avait l’air d’un labyrinthe abandonné où les haies négligées interdisaient le passage convenu pour en ouvrir d’autres, au ras du sol, près de leurs pieds qui s’élevaient semblables en troncs à présent, tandis que leurs branches basses se retroussaient comme une nappe. Tout à coup, je suis devant la maison, mais impossible d’entrer pas la véranda, elle n’a pas encore été ajoutée. Je remarque la porte en accordéon d’un garage. De guingois, elle a probablement été forcée. Instinctivement, je lève mes yeux vers la fenêtre de la chambre, personne, des fleurs de hasard mêlées de mauvaises herbes débordent du bac de pierre. Sitôt la porte en bois écartée, je suis dans le salon vert. Je me rappelle l’avoir peint avec deux feutres différents. Sapin et pomme. Ce que j'avais sous la main. J’entends un bruit dans la cuisine, mais avant d’y parvenir, mon œil est attiré par une porte inconnue, sous l’escalier. Je sais immédiatement qu’il s’agit de la porte de la cave. Pourtant je mettrais ma main à couper qu’il n’y en a jamais eu chez Alice. Une porte trop de fois repeinte, on la dirait faite de caoutchouc jaune pâle. Les escaliers sont raides. Il faut baisser la tête pour ne pas se cogner à une étagère renfoncée là, qui supporte de lourds bocaux de verre. Le Parfait. Quelque chose cloche. Le contenu… en bas la chaudière marche à fond. La flamme qui brille dans la petite lucarne suffit à éclairer les moindres recoins. Elle est ouverte comme une locomotive où l’on jetterait du charbon. Il y a au moins un mètre de poussière par terre. Elle forme un tapis qui ressemble à ces couvertures grises qu’utilisent les déménageurs. Elle recouvre sûrement quelque chose d’autre que le sol, quelque chose de creux, une table, un buffet, un coffre, sans quoi je ne tiendrais pas aussi bien debout. Et voilà que la poussière s’écoule par un trou que je n’avais pas vu dans l’angle de la pièce, tirant la couverture sous mes pieds comme pour un tour de magie ! Mais je ne reste pas en place comme les assiettes et les verres en pareil cas, je tombe et je suis emporté vers le puits qui avale tout dans un tourbillon de sable. J’ai l’impression que le temps m’est compté. Qu’il ne me reste plus que quelques secondes pour attraper quelque chose… Je retombe sur mes deux pieds. Il fait noir d’abord. Un grand silence règne. Il donne la mesure de ce nouveau palier sous-terrain. Immense, ramifié, complexe. Un néon clignote. Il hoquette des lettres sur le carrelage. Je suis dos aux rails dans la station Exelmans.
À un moment de mon adolescence, un livre a été publié sur ma grand-mère, Alice. Je l’ai probablement eu dans les mains, je me souviens vaguement de ma fatigue à la seule des premières lignes de la quatrième de couverture. Elle n’était plus vivante à cette époque-là… je veux dire qu’elle était décédée depuis quelques années. Nous vivions à l’étranger avec mes parents, mais je fréquentais le lycée français ce qui accentue ma difficulté à savoir véritablement où j’étais quand on m’a parlé du livre, ou montré le livre. J’avais perdu pied avec Alice depuis… Je voulais dire contact. Nous n’avions plus de contact quand elle est morte. Je ne savais pas qui avait écrit un livre sur elle, c’est-à-dire, sur son cas. Un médecin… Je ne l’ai pas lu. J’ai dit que je l’avais trouvé intéressant quand on m’a interrogé à ce sujet. Je me souviens que ma professeure de biologie m’a demandé s’il s’agissait de ma grand-mère. Elle m’avait retenue après la classe pour ne pas m’embarrasser ni s’embarrasser elle-même devant toute la classe. Je m’appelle Robert Dewhite, ce n’est pas un prénom très commun pour quelqu’un de mon âge ni un nom de famille très courant pour un Français, c’est ce qui lui avait mis la puce à l’oreille. Il