top of page
Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

CARNET DES JOURS SUIVANTS 301 à 400

Dernière mise à jour : 3 avr.


© Frank Herfort

Il y a presque vingt ans, au début de l’été, j’ai aperçu dans la presse d’Hérode Atticus, un jeune collègue, qui avait dû lâcher son piano pendant une année entière pour aller surveiller des rochers convoités par les Turcs en mer Égée. Il était en permission, athlétique et cuit de soleil. Il faut toujours être la première à voir, surtout au théâtre. Je me suis postée sur son chemin, en ambassade. « Rentre à présent. Tu t’es acquitté de ton devoir envers la terre mère. Il est temps ». Je n’ai rien dit de tout cela sur le moment, mais ce soir, comme nous en parlons, je prends la mesure du caractère profondément mythologique de ce moment. Tout ce temps, il a cru que j’avais été aussi surprise que lui de le trouver dans la foule du théâtre antique. Mais non, j’étais, à mon insu, l’envoyée de la déesse, car de la soirée qui suivit, je ne me rappelle que le bleu du ciel tombant vers la nuit sans jamais l’atteindre, le vin et les joyeux compagnons. Et le quatrain de Khayyâm est l’écho le plus sûr de ce moment : Bois du vin… c’est lui la vie éternelle, C’est le trésor qui t’est resté des jours de ta jeunesse : La saison des roses et du vin, et des compagnons ivres ! Sois heureux un instant, cet instant c’est ta vie.

Parfois, il faut tracer un cercle sur le sol. Sans craie ni pierre. Seulement avec la parole.

Ils parlent tous deux un excellent français, souvent plus précis que le mien, mais en présence l’un de l’autre, assis en compatriotes pour faire apparaître dans une salle de cours des siècles de culture hellène, la langue d’adoption leur fait défaut. Ils interrogent l’autre, toujours avec la même question : « Comment dis-tu… ? » et qui se termine par un mot grec. Il est toujours composé de plusieurs syllabes, précis et exigeant. Et le pays donne en réponse, avec une étonnante facilité, le mot français. Il est évident, familier, bien connu, s’il s’est absenté, c’est uniquement pour être choisi à nouveau, pour former avec sa traduction, qui est souvent sa racine, un symbole, dont les deux morceaux ne font plus qu’un.

Ce qui va de soi, semble-t-il, il faut le dire malgré tout parce que plus rien ne va de soi. On voudrait croire qu’agissant ainsi, en déclinant à toute occasion son identité éthique complète, on rassure les braves gens, on fait baisser sinon les températures, au moins l’anxiété du doute… On pourrait toutefois se fier à ce qui va de soi et corriger le tir a posteriori, si nécessaire. Mais il semble qu’il soit devenu létal, ce tir, immédiatement mortel et alors on en appelle à la police d’assurance, d’assurance-vie, celle qui nous permet d’accéder à l’immortalité, puisqu’on le vaut bien. Pour ce qui va de moi, il va cependant falloir me faire confiance : je ne suis plus en veine de déclaration sur l’honneur à la moindre rencontre. La poignée de main signe son grand retour. Au mieux, je ne cracherai pas dans ma paume avant, avec les hypocondriaques s’entend.

Une conque de pourpre et d’or depuis deux jours sur Bitume-Plage. Le tissu molletonné d’un couvre-pieds s’est figé dans cette forme conique. Rien alentour que le crachin. Quel mollusque a abandonné ainsi sa coquille ? Et qu’est-ce qui le protégera là où il se trouve à présent ?

Le chat attend à la porte de l’auto-école. Il ne sait pas que c’est samedi. Il ne sait pas que les cours sont annulés à cause de la météo. Il ne sait pas conduire. 

 Il n’y a pas de choix. Il n’y a pas de création d’un esprit enfermé à double tour qui surgirait tout à coup sous l’œil d’un public ébloui. Il n’y a qu’une longue conversation à laquelle participent les vivants et les morts, qui éternue dans l’air du temps et à laquelle le malentendu sert de cadre.

 Dans un premier temps, elle échafaudait des plans de fuite en se renseignant à la gare, en appelant les compagnies d’aviation, en lisant les guides les mieux renseignés sur ces destinations où elle pourrait trouver un asile sûr. Cela dura environ une quinzaine d’années, jusqu’à ce que quelque chose s’apaise. Alors, elle se contenta de collectionner les dépliants des agences de voyages et quand il lui proposait de partir pour les vacances, elle trouvait toujours un moyen habile d’éviter les destinations qui s’empilaient dans le tiroir de sa table de chevet. Nous pensions qu’elle s’en tenait là, mais quand la pénible tâche de vider sa maison s’est présentée, le tiroir était vide. En tous cas, aucun prospectus vantant Bali, la Terre Adélie ou le Mexique n’y traînait plus. Pas de livres sur la tablette, mais une loupe… Il nous aura fallu attendre plusieurs années pour sortir de notre stupéfaction… ou plutôt d’une sorte de déception, voisine de celle qu’on éprouve devant un tour de magie sans prestige. Finalement, la semaine dernière, la dame qui lui tenait compagnie pendant sa dernière maladie, décidée à mettre de l’ordre dans ses propres affaires avant de partir pour la Chine, nous a retourné un livre qu’elle avait trouvé sous l’oreiller de la défunte et gardé par devers elle, le jugeant, prétend-elle, dénué d’importance. Des horaires de trains pour l’Italie, vieux d’une centaine d’années. 

À cause du vert, tout le monde est fâché en deux équipes. Ceux qui ne veulent plus le voir en peinture du salon, mère-père et Queeny surtout, et sinon Malice et moi, qui n’en voit pas d’autres pour le salon. Le salon, il faut le refaire, là, on a l’unanimité, à cause de l’eau qui a coulé pendant la maladie de la maison. On aurait cru à une dispute, que Malice ne voulait jamais rien faire dans la maison, qu’elle laissait perdre, mais pas du tout, Malice a appelé des funambules pour le toit qui dégoûtait en moins de deux. C’est quand il a fallu les peintres avec des échelles de couleurs que ça s’est gâté, couleur de fruit pourri du fond du jardin : on donne un coup de pied dedans et plein de moucherons s’envolent. On dirait des cyclistes pendant que la chaussure toute sale reste là comme un camion qui s’est fait couper l’herbe sous le pied au démarrage et qui a pitié des petites bestioles à roulettes, malgré tout. Mère-père, là, ils ont fait claquer la roue des couleurs sur la table bâchée, c’était pire que de crier pour le cœur, c’était le tonnerre qui met les jetons, tout seul, dans la petite chambre du grenier. Leur couleur mère-père l’appellent « coing d’automne », Queeny dit que Malice n’a aucun goût, qu’elle n’a jamais eu aucun goût et c’est parti pour la fois où elle a mis des carreaux avec des fleurs. On ne comprend pas le problème, mère-père disent qu’on comprendra plus tard, et Queeny que les garçons ne comprennent jamais. Plus tard, c’est un peu jamais de toute façon et on n’aime pas les coings et on est avec Malice pour le vert pareil. Queeny répète : « Saumon ou pêche, ça apporterait une touche de gaité ». Ça fait rire avec Malice, on dit entre nous que Queeny est gaie comme un lampadaire. C’est des mots qui font rire. On a raison d’avoir peur de l’orage : le vert, dit Malice, ce n’est que la couche du dessus, et quand le vernis craque, c’est pas joli, joli… Là, elle en a assez devant eux : bon sang de bonsoir, c’est tout de même ma maison ! Eh oui, comme la maison de poupée est la mienne, avec son salon vert, puisque c’est moi qui joue avec. Malice, elle vit dans la maison, d’ailleurs on va chez Malice, si on va chez mère-père, c’est une autre adresse et chez Queeny, à l’hôtel. C’est bien la preuve que c’est la maison de Malice, bon sang de bonsoir ! Les autres voient ça d’un autre œil, ils ne voient pas le vert comme il est cher à mon cœur, plein d’histoires. D’ailleurs, si on écoute Queeny, le saumon et la pêche ce serait un pansement sur une jambe de bois, il vaudrait mieux tout vendre et d’abord pour Malice : à quoi ça rime à son âge les escaliers ? ça rime avec sanglier, mais on se jette seulement un petit regard en silence pour pas envenimer. Avec « tout vendre », Queeny fait toujours de grands cercles dans l’air avec son index, le bras levé, pour inviter la tornade à dévaster la maison de Malice. On a peur 

J'ai lu, en classe de 6e, tout Sartre, sans en comprendre grand-chose, parce que j'avais vu un bel élève de 4e rapporter Les Mots à la bibliothèque. Heureusement, j’avais une solide mémoire et cet épisode a sauvé mon bac de philo : «  Suis-je responsable de ce dont je n’ai pas conscience ?  ». J'ai appris longtemps après que l'exemplaire appartenait à sa sœur, en terminale littéraire à l’époque des faits... Et encore bien plus tard que c’étaient des mots dont j'étais amoureuse et afin de supporter une telle passion, il fallait des hommes pour servir d’intermédiaires, comme autant de muses, comme autant de fusibles. 

À qui appartient vraiment la maison ? À qui l’occupe ? À qui y garde ses souvenirs d’enfance ? À qui en héritera ? À qui saurait quoi en faire ? À qui rêve d’y mettre le feu une bonne fois pour toutes ? Et qui la possède ? Celui qui en a conçu les plans ? Celle qui sait ce qu’il y avait en lieu et place de la maison avant qu’elle ne soit bâtie ? Ce qui repose sous ses fondations ? Ceux qui la découvrent en suivant un agent immobilier à la veste trop grande ? La bande hirsute qui en peint les murs sans fenêtre et allume un feu là où il n’y a plus que le vestige d’un foyer ? Ou l’équipe qui l’exhume, huit mille ans après sa construction ? 

 Ne sais si c’est possible ou permis 

Mais la nuit parle 

Parle avec grand-père petit 

Il ne peut évoquer son enfance qu’avec la langue de son enfance, sinon elle lui reste en travers de la gorge et pas un son ne sort, séance après séance. Les premières fois que les phrases sont apparues, dans la syntaxe d’un enfant de sept ou huit ans, j’y ai vu un masque, comme l’humour chez d’autres patients. J’étais mal à l’aise, en colère presque. Une sensation très étrange, déplacée. À la réflexion, je penche pour une autre interprétation. Sa voix reste celle d’un adulte (baryton léger). Pour le vocabulaire, il utilise un mélange de mots d’adultes importés dans un compréhension d’enfant. Parfois, il est extrêmement précis, comme peuvent l’être les enfants habitués très tôt à un langage élaboré — ceux pour qui un chien n’est jamais un ouah-ouah, mais directement un Golden Retriver —, d’autres il donne à entendre des équivoques extrêmement structurantes. Je suis presque certaine qu’elles lui réapparaissent dans le cadre de la séance. J’entends une forme d’émerveillement dans sa voix, ou plutôt de bouleversement. Cette façon de parler, de faire est un outil, davantage qu’un masque. Il réalise que ce qu’il prenait, enfant, pour une porte est en fait le dessin d’une porte. Et qu’elle est restée, pour ainsi dire, ouverte. 