faisait très chaud à ce moment de l’année. Je crois que je n’avais jamais entendu parler du livre avant. Mes parents avaient une fois de plus voulu me préserver, c’est ce qu’ils m’expliqueraient quelques mois plus tard, pendant le déménagement. Quoiqu’il en soit, c’est là, dans le laboratoire, au milieu des paillasses que j’ai menti pour la première fois… Enfin, j’avais déjà menti, évidemment, mais cette fois-là avec madame Bejjani, je sentais que ce mensonge m’engageait pour des mois, jusqu’à la prochaine affectation de mon père. De grosses gouttes tombaient sur mes mains pendant que je débitais des banalités sur ma grand-mère. Pas de chance, oui, je l’aimais beaucoup, un médecin exceptionnel. J’essayais de ne pas contrarier ce qu’elle m’apprenait sur Le Cas Alice A. Elle a dû me trouver pathétique, j’étais pathétique, je dissimulais très mal à l’époque. La flamme du brûleur à gaz n’était pas éteinte. C’était un des derniers cours de l’année. Nous avions fait de l’eau de rose par distillation. L’odeur me suffoquait, ou une honte que je n’avais pas vu venir ? J’ai cru qu’elle me plaignait, j’ai pris mon meilleur air de pauvre gosse pour couvrir ma gêne. Je tremblais comme dans les cauchemars d’interrogation surprise au tableau, nu devant la classe. Elle gardait le livre dans ses mains en parlant, je voyais qu’elle y tenait. C’est alors qu’elle a dit qu’elle m’enviait d’avoir eu une grand-mère comme « Malice ». Je lui ai fait répéter. J’ai cru qu’elle avait fait une faute de prononciation.
Une femme opte pour un changement radical de carrière à l'approche de la cinquantaine. Elle rentre en apprentissage dans une station touristique où elle n'a pas remis les pieds depuis une trentaine d'années. Les éléments les plus prosaïques de son quotidien se combinent alors avec ceux du passé dans un jeu de compas. Les fantômes pèsent à peine plus qu'un souffle d'air et c'est une autre permanence dont elle fait l'expérience simple, face aux montagnes, le temps d'une saison.
La personne qui aura produit le billet en or pur est conduite, les yeux bandés, par un dédale de tunnels jusqu’au lieu de la représentation proprement dite. En sorte qu’elle aura traversé la ville pour arriver là, ce qui représente tout de même un périple d’environ deux heures. Sa concentration, initialement aiguisée, avide, chevillée à sa mémoire se sera émoussée à force de détours et de l’omniprésence de l’humidité et du cliquetis d’un trousseau de clefs accroché à la ceinture de son guide. Il est fréquent qu’une forme d’étourdissement voire de cécité momentanée succède au retrait du bandeau. Celui-ci a lieu au bord d’un grand espace circulaire, quand la lumière de l’aube traverse le dôme de verre qui la surplombe. Des corps, revêtus de leurs seuls sous-vêtements jonchent le sol. Une crise de panique peut alors se produire, bien que rien n’indique que ce soient des cadavres. Le guide a disparu, le cliquetis de ses clefs reste lointainement perceptible. L’expérience est totale quand le sujet atteint le centre de la pièce, occupé par une magnifique mosaïque byzantine représentant des iris. La beauté de cette mosaïque provoque le désir irrésistible d’en occuper le centre d’or. Dès cet instant, les corps assoupis respirent profondément ensemble, jusqu’à atteindre ce que les marcheurs appellent La Résonance. De concert, ils bougent, roulent, se retournent, tombent pour ceux qui étaient allongés sur les marches du grand escalier ou en équilibre sur un divan. La combinaison des scansions de leurs mouvements et de leur lenteur provoque une forme de transe tellurique sur le sujet qui croit être le cœur de ce dispositif, tandis que derrière les grands miroirs, le public, confortablement installé assiste au ballet.
Il était parti à peine trois semaines. Dans ces premiers voyages en solitaire, les pieds dans les traces fraîches du précédent aller-retour avec Selim, il ne s’égarait pas et le compte du temps restait bien présent à son esprit. Il avait eu du mal à reconnaître l’immeuble. La devanture laquée de voir et d’or faisait apparaître des colonnes à tête de femme de part et d’autre de la porte monumentale. Il n’aurait pas pu jurer qu’elles n’étaient pas là à leur arrivée à Vienne, mais voilà qu’elles surgissaient du mur à présent, penchant leur regard oblique vers le visiteur. Il n’avait pas l’intention d’entrer par là de toute façon, mais la veille de ces gardiennes inattendues l’en dissuada tout à fait. Il trouvait quelque chose d’anormal à la fixité de leurs yeux sans iris, et bientôt il se persuada que ces statues faisaient un effort considérable pour ne pas fermer un instant leurs lourdes paupières. Il passerait par-derrière, comme à l’accoutumée. Non pas par l’entrée des fournisseurs, encore fermée à cette heure de la nuit, mais par l’autre, dont lui seul a la clef. À chaque départ, Selim lui met autour du cou, même dans le cas où il l’accompagne. Osmin est le gardien du Sérail. Cette phrase, il se la répétait chaque jour de son absence, en pensant au Maître et à la Soigneuse qui l’attendaient à Vienne. Dans quelques minutes, il rendrait la clef à Selim, puis il monterait sur le toit contempler le lever du jour sur la ville. Les autres attendraient dans la voiture pendant ce temps-là. Il préférait entrer seul. On ne pouvait jamais savoir avec Selim, à quel point les choses auraient mal tourné. L’entrée est dissimulée dans un recoin du porche à l’arrière du bâtiment. Il faut dégager quelques caisses qui sont entassées là à demeure. C’est plus pratique ainsi et l’entrée est escamotée aux regards. Le tout est de reconstituer leur approximatif bazar avant de refermer la petite porte sur soi. Il n’a pas besoin de lumière pour remonter le couloir jusqu’à un prochain vestibule, ou il retire ses chaussures. La porte suivante donne sur le vestiaire, derrière les cintres. Il a du mal à l’ouvrir, quelque chose est mis en travers qui bloque l’ouverture complète. Il parvient à passer sa grosse tête et tombe sur un corps, recouvert d’un manteau. Il reconnaît immédiatement la femme qu’on appelle « le Vestiaire », puisqu’à part lui, ils ont décidé que chacun porterait le nom de sa fonction. Il n’a pas crû un instant qu’elle puisse être morte. Il sentirait ces choses-là. Elle a cependant une apparence inédite dans son sommeil. Les yeux fermés sur la nuit, elle oublie qu’elle est aveugle. Ses rêves regorgent des mêmes images colorées et volumineuses que celles dont la mémoire se trouve chargée, toutes les fois où, paradoxalement, on n’a rien vu, en écoutant une conversation à travers un mur, dans les parties de colin-maillard de l’enfance, dans l’obscurité d’une chambre d’amour ou de terreur. Il reste un instant captif des rapides mouvements de ses yeux sous les paupières closes. La pensée des truites furtives glisse le long de sa colonne vertébrale. Il enjambe alors la dormeuse et écarte les costumes suspendus aux cintres avec discrétion : des corps jonchent la grande mosaïque aux iris au pied de l’escalier monumental, les marches, de petits canapés bleu nuit qu’il n’a jamais vus. Rien pour les couvrir que leurs sous-vêtements. Certains ont encore un objet dans la main, un verre, une liasse de billets de banque, une chaussure. D’autres dorment presque assis, le dos contre la colonnade qui fait le tour du grand vestibule. D’autres encore semblent ne pas finir de tomber en arrière. Leurs respirations profondes, légèrement sonores pour certaines font tourner la pièce comme la roue du Prater. La lumière de l’aube qui coule du dôme blanchit leur peau au point