C’est la première fois que j’auditionne pour le conservatoire de Lyon, en chant. À plus de cinquante ans, j’ai bien conscience que ça n’est pas sérieux. Mais j’ai ma robe à fleurs orange et des mitaines. Dans ma main, je tiens mon programme : Cruda Sorte, de l’Italienne à Alger de Rossini, un oratorio de Capdevielle et une mélodie composée par mon ami Alexandre Léger (d’ordinaire, je l’appelle le Chat Alex, mais c’est bien son état-civil officiel qui est écrit sur le papier). J’essaie de me raisonner. J’ai mis en scène l’Italienne à Alger voilà vingt ans, je devrais pouvoir me souvenir des paroles. L’appariteur se plaint de n’avoir pas reçu de partition de l’oratorio : puisque c’est une création, personne ne pourra me dépanner. Avec sa gentillesse coutumière, le Chat Alex s’est déplacé pour l’occasion et il tente de me réconforter en m’expliquant que sa mélodie est toute pareille à celle de Louise de Vilmorin, Les Bijoux aux poitrines, qu’interprétait si bien son colocataire au conservatoire de Paris, Vincent Pavesi. Je n’ai pas le cran qu’il faut pour me présenter à l’épreuve, je m’en sors en ouvrant les yeux. 

Joseph était avec Mélanie. Elle travaillait à la laiterie depuis l’âge de douze ans. Avec son coche, il aurait pu prétendre aux faveurs de n’importe quelle fille des environs. Mélanie n’était pas la plus jolie, de loin… mais elle avait des mains de beurre et en disant cela, Joseph avait les yeux brillants. 

Je n’écris plus depuis longtemps. Longtemps arrive vite quand on aime. Mais je vais écrire à un ami, à un ami précis. « Cher, voilà longtemps que je n’ai pas écrit. J’ai lu des poèmes de Denise Desautels ces derniers jours et j’ai eu envie d’écrire de la poésie ». Et ainsi j’aurai recommencé à écrire. 

La Grisette dont parle Marcel, je ne l’ai pas vue de tout le séjour dans les montagnes et pourtant la cuisine était pleine à ras bord de bonnes choses… Je me demande si Grisette n’est pas le prénom de la femme de Columbo… 

 J’ai vu que j’avais une nouvelle souris, parce que je mange des demi-bananes. Une banane entière, ça fait trop pour moi, alors je la laisse en attendant. Elle aime bien les bananes, Grisette… (Ce coup-ci, Marcel lui a donné un nom). 

 « Je peux tuer avec des grains, mais pas à mains nues. Bon, les grains, ça ne leur fait rien. Elles vident les sacs et ne s’en portent que mieux… »  Mon amie d’enfance contribue plus efficacement à la série-souris qu’au Polar gantois… 

J’ai entendu un clac. J’ai dit à ma mère : « Ce coup-ci, c’est cuit pour la souris  ». Quand j’ai ouvert le placard, je l’ai vue, coincée dans la trappe qui me regardait avec ses grands yeux… J’ai refermé et j’ai attendu que le temps fasse son œuvre, mais deux heures plus tard, elle était toujours là avec ses yeux, alors, qu’est-ce que tu veux ? Je suis allée la mettre dans le jardin. 

 Il semble que les généreux donateurs de l’hospice du village se soient enrichis à la capitale avec leur commerce en maisons closes. Il est difficile de savoir s’ils cherchaient à blanchir leur argent ou leur âme avec ce legs… Mais enfin, un EPHAD, c’est un genre de maison close. 

 Les morts font tous leurs âges. 

 —  À quoi bon avoir un téléphone, pour ne jamais répondre ?  À cela bon que, sans téléphone, l’occasion de ne pas répondre n’existerait pas, sans doute… 

 —  Allô Kévin ? C’est maman.  Comment décrire l’inflexion descendante de sa voix, le sens fermé à double tour ?  En formulant la ponctuation ?  —  Allô Kévin ? C’est maman. Point.  En ajoutant qu’elle gonfle les joues qu’elle porte basses en soupirant dès après ?  En rappelant la forme parfaitement classique (tragique ?) qui sous-tend la phrase (le vers ?) en dépit de ses sept pieds ?  —  Allô Kévin (protase) ? C’est maman (apodose). 

 —  Je vais encore appeler Kévin, mais il ne va pas me répondre…  —  Fallait l’appeler autrement. 

Raoul-Romuald, que tout le monde appelle Roro, est flanqué d’une méchante manie. Tout le village en a fait les frais, un jour ou l’autre. Cependant affirme la vieille Marthe-Mathilde, «  il est difficile de lui en vouloir : qui n’a jamais eu peur de la mort ?  ». Personne en tous cas, ne s’avisera de contredire ce vénérable avis, aussi on a mis en place des stratégies de résistance pour contrer chaque nouvel accès de Roro, la plus simple consistant à hausser les épaules. Au début, seule sa famille directe était ciblée et Catherine-Cassandre, que personne ne surnomme Caca, mais Sissi, se souvient avec une certaine rancœur du message de Roro lui annonçant le décès de leur mère, l’antique Josette-Jeanine, trois mois avant que cette dernière ne s’éteigne. C’est d’ailleurs en voyant son nom s’afficher sur son téléphone que Sissi a compris que Roro, en toute bonne foi, l’avait induite en erreur. L’erreur est humaine, elle a passé l’éponge, mais Roro a persisté : une autre fois, il informait qui voulait l’entendre de l’agonie de son propre père, Eddy-Elie, que je peux apercevoir pelletant la neige devant son garage alors que je consigne ces quelques faits. Rapidement, ses déclarations se sont étendues à la cousinade, puis ces derniers mois, à chaque famille des environs. Bien que nous soyons au courant de sa propension à crier au loup (ne devrait-on pas dire de hurler à la mort ? Ou vendre la peau de l’ours ? ...), Roro réussit tout de même à nous ficher régulièrement de sacrés coups au cœur. On le voit venir quand il prévient de l’imminence de la mort des plus vieux d’entre nous, mais depuis qu’il a élargi son action aux dernières générations, intégrant les enfants du village partis faire fortune sous d’autres cieux, il lui arrive encore de semer le doute. Au bistrot du coin, « une prédiction à la Roro  », voire «  une Roro  » désigne désormais un oracle exact dans ses termes (nous allons mourir), mais indécis dans sa date (oui, quand ?). 

 Il voit la fille. Il est immédiatement capturé. Elle est (comme dans) un rêve. Merveilleuse. Il ne lui parle pas. Il l’observe. Il la contemple derrière la vitre. Elle est très occupée : elle ne l’a même pas vu. Il est fou de joie. Il parle d’elle à tous ceux qu’il connaît. Leur réaction est unanime : il veut sûrement plaisanter ? Pas cette fille, tout de même… Elle est laide. Répugnante. Impossible. Il rit avec les autres, oui, c’était une blague. Il rentre chez lui. Plus jamais il ne prononce le nom de la fille. Il a la fièvre. Il ne peut plus rien avaler. Il s’affaiblit. Il a froid tout le temps. Il ne doit plus sortir. Sa mère est au désespoir. Elle le supplie de manger quelque chose. Il refuse. Il doit rester allongé. Ses yeux sont vagues. Sa mère est prête à tout pour qu’il s’alimente. Elle pleure en voyant sa pomme d’Adam percer presque sa gorge maigre quand il déglutit. Il murmure avec effort. Elle tend l’oreille. Il voudrait un gâteau. Manger un gâteau. Elle se précipite vers la cuisine. Il l’arrête avec les dernières forces de sa main. Il agrippe son vêtement et l’attire vers lui. Il colle ses lèvres pâles à son oreille : Peau d’Âne… un gâteau fait par Peau d’Âne. 

Le trou que tu as laissé, contrairement à celui où tu es terré, personne ne peut tomber dedans par maladresse. Tomber amoureuse, enceinte, voire malades ou raides mortes même, oui, mais en aucun cas tomber dans le trou que tu laisses derrière toi. Un trou fantôme, informe. C’est plutôt lui qui nous tombe dessus. À moins qu’il ne nous englobe depuis son apparition / ta disparition. 

Le trou dans la terre, vite refermé, l’autre, béant jusqu’au dernier souvenir laissé par l’ultime archéologue qui tombera sur ton crâne obtus. 

Le trou dans lequel on t’a mis est un rectangle fort étroit. Celui que tu laisses, au contraire, sans limites définies. Étrange correspondance entre les deux. 

À réciter tous les noms du diable, on le voit apparaître. 

Il faudrait inventer une loupe ultrasensible pour découvrir à quel moment le réveil serein et reposé se couvre d’angoisse. On a bien réussi à déterminer à quelle température exacte cuisait un œuf. Au degré près. Le professeur Geiger épluche consciencieusement orange. À quel instant précis s’est-il fait rattraper ? En enfilant ses pantoufles à carreau qui l’attendaient pourtant bien sagement rangées l’une contre l’autre sur la descente de lit ? Dans l’escalier dont le bois ne craque plus en hiver ? En apercevant par le livreur de journaux dans l’allée (ce type roule comme un fou, avec son vélo chargé comme une mule et ses écouteurs sur la tête, il finira par se tuer c’est sûr) ? En ouvrant la porte du frigo qui fait le bruit des cuisses en short sur le cuir des sièges auto en été ? Non, l’heureux matin avait tourné court avant ça. Peut-être le claquement de l’interrupteur du couloir qui n’est pas sans évoquer le couperet d’une guillotine… Ou bien autre chose encore, qui lui a traversé l’esprit et dont il ne se souvient plus. Les oranges sont drôlement bonnes en cette saison. Dommage qu’elles viennent de si loin. Trouve-t-on encore des oranges dans les pays producteurs quand c’est la guerre ? Bien sûr, il sait ce qu’il lui reste à faire : se mettre au travail le plus vite possible pour faire taire les chiens du premier sous-sol. C’est le meilleur truc pour prétendre ne plus entendre les monstres des enfers qui hurlent quinze étages plus bas. La loupe, il ne faudra pas oublier de la faire breveter. 