qu’on pourrait croire que l’eau a envahi l’entrée et les étages, et leurs membres déliés flottent dans le bain de leurs rêves. Seul Selim a conservé son manteau. Il gît, la tête renversée sur un degré. Le vêtement ne suffit pas à cacher les cicatrices, mais surtout le sommeil a fait sauter toutes les sutures qui lui permettent de sauver la face pendant la journée. Son visage est semblable à celui qu’il avait quand Osmin l’a trouvé. Les ecchymoses ont depuis longtemps disparu de la surface, le savoir-faire de la Soigneuse les a même repoussées si loin vers l’intérieur qu’Osmin a pu croire le Maître guéri. Mais dans l’abandon épuisé de la fin de la nuit, les traits se distendent et laissent voir par des crevasses insoupçonnées la douleur intacte, le chagrin immense, la honte de ceux qui ont regardé leur peur de trop près. La Soigneuse n’a pas eu le temps de ranger sa seringue avant que le sommeil ne la saisisse. Une veine enflée bat sur sa tempe, comptant les battements de cœur de son patient, dont elle tient encore le poignet entre ses doigts. En dépit de la fatigue, elle fait exactement son âge, et même Osmin, qui ne se souvient de rien, peut voir qu’elle n’a pas vingt ans. Arme au poing, le garde du corps est couché le long de la porte monumentale. Il faudrait quelqu’un pour veiller. Osmin est le gardien du Sérail. Il s’assied au milieu de la pièce qui tourne encore. La Soigneuse ouvre un œil. Il faudra aménager des chambres pour le personnel. Rome ne s’est pas faite en un jour. Au moins, chacun aura pris soin de plier convenablement son costume avant de s’effondrer. Osmin est rentré.
Un homme profondément blessé monte de toutes pièces un théâtre où se rejoue sous des formes de plus en plus distanciées son accident. Si cette catharsis l’éloigne du lieu de sa tragédie, elle s’avère spectaculairement addictive pour le public choisi qui visite son établissement. À ses côtés, un homme à qui il doit la vie et une femme qui lui permet de la conserver en dépit de son état critique se demandent comment vivre sans lui.
Tu étais bien cachée, petite maline. Pas un portrait de toi. De linge marqué à ton nom dans un grenier. À ton sujet, aucune de ces anecdotes que les vieilles personnes disent à la fin des dîners, quand tous les sujets anodins ont été épuisés, quand le compte du présent sont terminés et qu’il faut, pour que la soirée dure encore un peu et parce que l’heure est venue, descendre dans ces caves familiales qui s’étagent sur tant de niveaux qu’on croirait pouvoir descendre avec eux jusqu’en chine, là où l’on marche la tête en bas, pour trouver les trésors enfouis des secrets dérisoires qui font les meilleurs des mythes. En conclusion, l’aïeul immanquablement soupire : eh oui, c’était ainsi, à l’époque, tandis qu’il racontait l’histoire épouvantable d’un cousin, d’une tante, d’une connaissance, et la mort prématurée qu’ils avaient connue. Un temps, le temps du récit, ces vies dès longtemps disparues fortifient son sang trop liquide comme une sauce qu’il aurait rallongée cent fois d’un peu de bouillon gras, puis clairet et enfin d’eau pure, pour parvenir au grand âge. Eh oui, c’était ainsi, à l’époque… et son soupire éteint la lumière qui l’a un moment habité. La mèche fume longtemps encore dans le silence du regret obligé : cette vivacité soudaine à parler des disparus est impardonnable. Quand on est bien élevé, on ne se réjouit pas trop fort d’être en vie et cet instant de contrition où la tête se baisse, le regard perdu dans l’étrange encens de l’air soudain épaissi, rappelle la messe du dimanche après que les clochettes ont sonné la transfiguration. Le rituel tire une tenture cramoisie, majestueuse et protectrice entre la minorité des vivants et l’immense foule des morts. Il tient aussi à distance le regret qui vrille d’avoir perdu qui l’on aimait d’amour ou d’amitié, ou plus simplement de ce temps révolu de notre vie où, cela apparaît à chaque histoire plus clairement, nous étions heureux. Tu n’as pas idée de tout cela, tu étais si petite et si bien cachée dans l’ombre longue de la petite morte la plus récente. Elle a éclipsé toutes les autres, au point que certaines vivantes s’en sont aussi offensées et ont parfois consacré leur vie à la combattre, agitant leurs poings et leurs pieds dans l’air vide, se cognant elles-mêmes par accident ou dans un geste décidément mutilateur pour donner corps à l’incomparable sœur morte, malfaisante, impunie. Tu aurais pu t’en offusquer, frapper des coups depuis le dedans des murs, rappeler à ta présence… mais elle avait tout : les photos en layette, le petit linge tricoté en attendant sa venue au monde, l’inscription sur les papiers officiels, la ligne d’encre sur le registre des baptêmes, les anecdotes poignantes de son avenir celé dès la naissance, les hideux procès des belles-familles prétendant que le sang de l’une ou l’autre portait seul la faute, la pérennité du petit ange de pierre au cimetière du village… tu t’es faufilée dans une vacance et sans tout ce fatras de preuves, tu es apparue au détour d’une conversation. Après la mort de sa femme, l’aïeul s’est lancé dans un classement d’archives sans précédent. Chaque soir, au téléphone nous évoquions la figure de cette épouse iconique, des souvenirs de leurs vies antérieures : leur rencontre, leurs habitudes à la ville, les petits voyages qu’ils avaient faits ensemble, sa famille à elle qu’il aimait tant… Le soir où tu es apparue, j’étais tout près d’un grand théâtre, dans les environs de l’entrée des artistes et je lui demandais s’ils l’avaient fréquenté quand ils vivaient à la capitale. Ma femme, oui, dit-il. En mourant, elle avait perdu tous ses autres titres. De son vivant il la qualifiait en fonction de qui la demandait : ta mère, ta grand-mère, ta tante. Mais depuis son décès, elle était toute à lui et il ne l’appelait plus que ma femme. « Ma femme aimait aller au théâtre entendre de l’opérette ». Quel rapport avec toi, me diras-tu ? Attends. Je lui demandais si elle y avait emmené d’autres membres de la famille, en visite. Je n’espérais pas apprendre quoi que ce soit de mes questions, simplement maintenir un fil, soudainement ténu, à travers le flot de souvenirs qui l’assaillaient dans la solitude et qu’il essayait de domestiquer dans des boîtes et des classeurs. Ta sœur, par exemple, elle est allée au théâtre quand elle vous a rendu visite ? Et il a dit le mot impensable : laquelle ? Le sol a tangué sous mes pieds. Confusément, j’ai su qu’il te révélait. Peut-être était-ce plus facile que d’envisager qu’il était en train de perdre l’esprit… N’importe, je lui ai parlé comme à un somnambule, avec qui l’on veut poursuivre la plus absurde conversation, sans qu’il se réveille, sans le faire tomber. Comment ça, laquelle ? Tu as une autre sœur qu’Edwige ? Edwige que j’ai connue, pingre comme pas une, Edwige et l’anecdote des affreux boudoirs pour le baptême de ses enfants, Edwige qui s’est bien battue, mais qui a tiré sa révérence à la cinquantaine… Oui, j’ai deux sœurs. Ah… le bord du toit, le cœur suspendu, l’apnée… Qui est l’autre ? Et il a dit ton nom : Lucienne. Il a dit quand dans la guerre. Comment tu avais été enterrée à l’alpage, mais où exactement. Pourquoi tu n’avais pas eu le temps d’être baptisée. Cela paraissait couler de source pour lui de ne jamais avoir prononcé ton nom. Il pensait l’avoir fait. Il n’a pas vu que tu avais joué avec lui, ton grand frère, ton aîné, une très longue partie de cache-cache. Il t’a retrouvée, Lucienne, ton ombre a projeté une grande lumière sur des générations de petites filles mortes, que la toute dernière avait éclipsées.