Mesdames et messieurs, je n’apparais pas dans les numéros suivants. Je vais donc venir m’asseoir avec vous pour voir comment s’en sort le Prince Erasmus avec notre Pamina, dont le prénom commence par un P, eh oui, comme Papageno. Un hasard ? Je ne crois pas. (Les deux hommes d’armes se manifestent). Oui, oui je m’en vais… Mais avant, je tiens à dire deux choses : je ne vois pas comment nous pouvons rester compétitifs dans le domaine amoureux face à un tel assaut de la concurrence étrangère. Un. Et de deux, si une Papagena m’a gardé une place dans la salle qu’elle me fasse signe… Non ? Pfff ! Qu’est-ce que je vous disais ? (Les deux hommes d’armes font mine de lui fondre dessus, Papageno déguerpit) 

Mesdames et messieurs, depuis la dernière fois, l’autre premier de la classe et moi, on a changé de camps : on est passé du côté des hommes. Entre nous, ça ne change pas grand-chose : on me surveille sans arrêt, on trouve toujours à redire sur ce que je fais, il n’y a rien à manger ni à boire et on m’interdit de parler. C’est à se demander pourquoi il y a deux camps, en définitive… (il est interrompu par le début du deuxième quintette)

Mesdames et Messieurs bonsoir. Je m’appelle Papageno et je suis victime d’une erreur judiciaire. (Les 3 Dames qui l'entourent soupirent). On veut m’empêcher de parler, mais la vérité triomphera. Je suis né ici et j’ai des droits. Ce qui n’est pas le cas de ce type qui prétend être Prince et dont on ne sait pas grand-chose, excusez-moi. Je ne le connais pas, il m’a interpellé en me remerciant d’avoir tué un présumé serpent. (Les 3 Dames lèvent les yeux au ciel). Enfin, je crois, vu qu’il parle dans une autre langue qui n’est certainement pas celle des oiseaux. Là-dessus, j’ai fait un signe de tête parce que j’avais besoin de me moucher, (Les 3 Dames étouffent un petit rire), ce qui est légitime par le temps qu’il fait et depuis on m’accuse à tort d’avoir menti sur cet exploit. Mesdames et messieurs, aidez — moi, on veut bâillonner l’innoc.... (Les 3 Dames lui ferment le bec) 

En ce temps-là, je vivais une forme d’esclavage consenti sous le titre ronflant d’assistant de la classe d’Ethnologie proverbiale à Smalldog.  Finalement, mes meilleures années.  C’était hier. 

Je n’oublie rien, non, même fatigué, je ne perds rien… Il va chercher plus loin, derrière son beau visage de statue… Ah, si ! Je casse des choses. Voilà. Quand je suis épuisé, je casse des choses, des objets familiers dont j’ai un usage quotidien, tout à coup, je ne sais plus les tenir entre mes mains… comme s’ils avaient changé de poids, ou de forme… 

Dans la langue française, chaque fois que l’écrit supprime un terme, l’oral en garde l’espace. Fatalement, comme la trace laissée au mur d’un tableau qu’on a ôté. Farouchement, comme une chambre qu’on se refuse à vider, quand bien même son occupant n’y remettra plus jamais les pieds.#362

 Roméo Castelluci dans sa mise en scène d’Orphée de Gluck retransmettait en direct sur un écran géant le coma en chambre d’hôpital d’une toute jeune femme. Il est possible que mon récit de ce travail soit inexact, mais ainsi, il me parle. Les parents avaient donné leur accord, mais on fit un scandale de ce que la patiente, elle, ne l’avait pas fait. Derrière cette passe d’armes empreinte de la dignité la plus méritoire, on aperçoit le spectre de la terreur, très apprécié à l’opéra tant qu’il n’est qu’un Gnafron. 

Tandis qu’Orphée séduit les Larves, Eurydice parle des larmes. 

  #360

 La mort d’Eurydice, une autre occasion pour Orphée de parler de lui. 

  #359

Eurydice, celle qui meurt deux fois. 

Les Enfers : ouverts aux morts, fermés aux vivants. La règle est simple et incontournable. C’est pour cette raison exactement que Thésée, cet ultrariche de la mythologie, va faire jouer son carnet pour obtenir un All Access pass. Attention, pas un passe-partout, non, un « passe par là où aucun vivant ne le fait ». On appréciera à l’aune des relations père-fils, la sourde oreille de Neptune qui, après avoir ouvert les Enfers pour laisser passer Thésée, se fait bien prier pour lui permettre d’en ressortir… 

 Il rentre tard, n’allume pas, retire ses chaussures. C’est en traversant le salon que son pied nu écrase un tout petit objet. Il hurle de douleur une kyrielle de jurons qui s’achève pourtant par l’incrimination : … de LEGO ! Une toute petite voix sort par la porte entrebâillée de la chambre de l’enfant : « Il est de quelle couleur ? » 

La carte bleue oubliée à la banque. Les clefs oubliées sur la porte. Les clefs oubliées dans une autre maison. Ce n’est pas tant, finalement, même en moins de dix jours, ce n’est pas si spectaculaire à bien y regarder. Mais le gouffre qui s’ouvre sous les pieds à chaque oubli l’est, lui. 

 La première fois que j’ai bu du thé des miettes (comme la Fée des Miettes) remonte à plus de dix ans. Dans une petite ville, dans un petit salon de thé, on me l’a servi dans une belle tasse et devant mon enthousiasme et mes visites répétées, on m’en a confié le secret : la chicorée. C’est la chicorée qui lui donne ce parfum de grille-pain. J’ai connu de nombreux grille-pain dans ma vie et pourtant, un seul : celui de ma tante Mireille, qui allait de pair avec son moulin à café bruyant, estampille olfactive indélébile de la petite enfance dans la grande maison qui tanguait comme un petit bateau sous le poids agité de la cousinade. Ma tante mélangeait deux sortes de grains pour que ce soit meilleur. Je la tiens, comme une petite fée brune, dans une boîte Pastador où chaque matin je prends deux mesures de café. Sa maison était une barque de chance pour l’enfance. De ces choses, de ces lieux qu’on ne peut pas « laisser perdre ». Alors voilà dix ans que j’écume les boutiques de thé, comme le pauvre gars qui doit trouver la Vérité afin de pouvoir rentrer chez lui : Vous auriez du thé des miettes, comme la Fée des Miettes… ? En vain. Personne ne connaît ni le thé ni la fée de Charles Nodier. J’ai fini par bricoler un mélange de thé noir et de chicorée, sans grand succès : l’odeur du grille-pain n’a pas daigné réapparaître. Finalement, à un ami de passage dans la petite ville éloignée où j’avais bu ce thé, je demande de partir en quête d’un petit paquet de thé des miettes (oui, on dirait tout à coup presque des vers, n’est-ce pas ? C’est que l’ami n’est autre que Romain Dumas, compositeur de son état, dont je suis à mes heures, la librettiste — quel bonheur ! —). Avec carte et pendule, nous retrouvons l’endroit, moi ici, lui là-bas. Le nom du salon, je ne le reconnais pas, mais la rue, de la Cruche d’or, ne saurait mentir : si l’on doit mettre la main sur ce thé de conte, quelle meilleure adresse ? Il s’y rend et voilà ce qu’on apprend : le thé des miettes est nommé en vérité, thé du pain grillé. Quant à Nodier, sa Fée est « aux » Miettes, et non « des ». 

Il marchait dans un parc. Il avait les cheveux en bataille, pas d’écharpe, mais son gros blouson en cuir marron qui lui donne un air d’aviateur. Il longeait une pièce d’eau et Marguerite devait se tenir à ses côtés puisqu’elle s’est entendue lui dire : « Nous devrions partir en voyage ». Elle a vu son visage de profil devenir une face. Il avait cet air curieux, soucieux et rêveur à la fois qui est le sien, comme si à l’immédiate réjouissance s’adjoignait dans un délai infime les conséquences et les moyens de les adoucir, voire dès les contourner. Félix n’a rien dit, mais sous les pas de Marguerite un abîme s’est ouvert. Elle a ajouté : « Il doit bien y avoir un voyage d’études à faire ». C’est ce dont elle se souvient au réveil. Et de la légère auréole dont le reflet du soleil dans l’eau entourait les boucles de Félix, dès l’instant où il avait tourné son visage vers elle. 

 — L’histoire des lutins qui font le ménage pendant notre sommeil, tu crois que c’est un souhait de prolétaire épuisée ?  — Peut-être bien davantage le conte de la réalité des princes et des princesses. 

 De Jérôme :  Quand c’est propre, ça ne se voit pas   Quand c’est sale, ça se voit tout de suite  Nous sommes comme la vaisselle  Personne n’y pense si elle est faite. 

 Les personnes qui vivent ici entre 10 h et 22 h ne voient pas celles qui vivent ici de 6 h à 9h.  Dans la journée, seules deux personnes restent pour l’entretien.  Il s’en trouve peut-être pour croire qu’à elles seules elles ont abattu un travail de titans. 

D’Emmanuel :  Le ménage dialogue avec la sécurité.  Et réciproquement.   

 Dialogue   

S’ils aperçoivent un endroit sali par les élèves, ils nous le signalent 

Nous les prévenons, si nous voyons quelque chose de non conforme. 

Non conforme 

  #349

Miroir d’Aziza   

On ne voit rien  Le miroir est sale  On ne voit pas même plus le sale  C’est moi qui nettoie les miroirs On ne voit rien Je nettoie  On voit le miroir 


Miroir de Latifa 


Dans la loge  Je passe un coup sur le miroir   Et j’apparais  Je suis une star  Pendant ce petit moment-là Je suis chez moi  Dans la loge  Jusqu’à dix heures du matin 

De Housseyni :  Dans ses yeux  Le reflet  Des rampes de cuivres  Ce n’est pas son visage qu’il voit 

Mais celui de son frère  Qui est comme son visage  De l’autre côté du miroir  Qui est comme son regard   Mais doré, lustré, chéri  Sur lequel passe et repasse  Un chiffon très doux  Propre à effacer les larmes Sans jamais y parvenir Tout à fait 

  #347

De Doro  :  Tous les coups de chiffon  Ne se valent pas  Ici  Ce n’est pas pareil  C’est beau  Ici  Ce n’est pas rien  Les rampes de cuivres  Les grands escaliers  Les dorures  Les tapis épais  Les toucher  Les brosser  Les frotter  Les fait réapparaître 

 

L’or sort de la nuit  Le soleil se prend dans les feuilles de cuivre Les sols s’enluminent sur son passage 

Quand Khadi a dit : Je n’avais jamais vu qu’il y avait un plafond.  Agnès a répondu : Et moi, qu’il était grand temps de changer la moquette. 