L’automne dernier, j’ai dû descendre une fois de plus à Avignon. L’objectif était double à chaque fois : voir mon fils et visiter des salles aussi dispendieuses que mal foutues pour jouer mon spectacle l’été suivant. Comme si le programme ne suffisait pas, entre les zones de tensions avec ma belle-famille et l’âpreté des négociations financières avec les propriétaires de garages à création, Emma insistait à chacun de mes voyages pour que je rencontre Brigitte Célérier. Emma, c’est mon ex, et nous ne nous sommes pas quittés assez fâchés pour disqualifier automatiquement ses conseils. Son insistance cependant porte des fruits inverses et c’est étonnant qu’elle ne l’ait pas encore remarqué, après toutes ces années de vie commune et toutes ces années de vies séparées. À moins qu’elle ne compte m’avoir à l’usure, et c’est précisément ce qui s’est passé. Pour quelqu’un de mon gabarit, la dèche est bien véritablement la mouise, et je peux le mesurer avec un centimètre à chaque voyage. Depuis la naissance de mon fils, j’ai fait beaucoup d’effort pour rentrer dans le moule, mais pour ce qui est des sièges de seconde dans le TGV, tout effort est vain. Une fois installé, plus question de bouger et respirer dans une si grande promiscuité représente un sérieux problème pour un vieil asthmatique dans mon genre. Me sachant coincé devant mon téléphone pendant la durée du trajet et réclamant de tous mes pores une diversion, Emma a relancé la question de la rencontre de Brigitte Célérier par un flux continu de minimessages assez drôle. Catherine de Russie avec un nez de clown, voilà comment je la présente à mes amis en son absence. Au milieu des saillies, un lien vers Paumée, le blog de la fameuse Brigitte. Elle écrit. Emma écrit aussi, des textes qui me tombent des mains, ou me mettent mal à l’aise. Heureusement, elle est si occupée à les écrire qu’elle semble se moquer comme d’une guigne que quiconque les lise. C’est une pause, évidemment, mais puisqu’elle veut la tenir, elle ne pas se montrer ouvertement déçue le cas échéant. Bref, Brigitte tient un blog et à ma grande surprise, je n’ai pas vu passer le voyage, occupé à l’éplucher avec une curiosité croissant pour son autrice. J’y ai recueilli des informations en nombre sur ses habitudes, ses coins préférés et ses horaires pour décider d’aller la rencontrer sans crier gare au marché couvert. Paulin, mon fils, était assez excité par l’aventure, bien qu’il soit trop petit pour vraiment comprendre de quoi elle retourne. Elle s’apparente à un de ses livres préférés, Où est Charly ? et qui le reste bien qu’il sache depuis longtemps répondre à la question pour chaque double page de l’ouvrage, les yeux fermés. Cela m’amusait de le voir courir sous la halle d’un stand à l’autre, scrutant les ménagères par en dessous leur cabas et attrapant au vol chaque femme brune qui lui semblait avoir l’âge requis en criant : « Brigitte ! » Je l’ai reconnue immédiatement, la petite cigale brune, à un des stands de poissonnerie. Elle ne mâchait pas ses mots pour faire savoir au vendeur qu’il n’était pas si frais que ça, son poisson et qu’en conséquence, une remise sur les queues de lotte serait un geste commerçant. Je me suis accroupi pour serrer Paulin contre moi et je la lui ai désignée en précisant : « Tu vois, c’est elle Brigitte ». D’un coup, ça l’a dégrisé et il m’a demandé confirmation, comme un pilote avant de déclencher une attaque, « C’est elle, Brigitte ? » Il s’est approché sans