De Khadi  :  Longtemps, je n’ai pas vu le plafond  Le sol, oui, le sol,  Tous les matins Le plafond, non  Au sol les milliers de pas Des gens qui se pressent-là  Le soir  Quand je n’y suis pas  Ils viennent là  Je ne les vois pas  Mais Des milliers sont venus  Des milliers ont été là  La moquette usée des allées Une écharpe oubliée entre deux rangées  Un programme à califourchon sur un dossier  Des milliers sont venus  Le soir  Pour la musique, les chants, les applaudissements  Le matin  Le silence prend toute la place  Jusqu’au plafond 

De Mahmadou : Après tant d’épopées, De traversées houleuses Périlleuses, hasardées Rodéo inégal sur le dos blanc Des vagues furieuses En jardins aux pommes d’or Soignés si bien, invitant à surseoir Encore et encore au prochain départ


À travers les guerres aux longs grondements Dont la terre tremble même sous les pieds les plus solidement campés, Et qui soudain éclatent et défigurent La beauté des visages, des corps, des villes Coupant les routes vers l’avenir Obligeant à la ruse et à la patience Du détour, des vêtures de cent métiers


Par les prisons aux paroles étranges Où le temps du voyage échappe seul Par la fenêtre, tandis que rien ne va plus loin Tout étant arrêté par des lois inconnaissables


Quand à la dernière extrémité de la mer Une sorte de dieu se retrousse les manches Pour t’attraper comme un poisson, de sa main rouge Celui qui dit : Tout est parti. Le rêve est réalisé L’aspirateur qu’il traîne derrière lui Ne peut être qu’un dragon dompté. 

Un trio de Haendel. Deux rois (baryton, contre-ténor), une reine. Elle doit au premier sa vie, elle aime le second. Ils lui intiment de choisir entre eux deux. Choix impossible, la condamnant à l’ingratitude dans un cas, à l’infidélité dans l’autre et au manquement à sa parole dans les deux. Personne ne sort de scène tant qu’une solution n’est pas trouvée. On pense au conclave (On pense au conclave (littéralement : pièce fermée à clef. De celles où sont enfermés les cardinaux jusqu'à ce que leur vote désigne un nouveau pape). C’est la première chose à installer. Cette imminence sans date limite. Jouer « aux aguets », à l’affût de la moindre parole, du moindre geste, du moindre regard, susceptible de faire basculer la situation. Ils se tiennent sur une ligne de crête. Le temps est suspendu.

Dans la balance, dès la première phrase, ils mettent leur corps, leur vie.

Console-moi, ô ma vie, avant que la douleur ne me tue. Je demande « Combien de temps ? ». Le baryton est interloqué. Combien de temps la douleur te laisse-t-elle ? Combien de temps avant que tu n’en meures ? dix minutes ? Deux jours ? Trois semaines ? Ce n’est pas une façon de parler. La tragédie ne connaît pas de façon de parler, case noire, case blanche, elle ne connaît que la parole et son poids. À la suite de ce premier roi, chacun à son tour va se proposer au sacrifice (il vaudrait mieux que je meure).

Une fois cette première étape passée, nous nous sommes confrontés à la difficulté de l’occupation de l’espace et de la station debout. La position de pouvoir, en haut du plateau, a été occupée d’abord par la reine, puis par le roi-baryton. Démonstration a été faite, dans l’espace et les corps, que le pouvoir, c’est bien le roi régnant qui l’a, et non la reine, même s’il remet sa vie et sa destinée entre ses mains. D’ailleurs les seules véritables alliances qui se forment dans ce trio sont entre les deux rois pour presser le choix de la reine et entre les trois souverains, soudainement égaux dans leur misère.

Nous sommes arrivés à un point de butée. J’ai proposé un dispositif scénographique pour y répondre par palier. Trois tables jointes, les protagonistes assis sans possibilité de se lever tant que le conflit n’est pas résolu. Fouillant les possibilités de contact avec la table, les appuis, les déséquilibres, les reculs et les changements d’axes du corps sans pour autant quitter la chaise, ils sont parvenus à maintenir entre eux une tension palpable, une attention à l’autre et un renouvellement de l’adresse. Puis nous avons essayé debout, et tout s’est perdu.

Nous avons eu alors recours à la technique de l’empreinte, consistant à prendre un partenaire dans les bras et à nommer tous les points de contact avec précision (dans ma main gauche, son omoplate droite, son oreille contre ma joue, ses cheveux sur mon front…) de manière à en garder le souvenir ensuite, même de loin. Résultat étonnant : quel que soit le roi dont elle prend l’empreinte, celui qui se trouve lésé, joue finalement avec une empreinte en creux, avec ce manque, cette frustration, cette absence. Et le jeu tragique commence.

Nous sommes en mesure d’aborder l’échiquier, lieu unique de ce genre, dans l’organisation des déplacements. La reine est libre de leur envergure, les rois sont limités à une seule case à la fois. Bouger ou ne pas bouger ? Reculer, se détourner, faire face, fuir ? Les contraintes s’empilent : un seul protagoniste bouge à la fois, on regarde le joueur, et surtout le déplacement s’effectue comme dans un tournoi d’échecs, en une seule fois, en connaissant par avance la case d’arrivée. Ce tranchant dans le mouvement, sa vitesse brutalise d’abord les interprètes, surtout la basse, les voix aiguës évoluant dans plus d’agilité. Il les détache de l’orchestre, les « débouche » comme on dit en lumière. Dans un premier temps, il les expose, mais rapidement, la vitalité qu’il convoie les gagne profondément. Nous ajoutons de longs manteaux sur les épaules et je précise que le déplacement n’a pas besoin de justification, il est sa justification ou elle apparaît a posteriori, par ses conséquences sur les autres pièces de l’échiquier. Enfin, les rois sont libérés de leur astreinte à une seule case, toutes les autres règles, maintenues.

Je les vois, pris, enfin, dans le jeu tragique, cette partie d’intensité sans fin.

Le matin, c'est la nuit Quand tu pars, c'est la nuit, Tu fermes la porte derrière-toi Sans bruit, derrière-toi Derrière-toi des corps endormis Pour quelques heures Pour toujours Le père et la mère La fille et la sœur L'épouse parfois Restes là-bas L'époux dans les draps Pour quelques heures Pour toujours Tu es parti


Le matin c'est la nuit Tu traverses le quartier désert C'est le désert que tu traverses Et la mer Et les villes inconnues Tu passes par les rues sans passé L'hiver c'est toujours la première fois C’est l'hiver que tu es parti le plus loin de chez toi Et l’hiver dure

Tu prends le train, le bus Les autres là, comme toi Ton frère assis dans la glace du RER Ton frère de l'autre côté de la mer Tu es seul, vous êtes nombreux Le matin c'est la nuit La nuit c'est la fatigue La fatigue ne te quitte pas d'une semelle La fatigue on ne s'y habitue pas

Le matin, c'est la nuit On le fait mais on ne s'y fait pas Au printemps, c'est la nuit Même le jour le plus long Le matin sonne la nuit Il secoue ton épaule Il faut y aller Il te prend dans ses bras Lève-toi, lève-toi Au revoir, adieu, à plus tard, à ce soir Chaque fois, tu repars. Tu prends un train, c'est un bus, c'est une barque sur la mer, un train sous la terre. 

 Ta mort, je ne la confonds jamais avec toi. 

La phrase est arrivée par la bande, comme au billard on joue en indirect, touchant plusieurs fois les La phrase est arrivée par la bande, comme au billard on joue en indirect, touchant plusieurs fois les bords avant de percuter la boule que l’on souhaite faire tomber dans le trou. Elle est si terrible que le mieux à faire pour l’heure consiste à ne pas l’écrire, à lui conserver son horreur en espérant qu’un conte finira par te tirer de là. Cela semble illusoire ou naïf ? Il y a eu un précédent d’importance avec Hansel et Gretel. Cinq ans de travail pour faire passer la phrase dégoûtante d’une vieille décatie invitant son jeune gendre à la confondre avec sa fille. Enfin, faire passer, c’est une façon de parler : la phrase, tu ne peux toujours pas la dire à haute voix.

Ta mort est revenue. Elle s’est faufilée comme un pique-assiette dans l’ombre d’une autre, moins proche, moins familière qui passait par là où on ne l’attendait pas, dans l’ombre d’une mort épouvantablement facile. Comment ta mort colossale, difforme et lente peut-elle tenir tout entière dans l’ombre brève de cette autre, que personne n’a vu venir, qui a pris entre les dents son mort par surprise en l’espace de deux nuits ? C’est un mystère, mais à présent qu’elle est entrée dans la maison, elle se gave au buffet, piochant de ses mains répugnantes dans tous les plats, bavant son fiel dans les verres servis qu’on n’ose plus partager avec le mort en versant quelques gouttes sur le sol. Il ne faut pas ajouter à la confusion. 

Je ramasse de l’argent par terre, en ce moment. Les feuilles qui marquettent les trottoirs de rouge et d’or attirent mon regard qui en d’autres saisons flotte alentour de mon visage comme un papillon. J’imagine que c’est pour ça qu’en ce moment, et en ce moment seulement, je vois les piécettes tombées là. Leur métal jure en sourdine au milieu des tons doux des feuilles mortes. Ce ne sont jamais des fortunes, on s’en doute, et me baissant je m’interroge à chaque fois : ne vaudrait-il pas mieux laisser là ces centimes en espérant qu’ils finissent par se constituer en comité de réponse à la question exsangue — vous n’auriez pas vingt centimes — répétée comme sous l’effet d’une manivelle par un des hommes en poste à l’entrée du Casino du coin ? Il y a beau temps que l’enseigne ne porte plus ce nom, mais je le préfère : il dit quelque chose de la croyance à laquelle nous tenons ferme que nous pourrions faire sauter la banque à la faveur d’un jour de chance… ce qui n’est pas si éloigné du sentiment d’élection qui transcende l’enfant qui trouve de l’argent par terre. Je ramasse cependant. La contrainte par corps est trop puissante pour lui résister, elle me courbe l’échine, forte de son « ça ne repousse pas ». Cela a donc poussé un jour… Et de surcroit, la leçon serinée à l’envi qu’il n’y a pas d’intérêt à se trouver le plus riche du cimetière et la formule ancienne « il ne l’emportera pas au paradis » donne quelque chose de sacrilégieux à cet argent au sol, à quoi il me faut sitôt remédier.