courir. Il avait l’air très impressionné d’un coup, et il se retournait pour vérifier encore et encore qu’il allait faire la bonne chose. Il était si petit soudain sous ses hauts plafonds… je l’ai suivi à quelques pas, de crainte que la presse des clients ne l’embarque. Il est arrivé près d’elle de son pas hésitant alors qu’elle se baissait pour prendre son porte-monnaie. Nez à nez, il a posé une main sur son panier et plongé son regard intimidé dedans. « Et qu’espères-tu donc trouvé là-dedans, mon garçon ? », lui a-t-elle demandé, passablement amusée. « Brigitte ! » a répondu mon Paulin. Elle a ri et je me suis présenté, en fan de Paumé. Elle m’a aidé à marchander des filets de sole, trouvant néanmoins la dépense exagérée, mais j’ai fait valoir que pour une rencontre longtemps remise, il fallait marquer le coup d’un coût et qu’Emma ne me pardonnerait pas la moindre radinerie. Je comptais en effet qu’elle acceptât une invitation à déjeuner et j’ai sorti mon subjonctif imparfait pour faire bon poids. Elle était fort pressée (j’aurais dû m’en douter, au vu de ses nombreuses activités), mais en constatant la moue dépitée de Paulin, elle m’a proposé de porter son cabas et de l’accompagner jusqu’à un foyer où les habitants, tous réfugiés, faisaient griller ce qui leur était tombé sous la main, ou du ciel, sur des barbecues de fortune. Elle nous a présentés à Hacène, qui a payé un aller-retour à nos soles, tandis qu’elle coupait de grosses tranches de pain bis avec un opinel d’une taille inquiétante dans ses mains si frêles. En un rien de temps, Paulin a trouvé un ballon et trois compagnons de jeu. Il vient de temps en temps nous rejoindre sur le muret où nous sommes assis Brigitte, Hacène et moi pour mordre une petite bouchée de son sandwich à la sole.
Un homme soucieux passe l’été avec son fils. Leurs identités sont usurpées par une vieille connaissance qui les met en scène avec d’autres dans les scénarios farfelus d’un feuilleton hebdomadaire. Au fil des semaines, les deux protagonistes se prêtent au jeu et décident de rencontrer les autres personnages, contrecarrant leurs propres plans de vacances et ceux de leur entourage.
Ce petit nom que tu me donnes, ce nom charmant et familier, aujourd’hui il faudrait lui adjoindre : « nécessiteux des chemins ».
Il s’agit d’accepter de confronter un idéal avec une pratique. Dans spectacle vivant, il y a vivant et vivant, ça veut dire mobile, donc imparfait, impermanent. Il s’agit d’accepter d’être d’abord déçu par cette confrontation. Ensuite, il reste à apprendre ce que c’est que l’amour.
« Musique, à toi seule mon exigence et ma sévérité. »
Le verset de Claudel résume assez bien ce que les professeurs, hommes et femmes, qui ont compté avaient en commun. Leurs enseignements m’accompagnent chaque jour, je pense à ce qu’ils ont pu me dire, à la place qu’ils occupaient et comment. Je résumerais en trois points : « qui peut le plus, doit le plus », un grand désir d’exactitude et l'amour qui les liaient au répertoire, à la pratique, à l’artisanat. Cette amour ne dépendait pas de moi, il n’avait pas de relation avec leurs élèves, mais nous pouvions le voir, vivre à ses côtés et il éveillait le désir de connaître, un jour une relation aussi intime avec notre pratique, sans nous laisser croire que tout se jouait en un coup de foudre. Je suis sortie de l’école en ayant confiance non pas en moi, ce qui ne veut pas dire grand-chose, mais dans la formation que j’avais reçue.