Quand j’ai le trac, c’est simple, je me rappelle que la cerise dans la forêt-noire est une boule noire, affirma Kagoo, le professeur de Philosophie rationaliste, en mettant la dernière main à la croûte de sel de son poisson de Gomorrhe, comme il l’appelait. Un fin cordon bleu : à chaque visite de dignitaires, il était d’usage de le prier de réaliser ce plat, qui était son chef-d’œuvre, exception faite évidemment des fois où la délégation était composée de membres du clergé ou apparentés. Dans ces cas-là, il était dispensé. Le professeur Geiger qui était de nature inquiète accepta mal cette déclaration en forme d’aphorisme. Et alors quoi ? demanda-t-il d’un ton poli. Alors, rien, lui répondit l’autre, bonhomme. Comment ça, rien ? Eh bien, plus rien, plus de trac. Attendez mon cher vous prétendez que dire « la cerise dans la forêt-noire est en fait une boule noire » suffit ? Pas exactement… C’est-à-dire ? Je ne dis pas « la cerise dans la forêt-noire est en fait une boule noire », je ne dis pas ces mots. Mais c’est ce que vous venez de dire ! Oui, pour vous faire comprendre, pour que vous approchiez ce qui est pour moi une forme de grâce… Vous voyez la cerise ? Disons que je vois la métamorphose de la cerise en boule noire… si ça vous fait plaisir. Pourquoi cela me ferait-il plaisir, vraiment ? Ce n’est pas une panacée. Oh non, loin de là, je doute fort que cela puisse avoir d’effet sur d’autres que moi. Mais êtes-vous bien certain que ça en a sur vous ? Oui… Et vous savez pourquoi ? Non… pas vraiment. Je ne me suis jamais penché sur la question. Un chercheur de votre envergure ? Je ne peux le croire. Vous craigniez que l’effet ne cesse si vous l’étudiez ? … Non. SI je me penche sur cette question, la boule noire va simplement se densifier, de nouvelles images, de nouvelles significations s’attacheront à elle, mais en fin de compte, il me sera toujours possible de la voir dans sa simplicité de boule noire. Vous ne pensez pas aux votes, au billard, à la boule dans le ventre, aux black faces, au rugby, à l’antimite, aux guimauves… ? Eh bien j’imagine qu’à présent je le ferai. Et cela vous inquiète ? Non. Cela ne vous inquiète pas ? Non (vous pouvez me passer le minuteur ? C’est le truc qui a une forme de Snoopy), non, pourquoi cela m’inquiéterait-il ? Depuis quand utilisez-vous ce truc ? Le Snoopy ? C’est ma fille qui… Non, le truc de la boule cerise ? Ah. Je ne sais pas… Mais je crois me souvenir du jour où cette évidence m’est apparue dans toute sa clarté. Quand ? Je devais avoir sept ou huit ans. Un anniversaire ? Non… nous mangions une forêt noire, nous mangions souvent de la forêt-noire, c’est ma grand-mère qui la préparait d’après une recette de sa mère et mon père depuis à pris la relève. C’est à la fois traditionnel et banal… bref, j’ai pris la cerise pour une boule, enfin, peut-être pour une bille, à l’époque… J’ai trouvé ça épatant. Épatant ? Oui… épatant, c’est comme ça que ça s’est formulé dans ma tête de petit garçon. Soit, mais aujourd’hui. Eh bien… je dirais… épatant.

Deux femmes, la cinquantaine, on sait au premier coup d’œil qu’elles se connaissent depuis l’enfance. Elles viennent chaque semaine à la pizzéria. Avant, c’était de temps en temps, par fois pour déjeuner, rarement le soir. Depuis quelques mois, elles sont là tous les mercredis pour dîner. Elles prennent un apéritif, en causant de tous et de rien. Elles blaguent avec le serveur. Elles prennent plus ou moins toujours la même chose. Des pâtes très épicées. La plus grande mange les tagliatelles sans cuillère. L’autre est très exigeante sur la cuisson. C’est au moment du dessert que ça bascule. La plus petite des deux dames parle à l’autre d’amour. Les premières fois, nous avons pensé qu’elle lui racontait un film qu’elle avait vu. Elle décrivait l’impression quel le film avait produit sur l’autre et non sur elle-même, comme pour lui rappeler… À la longue, nous nous sommes mis à collectionner les bribes de leur conversation, attrapées à la faveur du service, en leur apportant les panna cottas ou en plaçant d’autres clients à des tables voisines. « Tu étais si heureuse ce jour-là  : vous aviez traversé la ville dans le vent… C’est alors que tu l’as appelé pour lui demander combien de temps il lui restait à vivre, parce que tu avais fait le compte, de ton côté, comme on ramasse tous les petits sous des fonds de tiroirs pour réunir la somme du paquet de cigarettes, et ces années qui restaient, tu voulais que vous les passiez ensemble, toutes… Vous êtes partis, sans rien dire à personne, pendant trois mois, je ne sais pas où, tu ne me l’as jamais dit…  » et ça continue comme ça toute la soirée, avec les petits verres de limoncello, et la grande ouvre de grands yeux tristes et surpris. Nous avons un carnet de commandes presque plein de toutes ces petites phrases, nous les notons au passage, comme on ajouterait un café supplémentaire sur une addition. Quand quelqu’un de nouveau arrive dans l’équipe, on le prévient tout de suite pour les dames du mercredi. Hier au déjeuner, c’était un jeudi, j’ai vu arriver la grande est arrivée toute seule. Elle a demandé une table pour deux et elle a attendu. Ça a mis tout le restaurant sens dessus dessous. Paul, le serveur de la terrasse est rentré trois fois pour lui proposer de prendre quelque chose. Marie la guettait depuis le hublot de la cuisine et elle a raté un soufflé aux fruits de mer. Je n’ai pas quitté le comptoir et j’ai fait des erreurs de caisse… Je lui ai offert de force un apéritif, mais elle ne l’a pas touché. Au bout d’une demi-heure, Max est allé vérifier si elle comptait attendre encore ou si elle souhaitait commander un petit quelque chose pour patienter. Il était si nerveux qu’il s’est cogné la hanche dans le coin de marbre du plan de travail du pizzaïolo qui s’est mis à lui crier dessus comme s’il l’avait endommagé. La petite en a fait tomber un plateau de tasses. Tout allait à vau-l’eau et j’étais incapable de faire quoi que ce soit. Je regardais la grande dame et j’étais mort d’inquiétude. J’avais beau me raisonner, j’en tremblais presque de la voir là à attendre pour rien. J’espérais que personne dans l’équipe ou chez les habitués ne pouvait me voir défait à ce point, mais on aurait dit qu’elle captait toute l’attention avec son regard fixé sur la chaise vide en face d’elle. Et puis finalement, sur le coup de 13 h 30, un type est arrivé, élégant et très poli. Il l’a repérée tout de suite à travers la salle et il a foncé vers sa table en évitant lestement Max qui sortait des cuisines avec quatre plats. Elle s’est levée pour l’accueillir et ils se sont embrassés. 

Elle lui dit : « Je veux qu’on nous trouve comme à Pompéi » et, dans leur lit, elle serre son corps contre le sien, tandis que les avions trop lourds survolent la ville. 

Nous avons fait la tournée des aïeux ces derniers jours, mandataires des fleurs familiales… Des moments très heureux avec des gosses qui courent et des générations mélangées qui se racontent pourquoi ces prénoms, cette mort prématurée ou, au contraire, cette vieillesse de Mathusalem, et puis des tombes marquées d’une croix et d’une lune, nous rappelant que les gens s’aiment, d’abord. Pas de citrouille, pas de déguisement, le rituel, seul et la mort aux côtés de la vie. Nous avons tous les mêmes bouquets, jaunes, prunes ou blanc, à peu de choses près. Dans un des cimetières, nous errons longtemps, à la recherche des trisaïeuls dont les noms mêmes ne sont plus si familier. Du caveau, nous n’avons pas de souvenir, seulement sa description comme feuille de route : monumental, gris, à la manière des cimetières d’Edward Gorey. Le temps s’arrête dans cette quête, deux plantes violettes aux bras et pourtant le ciel change cent fois au-dessus de nous, portant de grandes ombres sur les allées avant de les réduire à néant en quelques secondes. 

 Martine-Carole avait une science consommée des regrets. Les siens n’étaient jamais que l’implacable conséquence de ceux qui avaient en leur temps pourri la vie de ses parents et de leurs aïeux avant eux. À cela, elle croyait dur comme fer, en sorte que la vie se réduisait désormais à une partie de billard à trois bandes, qui la condamnait à végéter au fond du trou, irrémédiablement coincée sous la boule noire. Elle ne parlait jamais spontanément de ses propres regrets, préférant ponctuer de longs soupirs entendus ou de formules incontestables (C’est comme ça. Voilà. Toujours la même chose. Alors, tu comprends…), la narration des déboires et renoncements auxquels notre famille étendue avait fait face au cours des cinquante dernières années. Avec le temps et la répétition, Simon-Zénon avait fini par repérer quelques points névralgiques dans le chapelet des récits de sa tante. Ils lui apparaissaient tantôt sous la forme de vertèbres particulièrement sensibles, tantôt comme des carrefours de la fatalité ressemblant aux pattes d’oies où les personnages des contes rencontrent le diable ou un oiseau… Et quand il atteint l’âge adulte, il réalisa, avec beaucoup de précautions dont la première consistait à ne rien formuler à voix haute, qu’il lui arrivait de douter des fondements de la théorie des regrets de Martine-Carole. Quelques années supplémentaires s’écoulèrent, avant que l’occasion et la curiosité de faire la lumière ne se présentent à lui. C’est lors d’une cousinade d’envergure internationale qu’il se retrouva en présence de la vieille Marthe-Mathilde (qui, on l’aura compris, est la mère de Martine-Claire). Elle avait gardé la peau diaphane qui le fascinait dans son enfance et qu’il embrassait avec une componction qui lui avait appris la délicatesse. Elle n’avait pas gardé ses cheveux noirs et il prit conscience que cette couleur n’avait jamais rien eu de naturel dans leur famille de rouquins. Elle ressemblait toujours à Blanche-Neige, cependant, une vieille Blanche-Neige toute blanche, et elle était restée énergique et rigolote, si différente en cela de sa fille qu’il se demandait si vraiment, au hasard de la génétique, les chiens ne faisaient pas des chats, parfois. De sa tante Martine-Carole, il tenait une histoire qui, selon elle, avait brisé les rêves naissants de la jeune Marthe-Mathilde au lendemain de son mariage, entraînant des cascades d’amertume, retombées en pluie acide sur ses trois enfants. Avec un certain tact (sa peau était encore plus splendidement fine), il fit allusion au petit manoir à l’orée du village où elle avait eu l’intention d’établir un home d’enfants… Les Airelles, dit immédiatement la vieille dame. Elle n’avait d’ailleurs pas de mérite, n’ayant jamais quitté le village et conservé sa tête bien faite avec son teint de perle. En avançant le sucrier, il évoqua le projet avorté du home d’enfants… Oui, nous avions eu cette idée avec mon premier mari, Roger-Raymond, que tu n’as pas connu… Elle souriait. Flairant le filon, Il s’enhardit pataudement à lui demander si le refus de la famille à les aider à acquérir l’endroit n’avait pas été pour les jeunes époux une cruelle déception… Elle le considérait avec étonnement, se cuillère à café dressée comme un sceptre de poupée. Elle répéta les mots « Cruelle déception » avec l’amusement et la perplexité que lui aurait apporté « Tombouctou » ou « Valparaiso » … eh, bien, j’ai repris la mercerie, comme tu sais… J’ai aimé ce travail. C’était après la guerre, précisa-t-elle pour s’excuser devant l’air effaré de Simon-Zénon… Nous n’étions pas sujets à de cruelles déceptions… pas plus qu’à des vapeurs. C’est vrai que nous avions eu cette idée d’un home, oui, et elle souriait comme si elle s’était matérialisée devant elle sous la forme d’une ancienne petite fée, une amie qu’elle aurait perdue de vue… oui, les idées… il y en a tellement. 

 #332 

Un tableau des montagnes, en face de la fenêtre, fascinait les gosses habitués aux sommets des environs. Il leur montrait les neiges éternelles s’éternisant en surplomb d’un printemps de sapins verts et d’herbe râpée. Au premier plan passait un torrent, mais les plantes en pot le cachaient. Ils n’osaient pas les déplacer, de peur de s’attirer les foudres de la patronne qui les tolérait dans l’arrière-salle, tandis que leurs parents buvaient l’apéro, alors ils s’agenouillaient devant le coffre qui supportait cet ensemble avant d’écarter les feuilles avec des précautions de sioux, que l’instituteur leur avait apprises pour observer les animaux furtifs et ils restaient là à guetter l’eau d’huile, comme si un poisson allait en surgir. En grandissant, ils abandonnaient la longue station du rituel, mais une pinte à la main, leurs regards allaient immanquablement au tableau plutôt qu’à la fenêtre quand ils « passaient derrière » pour faire une partie de billard dans la tranquillité de la morte-saison. 

L’oiseau c’était vraiment l’instrument que je voulais faire. Il fallait que je fasse l’oiseau, insiste le jeune flûtiste, sans même s’en apercevoir. 

#330 

Pie, noix, moi (voleuses) La pie sort du bois, la noix tombe Roule et vite en poche Au garde-manger Je la garde pour la ville Je me garderai Bien de la manger une fois Elle est pour mes doigts tout l’or Des feuilles d’automne Elle aurait le goût des montagnes Du vol de la pie Des esprits de brume qui dansent Je me garderai Bien de la manger une fois

Les miliciens avaient des frères qui partirent en Indochine essuyer la honte. Essuyer une défaite bien à eux. Les maquis et les miliciens avaient la même cour d’école. C’est banal de lire ça, moins de l’écrire quand on a appris ses lettres dans le même bâtiment de pierre, qu’on s’est battu dans la même cour, pour rire, oui, mais au sang quand même. 

 Entre les histoires du massacre des maquisards au plateau des Glières de Marcel et le STO buissonnier des frères de Jeanne passe un sentier de forêt, que nous empruntions à chaque sortie d’école. Les jeux de peur et de cachette se faisaient à l’échelle du village et, parfois, je ne croisais aucun autre enfant de la journée. Je restais aux aguets. Je remontais le cours des torrents. Je courais si j’étais à découvert. J’imaginais entendre l’écho des coups de feu qui se cognait d’un pan de montagne à l’autre pour arriver jusqu’à l’oreille de mon grand-père, qui était comme moi, exactement comme moi. 

Les maquis, tu comprends, ils ne savaient pas se battre, ceux qui se battaient. Ils attaquaient les convois, mais du mauvais côté. Ils n’avaient pas appris. Même la guerre, ça s’apprend. 

Jeanne et Marcel, je me les représentais enfants pendant la guerre, c’est-à-dire à l’âge que j’avais quand ils ont commencé à me raconter les histoires de cette période. Elle avait onze ans quand ça a commencé et treize quand ça a vraiment chauffé, là-haut, dans la montagne. Lui, deux ans de moins. Ce qui compte beaucoup dans ces âges-là. Pas adultes, plus enfants, même à l’abri des montagnes, ils ont vécu plusieurs vies en l’espace de cinq ans. Leur fille est née dix ans après l’Armistice, le temps passant, je vois mieux à quel point ce n’est rien, dix ans, combien l’écho devait être fort dans les oreilles de ceux qui pourtant n’avaient rien vu. 

Dans mon imagination, elle porte une robe blanche, une de ces chemises que j’ai récupérées et que je porte pour dormir quand il fait trop chaud, en coton bien raide, sans manches avec une petite broderie autour du col et un monogramme tout de même. Elle est couchée dans l’herbe et elle cache les yeux de son frère pour qu’il ne voie pas les colonnes de fumée qui montent des églises incendiées de la vallée. Les troupes qui battent en retraite, c’étaient les pires, ceux qui étaient revenus de la Bataille de Stalingrad. Voilà ce que j’ai toujours entendu. Et qu’ils avaient enfermé tous ceux qui ne s’étaient pas enfuis dans l’église, avant d’y mettre le feu. Mais Marcel dit que non, elle ne les a pas vues, les colonnes de fumée. Peut-être qu’il ne se souvient plus très bien des souvenirs de Jeanne. Les années précédant sa mort, ils étaient très vifs et sa voix tremblait en parlant des nazis. 

Jeanne couchée dans l’herbe à côté de son frère Guy, à Beaurevers, pas loin de la chapelle qui surplombe la vallée. Ils observent la route. Quand un convoi s’annonce, ils courent prévenir leurs frères, qui sont descendus pour aider à la ferme, pour les foins ou les bêtes. Pas tant des résistants que de jeunes gars qui n’ont pas l’intention de céder leur force de travail au S.T.O. Alors, dans mon esprit, Beaurevers, qu’on prononce « Beaur'vers » quand on est du coin, s’écrivait Beau Revers, juste en dessous de la mine déconfite d’une patrouille de Bosch sortie tout droit de la Grande Vadrouille.

Ils ont toujours dit « les maquis ». Ça fonctionne aussi un singulier « un maquis ». Jamais « les maquisards », et quand j’ai entendu le mot pour la première fois, il m’a fait penser à un oiseau mange-mort qui n’avait rien de commun avec les maquis de Jeanne et de Marcel. 

Parfois le vélo utilitaire renverse de la bicyclette : c’est un putsch, un « coup » comme disent les Anglais et leur voyelle instable imite le français avec beaucoup de bonne volonté et une certaine ironie devant l’échec annoncé. On dirait qu’ils viennent d’ôter les petites roues du « ou » et ne tiennent pas bien la route, le pied de la langue cherchant le sol de la pointe. Bref, le vélo utilitaire, ça marche, tandis que le corps pédale, il est irrigué par un flux de pensées qui seraient restées couchées sans l’exercice, telles que « parfois le vélo utilitaire prend la place de la bicyclette… » Mais, également, d’autres : Le froid a mordu le matin Je ricane en douce Derrière mon écharpe Pourtant quelque chose manque pour revendiquer l’appellation « trajet à bicyclette ». Peut-être l’inéluctable point B, qui au lieu d’attendre son heure d’arrivée la précède en présentant un diaporama de la journée à venir, tandis que ça roule court-circuitant l’incongruité propre aux pensées de bicyclette…

La faction Z avait fait imprimer des T-shirts Giorno è bello ! dans un graphisme 60 léché et une gamme de couleurs pop. Ils connurent un vif succès et se propagèrent bientôt sur tout le campus, d’autant plus qu’on nous les distribuait gratuitement, en échange d’une signature pour une pétition exigeant des excuses publiques en faveur de l’italien offensé. Très active, la faction Z prit en charge l’organisation d’un karaoké hebdomadaire au Snack Jack, dédié à la variété de la Botte. Volare, Cantare, la faction de Menault rongeait son frein. Hors de question de se commettre dans une telle popularité. Le professeur elle-même avait bien trop à faire, se plaignant déjà en temps ordinaire du peu de temps dont elle disposait pour ses écrits, elle avait dû faire face à deux tables rondes, trois interviews pour les différentes gazettes du campus et le journal local qui se félicitait de l’aubaine. Heureusement, la collègue des Arts plastiques spécialisée dans les patines naturelles et les arts textiles décida d’une contre-attaque pleine de grâce et de dignité. Elle ouvrit un atelier de broderie sur vêtements usagés. Loin de l’irruption instantanée des Tshirt de la faction Z, on vit apparaître, tels des perce-neiges, des pulls d’hiver, des vestes de velours, des jeans et des chemises marqués dans une calligraphie élégante, allant du style médiéval au romantique d’une phrase différente pour chaque vêtement, puisée dans l’épaisse littérature française sur le sujet. Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur, Ah le beau jour ! et Jour est un autre passèrent très remarqués sur le campus. Dans un geste de soutien à de Menault, on vit un certain nombre de professeurs prendre l’aiguille. Tous n’aboutirent pas un chef-d’œuvre vestimentaire, mais le port de l’aiguille enfilée en manière de rosette fit fureur. Cependant, ce genre de raffinement n’aurait pas fait taire les jaunes braillards des Tshirt de la faction Z, si une étudiante en micro-économie, Shanty Ray, n’avait pas levé le lièvre de leur gratuité. Il semble qu’ils étaient tombés d’un camion, devant la porte même de l’assistant du professeur Z… Les liens familiaux du professeur avec la Cosa Nostra n’étaient pas à proprement parler un secret, mais on ne choisit pas ses parents et il était de bon ton de ne pas les mentionner. Cependant, dès qu’il fut avéré que l’impression Giorno è bello avait été réalisée dans une échoppe dévolue au blanchiment des biens mal acquis par les cousins du Professeur Z, les T-shirts de la propagande disparurent en un jour du campus. Cela ne mit évidemment pas fin à la polémique, mais porta un rude coup au clan des Italiens, tandis que l’année suivante, les inscriptions au cours de broderie générative explosèrent.

Le front contre Bitume plage, environné des reliefs d’un pique-nique d’agrumes, de pain et de bière, son sac de couchage ne le couvre plus qu’à peine, la nuit a été agitée, mais elle a fini par lui tomber dessus et il ne sent pas le froid, ni le jour, levé depuis une heure. 