Quand j’étais au Conservatoire des acteurs, les profs nous disaient : ne montez pas sur scène si vous n’avez rien à dire. Et je me souviens des trajets de l’école à l’appartement, de l’appartement à l’école, surtout pendant la grande grève de l’hiver 95 avec cette neige tchékhovienne, où je me harcelais : tu as quelque chose à dire, forcément, tu as des idées, tu dois bien avoir quelque chose à dire sur scène… Je croyais qu’on nous demandait d’avoir quelque chose à dire « dans l’absolu », alors que c’est un lieu où personne n’a jamais pris la parole (pour moi, l’absolu est un genre de Terre Adélie, où seuls vivent des pingouins sur de grandes landes magnifiquement désolées). Mais pas du tout, j’ai fini par le comprendre, en mettant en scène, en enseignant : on nous demandait d’avoir quelque chose à dire avec les mots, par les mots, sur les mots que nous avions appris par cœur, et sur leur écho singulier en nous. Dans l’absolu, je n’ai pas d’imagination. Dans l’absolu, je ne sais pas quoi dire. Mais comme dit Marcel : il faut se mettre du travail dans les mains. Je prends un mot, qui a traversé ma vie il y a trois ans, ou qu’un voisin vient de crier dans la rue, ou qui a surgit d’une proposition de l’atelier par l’association d’idées la plus incongrue (une chanson de Georges Moustaki, un film d’Arthur Joffé, un livre que je lis à moins que ce ne soit un autre, le nom d’un regret…) et j’écris. Vite et mal, comme disait Pierre Debauche à ses acteurs. Allez, jouez-moi ça vite et mal, qu’on voit !
Initialement, je pensais tenir Le Journal d’un mot un an. Puis l’année révolue, j’ai voulu prolonger ce geste quotidien, mais autrement. Je n’avais plus envie de me livrer chaque jour à la quête du mot nouveau, du mot du jour. Je voulais écrire avec des mots. J’ai eu l’idée toute simple de rebroder cette première année (je pense beaucoup à la broderie, à devenir une brodeuse de fil, mais hélas, cela se cantonne à l’espace de la page sans jamais passer à celui du lin pour l’instant).
Certains livres ne sont que des rencontres passagères pour l’écriture. Je les somme et les empile au moindre indice qu’ils me guideront dans les mondes qui m’intéressent (et qui sont, hélas et tant mieux, très nombreux). Je crois que je porte l’espoir secret que l’un d’eux dira exactement ce que je désire lire et qu’alors, je n’écrirai plus. Nous sommes heureusement fort loin du compte.
Lire le soir avant le coucher ne me vaut rien que des embrouilles. Je me perds dans les allées et venues des personnages, dans leur temps, dans les phrases.
Quand je parviens à lire un livre, c’est-à-dire quand j’ai une fois de plus appris à lire ce livre précisément, j’ai l’impression de le dompter, d’autre fois, de casser un code. Une bonne dompteuse sait qu’avec le vivant, rien n’est jamais définitif.
Le livre ouvert en son milieu, posé sur le lit, couverture au ciel, est la plus sûre des cabanes contre le loup dévorateur, un abri antinucléaire contre l’atomisation, une grotte de Lascaux protégée d’une trop forte exposition. Pour entrer dedans, il faut conserver l’esprit spéléologue en le saisissant — soit à deux mains, soit en glissant le majeur le long de la reliure, index et annulaire de part et d’autre de la couverture, tandis que l’auriculaire et le pouce se calent confortablement contre les pages de gauche et de droite —.
Lire, renouer encore une fois avec les techniques de survie élaborées dans l’enfance à gauche, à droite et les trop longues vacances populeuses, loin du giron maternel, dans la précarité renouvelée des cousinades occasionnelles, dans la perplexité chaleureuse de mes tantes — pauvre gosse ! —.
[MOT] son pluriel le laisse inchangé à l’oreille. Ce qui n’est pas le cas dans les autres langues indo-européennes.
[MOT] sa monosyllable en fait un bien commun. Vent. Pain.
EAU – AIR – FEU – TERRE - MOT
MOT devient un élément de la matière qui nous construit et nous compose
et je retiens cet effort à entrer dans le livre qui, ainsi façonné, nous abrite et nous console...