À l’enterrement, c’était la première fois. Félix et Marguerite, dans le froid, du poids sur les épaules, les bras lourds le long du corps, désarmés par le départ de William qui n’avait pas attendu sa quarantième année pour tirer sa révérence en boitant. Ils n’avaient pas grand-chose à faire pour se prendre par la main. Celle de Marguerite était longue, sèche et douce, ça faisait un moment qu’elle perdait toutes les bagues qu’elle portait. Celle de Félix était large, abîmée et chaude et son alliance était en argent. D’un geste décidé (mais par qui ? C’est impossible à dire) leurs mains se tenaient fermes. Tout le monde les a vus, sauf ceux qui avaient trop de larmes dans les yeux, mais on leur a raconté ensuite, en enjolivant, parce qu’on ne savait pas vraiment comment ça s’était fait. Il y en a eu pour dire que ça durait depuis un bout de temps, cette affaire. Ce qui prouve bien que les gens sont désarçonnés par ce qui advient aux vivants et qu’ils leur inventent encore plus d’histoires qu’aux morts. Entre nous, c’est un comble ! Ils ressemblaient à deux soldats, ils ressemblaient à Hansel et Gretel, ils ressemblaient à des anges. On aura tout entendu. Ils ne pouvaient pas faire autrement que de se prendre la main devant tout le monde, alors qu’ils ne l’avaient jamais fait quand ils se retrouvaient seuls. Une digue s’est rompue quand leurs mains se sont serrées l’une dans l’autre et il semble que le sang va et vient d’un corps à l’autre en un torrent furieux. Les joues de Marguerite et les oreilles de Félix s’en trouvent rougies comme s’il neigeait. 

Aucune femme ne se trouvait hors de portée de Shanti Pa ou peut-être avait-il su jusque-là ajuster parfaitement son désir à l’étrangeté du monde. Toutes celles qui avaient attiré son regard avaient un prix qu’il pouvait payer. La première Avara lui avait coûté un doigt de sa main sur lequel il portait son anneau et l’entretien de six enfants. Shanti Pa ne s’appelait pas ainsi alors. Il avait un nom respectable et il pouvait se rendre chez le coiffeur une fois la semaine sans garde du corps, sans même une arme. C’était un autre temps et surtout un autre lieu. Beaucoup de choses avaient changé, jusqu’à son nom et celui qu’il portait à présent n’était plus respectable, mais redouté. Dans la rue personne ne le connaissant pas intimement ne s’avisait de le prononcer à voix haute. Il régnait sur un tout petit trafic dans un tout petit quartier, cela suffisait pourtant au respect et à la peur. Sa femme était malheureuse là, mais il avait vu tant de femmes depuis que leur vie avait basculé vers l’occident qu’il ne se sentait pas concerné par son chagrin. Il s’adaptait tandis qu’elle restait dans les roseaux où ils s’étaient rencontrés, quelque trente années auparavant. Une fois par semaine, dans la glace, il entrevoyait encore le jeune homme qu’il avait été, ses cheveux coupés de près. C’est là également qu’il vit la femme hors de sa portée. Leurs regards se croisèrent dans le miroir et il sut instantanément qu’elle voyait le jeune homme prisonnier de ce corps lourd et satisfait qui était le sien à présent. Elle avait bien vite détourné les yeux pour ne pas donner prise au mépris. C’était trop tard : les Occidentales ne l’intéressaient pas, elles étaient par essence méprisables. Mais il remarqua que c’était une femme très correcte, entre deux âges. Elle était venue pour rapporter une lettre adressée au salon qui avait été glissée par erreur dans sa boîte aux lettres. C’est du moins ce que lui apprit le coiffeur après qu’il en avait fait la demande et bien qu’il parlât à voix basse et dans une langue étrangère, la femme avait à nouveau tourné son regard vers lui comme il la mentionnait. Un instant. Elle voulait savoir si par hasard certaines lettres qu’elle attendait n’avaient pas, en effet retour, échoué là. Le commis était parti vérifier. Elle attendait. Elle semblait occupée, mais Shanti Pa n’arrivait pas à décider par quoi. Ni par le souci des enfants ou de la maison ni par l’amour d’un homme (ou d’une femme comme il arrivait ouvertement dans ce pays sans honte où il vivait désormais), ni par la maladie (elle avait au contraire de bonnes couleurs pour une femme pâle et peu maquillée), ni par la vieillesse, ni par Dieu, ni par l’argent ! Il lui essayait l’une après l’autre ses différentes préoccupations comme il l’aurait fait d’une série de robes et entre chaque, elle lui apparaissait dans une sorte de nudité qu’il n’avait jamais contemplée. 

De Cujo : L’industrie lourde des marteaux énormes, des machineries indestructibles, du vol rasant des drones au milieu de quoi, minuscule, tu écris en silence. 

De Strauss : La magnificence qui n’en finit pas de se casser lamentablement la gueule. 

De Weill : La cruauté indispensable de la diseuse, du diseur. La distance nécessaire pour bien se regarder en face. 

De Strauss : La forme usée, abusée jusqu’à la corde qui abrite pourtant quelque chose qui ne vieillit pas, les passions des tragiques, les vengeances, les espoirs, les déchirements, la rage sous les tapis, derrière les tapisseries à fleurs. La précipitation comme chimique de la danse du diable, du salon vers la prison. 

Comment l’excentrique Professeur Z. avait-il bien pu avoir vent de la sortie de sa collègue de Menault au sujet de la supériorité du mot « jour » sur ses traductions indo-européennes ? La chose demeure encore à ce jour incertaine. Bien sûr, une flopée d’étudiants en lettres qui, avouons-le, étaient majoritairement des étudiantes, suivaient les cours de l’une et de l’autre. Pour quelques âmes inspirées, poussées par un intérêt supérieur, qui faisait apparaître devant leurs yeux pleins d’extase le profit spirituel de combiner la classe de Méthodologie de la préciosité (de Menault) avec celle de Topologie de la Divine Comédie (Z), nombreuses étaient les malheureuses en purgatoire, suite à un vilain empilement d’inscriptions tardives, d’options obligatoires et de matières à valider, fussent par leur plus petit déterminant commun. Il était en effet possible d’obtenir son attestation de grammaire niveau 1 en fréquentant le cours de de Menault, ou la validation de la troisième année de géographie en se montrant assidu aux pérégrinations dantesques chez Z. Ô mystères insondables de l’administration universitaire, où la partie vaut pour le tout, où faute de merle, on peut encore croquer une grive. Bref, on peut imaginer qu’une parole maladroite, surprise au réfectoire, ou plus raisonnablement une délation en bonne et due forme, émanant d’une personne très en retard dans ses devoirs à rendre et qui tenta par-là d’acheter la clémence de Z. lui fit prendre connaissance de ce que, dans une démonstration fougueuse, de Menault avait donner à entendre l’ineffable grâce pleine d’esprit qui habitait le mot « jour », par ses sonorités même. L’association de la consonne voisée ouvrant sur une voyelle sourde et terminée par ce « r » à la française, qui nous rendait tous chèvres, ce « r » qui est à lui seul lettre et mot désignant le gaz même dont est fait le jour. Elle avait ensuite méthodiquement ridiculisé les options prises par les voisins saxons, Tag et Day s’éloignant complètement du projet merveilleux de nommer la nature même de la clarté à son éveil pour mettre prosaïquement une croix dans une case de calendrier avec tout le bon gros pragmatisme germanique. Et peu avant que la cloche ne sonnât, elle avait trouvé le temps de faire remarquer combien même l’italien, avec son « giorno », qui tient davantage de l’ajournement ou de la journée, du voyage, manquait le subtile et l’évanescent de son équivalent français. Qui, CQFD, ne le valait plus, mais le surpassait. Z était un type épatant, mais assez soupe au lait et en trois jours à peine une controverse sur les mérites comparés du français et de l’italien en matière de désignation des allégories fondamentales envahit notre respectable établissement. Il est difficile de se figurer que l’affaire mit à feu et à sang le campus pendant des mois, sauf pour qui y a fait ses études, évidemment.

Avec ses grosses lunettes carrées, son foulard sur la tête, son mariage arrangé et se huit gosses, elle en sait plus long que moi sur l’amour. Je ne plaisante pas. J’ai fait le tour de l’étang ce matin avec elle, je lui ai raconté mes histoires avec Sophie… À qui tu veux que j’en parle ? À toi ? Elle m’a écouté en s’impatientant. Je l’entendais s’exclamer « Mon fils ! Mon fils ! » à chaque coin de phrases, mais elle a tenu bon sans m’interrompre. Remets-moi une bière, Max, et à lui aussi. Quand on a atteint la plage au pain sec, j’avais vidé mon sac. Elle m’a parlé sans s’énerver jusqu’au parking, comme quand elle me dicte une recette au téléphone. Et alors ? Et alors je crois que j’ai intérêt à remballer mes justifications minables et à bien réfléchir à ce que je veux si j’aborde à nouveau le sujet avec elle.

­Et pour l’alcool, tu lui as dit ?T’es fou, toi ? L’alcool, c’est le grand tabou familial. Officiellement pas de vin, pas de porc et cinq prières par jour avec les pieds propres.Et elle y croit, ta mère ?Non, c’est pour ça qu’on n’en parle pas.Qu’est-ce qu’elle conseille pour Sophie ?Elle dit qu’il faut pas confondre l’histoire avec Sophie et le problème avec Nadia. Ce serait comme de mélanger le bois de chauffage et l’amourette.L’amourette, c’est Nadia.Non, l’amourette c’est le bois précieux dont on fait les archets. Ça se brûle pas, ça se garde. Comme le bon vin, alors ?

 

 De Jaëll : Tout le corps dans chaque note et la tête, la tête c’est du corps, celui d’une sphinge. 

De Verdi : En courant les duos d’amour, entre deux portes, en coup de vent jusqu’à la grande terrasse étoilée et isolée. Malgré toute la minablerie, le cercle violent qui tourne à plein régime se fait mettre un bâton dans sa roue, casse net ou devient au contraire discrètement sa ligne. 

De Haydn : Un journal ouvert par la fenêtre, des musiciens dévêtus dans un lavomatic répètent un quatuor, les tambours tournent, il faut s’interrompre encore et encore pour un constat à l’amiable, un panier renversé, un enfant enfui, un chat perdu… 

De Mozart : Grand désir du milieu, voie et voix, toujours débordé, manqué de peu, fragile, mortel et les adieux habillés en au revoir, le grand mensonge avoué du retour impossible, une fois et une fois seulement, chaque mot, chaque phrase. 

De Sainte-Colombe : La vie passionnée de l’obscurité dans les chuchotements profonds des fantômes. 

De Jacquet de la Guerre : Toute d’eau, toute en nage, le tranchant redoutablement délicat dans les chairs des vieillards, les corps retournés dans le ressac des vagues. 

De Rameau : La cage infiniment précieuse, pourtant si solide, les monstres y tiennent, s’y ébattent, s’y débattent et aussi sans les voix, l’implacable cadre des variations infinies. 

De Monteverdi : L’oreille a traîné là où ça parlait, ça parle encore, aucune dentelle, seuls les tremblements, l’épuisement, les combats perdus, où est l’orchestre ? La voix, la voix seule reste et eux, face à leur parole, singulière, isolée, dérisoire, inutile 

Tout au long de l’année écoulée, la première où j’avais été intronisé son assistant, pour le seul prestige de la fonction, les accès d’excentricité et les demandes hermétiques du professeur Wamps m’avait régulièrement poussé aux limites de ma patience, de mon sens de l’humour, de mes capacités intellectuelles sans qu’il me soit possible de savoir si ces montagnes russes dissimulaient un dessein pédagogique. J’eus l’amère surprise de découvrir pendant le premier trimestre de l’année suivante que j’avais pourtant mangé mon pain blanc. La rentrée se fit sous de tristes auspices : le jardinier était mort pendant l’été et la disparition de ce petit homme sympathique attrista tout le campus sans distinction. Lors de l’oraison funèbre j’appris que son engagement datait de l’ouverture de l’extension « sport et divertissement » et non, comme je l’avais toujours cru de la construction de notre vénérable institution, à la fin du XIIe siècle. En dépit de l’absence du corps, enterré depuis plus d’un mois sur sa terre natale, où la mort était survenue, un jour de vacances. La responsable de l’ordre et des espaces verts, toute menue dans un étroit tailleur noir (nous ne la connaissions qu’en pantalon de treillis, tennis et casquette) avait prononcé un court discours, ses longs cheveux pour une fois détachés encadrant son beau visage bouleversé. La plupart d’entre nous n’avaient jamais entendu le son de sa voix, étrangement grave et rauque. Le corps professoral dans son ensemble donnait des signes d’affliction irréparable et pendant le vin d’honneur qui suivi la cérémonie, il me sembla comprendre que c’était leur jeunesse qui s’en était allée avec le jardinier qu’ils avaient connu dans ces mêmes murs alors qu’ils étaient encore de simples élèves, et c’était autant elle que lui qu’ils pleuraient. Le professeur Wamps était impeccable de dignité et j’étais fier de reprendre du service auprès de sa redoutable intransigeance, après un été consacré à me refaire une santé. Elle naviguait, peu loquace, dans groupe à l’autre et je me dis en mon for intérieur, que j’avais bien attrapé le personnage à présent et qu’il ne pouvait m’échapper à présent qu’elle n’avait qu’une hâte : que les ressassements s’amenuisent pour retourner au travail. Il y avait une consolation à se dire que le jardinier s’en était allé mourir sous la grosse orange puissante de son soleil originel, quand celui de notre campus lui semblait davantage une lune à rayons, ainsi qu’à rappeler que rien ne laissait présager de cette fin tragique quand nous l’avions quitté avant l’été et que cette mort qui venait comme un rat d’hôtel nous défaire pendant notre sommeil de notre bien le plus précieux était la seule que nous nous souhaitions les uns aux autres. Et de répéter cela à l’envi, comme un mantra arrosé de pleurs et de vin pétillant jusqu’à ce que la journée soit définitivement ruinée pour toute autre action. Le lendemain matin, quand j’arrivai frais et dispos au bureau de Wamps pour bien débuter l’année, je ne la trouvai pas. Persuadé d’être le premier dans les lieux, je commençai à installer mes affaires sur la table minuscule en sifflotant et un peu basse qu’elle m’avait octroyée l’année précédente, quand elle surgit comme un diable d’un placard dont je n’avais jamais remarqué l’existence. Avant que j’aie pu articuler un bonjour, elle me demanda où j’étais passé et si je comptais enfin me mettre au travail, puis elle me toisa en réprimant ostensiblement l’envie d’ajouter quelque chose. Si j’avais été moins impressionné, j’aurais vu tout de suite qu’un combat se livrait en elle à ce sujet, avec une rare férocité. Au lieu de cela, j’entrepris de filer doux, sans trop savoir où ni pourquoi. Les jours suivants, je tentai d’arriver plus tôt, mais toujours en vain. J’avais le sommeil lourd et une vie étudiante à maintenir dans un certain standing de beuveries et de jeux de cartes, sans parler évidemment des cours que je suivais. Un jour, où elle me fixait avec tous les signes d’une exaspération à son comble, elle finit par hurler qu’elle voulait que je porte une veste et qu’il était inacceptable que son assistant se promène en tenue de touriste sur le campus. Je demeurai littéralement scotché à ma table par cette sortie : elle n’avait jamais accordé la moindre attention à ma vêture et surtout, je ne l’avais jamais entendu élever la voix. D’ordinaire, elle utilisait, fine mouche, un épouvantable mélange de sincère patience et de fatalisme qui ressemblait beaucoup à de la condescendance, pour signaler qu’une chose lui déplaisait et que le délai imparti pour la modifier serait très bref. Après avoir vainement fait la tournée des chambrées pour emprunter un vêtement digne de ma condition, je finis par trouver un blazer noir dans la réserve de costumes du département d’art dramatique et pour devancer ses attentes, j’y adjoignai une cravate assortie. En me voyant apprêter le lendemain, sa colère sembla monter d’un cran, mais elle se contenta de remarquer d’un ton maîtrisé qu’il y avait de la terre sur mes chaussures. Bientôt, elle m’informa qu’elle avait trouvé un bureau pour moi, ce qui signifiait que j’allais déménager au plus vite du sien. Au vu de l’atmosphère irrespirable qui y régnait, j’aurais dû ressentir un soulagement à cette nouvelle, mais c’est le contraire qui se produisit. J’essayai de plaider ma cause, expliquant combien j’apprenais à ses côtés que cet éloignement serait préjudiciable à la qualité de notre collaboration et risquait d’augmenter mes difficultés à comprendre ce qu’elle attendait de moi, mais elle se montra intraitable. Ce trait de caractère servant de socle à sa personnalité, je m’en allai dans mon nouveau placard presque rasséréné : elle n’avait pas l’intention de me virer comme un malpropre. Autour de moi, pourtant, on commençait à me faire remarquer qu’il aurait mieux valu et je dois dire que mon sommeil, mes études et mon appétit finissaient par pâtir de cette dureté qu’elle affichait à tout instant, bien davantage que de ses originalités passées, dont je m’étais fait une montagne, m’imaginant sans doute qu’on allait me confondre avec elles et qui faisaient pleuvoir sur moi une douche écossaise qui avait le mérite de faire circuler mon sang paresseux et d’intriguer ma curiosité. Des semaines étranges et désagréables passèrent. Je décidai de me lever plus tôt pour éviter de la voir dresser le bras pour exhiber sa montre sans même me regarder, mais elle semblait toujours m’avoir précédé au point que j’élaborai une théorie du complot où mon compagnon de chambrée était son complice, l’informant par un code secret en morse avec sa lampe de chevet et l’ouverture des rideaux de mes allées et venues. En vérité, il ne pouvait pas encaisser Wamps qui lui avait mis une excellente note à son examen assorti d’un commentaire cinglant sur la médiocrité de ses motivations, dont il ne s’est toujours pas remis à ce jour. Un soir, complètement à bout, je décidai de démissionner. Pour me donner du cœur à l’ouvrage, je commençai une biture magistrale au Snack Jack, ce qui n’était pas le lieu, puisqu’il fermait à 21 h et ne servait pas d’alcool. Je commandai des jus d’orange que j’allongeai avec le whisky d’une petite fiole, achetée à cet effet. J’étais trop épuisé pour tenir l’alcool et après la fermeture, j’errai sur le campus en attendant l’aube qui n’était pas près de se montrer. Sur les coups de quatre heures du matin, j’avais dessaoulé et je passai par le cloître pour regagner mes pénates, quand je l’aperçus, assise sur un banc devant le jardin des simples. Elle avait l’air d’un vêtement posé dans une flaque de lune et que le froid de la nuit aurait gelé. Elle tremblait de froid dans son imperméable couvert de rosée. Le combat, dont j’avais cru être le sujet battait son plein derrière ses yeux vides et secs. Je me glissai derrière une colonne pour l’observer mieux à mon aise et je la vis lentement sortir de sa poche son couteau. C’était un bel objet au manche sculpté qu’elle utilisait aussi bien pour ouvrir son courrier que pour couper sa viande. Elle le tenait toujours très aiguisé : c’est avec les couteaux émoussés qu’on se blesse toujours, voyez-vous ? Elle me répétait qu’il n’y avait pas de honte à se tenir du côté du manche, pas plus que du côté de la lame, mais qu’il fallait choisir son camp à chaque instant. J’étais glacé et je ne bougeai pas quand elle déplia la lame. J’étais si jeune, je n’avais jamais rencontré quelqu’un d’aussi mystérieux. Du moins, c’est ce que je croyais à l’époque. J’allai crier pour l’arrêter quand je vis une orange dans son autre main. Elle la pela avec une application scrupuleuse et l’espace d’un moment je retrouvai la Wamps que j’avais connue, puis quartier par quartier, elle la mangea en mâchant longuement et son visage reflétait une telle douleur que je m’imaginai qu’elle avait dû injecter le fruit d’une dose de cyanure avec une seringue longue aiguille comme nous le faisions dans les pastèques avec de la vodka les soirs de fête… Depuis combien de temps ne dormait-elle plus ? Je reniflai et avec ma morve je déglutis ces semaines de bizarre terreur et d’amertume. Je pleurai à chaudes larmes sans savoir pourquoi tandis qu’elle mâchait avec résignation, mais au matin je me rendis chez son amie Clothilde de Menault pour qu’elle lui vienne en aide. 

La boîte aux livres de la gare contient exclusivement des romans à l’eau de rose aromatisée aux croyances du XXIe siècle en matière d’émancipation. Une certaine consternation me traverse d’être ainsi privée de la bonne surprise renouvelée que m’offrent d’ordinaire ces troncs d’arbres creux. Tous les dos sont roses ou audacieusement vert amande, les titres, qui se veulent des bannières d’encouragement, oscille entre slogans de pom-pom girl et autodérision cousue de fil blanc, c’est d’ailleurs dans cette couleur qu’on les a imprimés. Les polices veulent tirer encore ces récits vers plus de spontanéité en misant sur l’écriture manuscrite du journal intime… Une exaspération inutile envahit ma poitrine. Elle est en passe de peser plus lourd que mon sac à dos quand j’aperçois un mince fascicule gris. C’est une Lettre aux Éducateurs signée par un Président de la République périmé. Ses démêlés avec la justice et sa déclaration d’amour à une première Dame sortie de son carton d’emballage à Disneyland Paris laisseront probablement plus de traces dans l’histoire que ses tentatives d’édification. Tout ça, mon dépit compris, forme un ensemble cohérent. 

Aux abords de Bitume-plage, mais toujours sur ses gardes et point trop près, une femme soliloque. Un jour, vociférante, un autre, apathique. C’est Perséphone qui s’est perdue. 

 

 

 

Comments


Écrire l'été
bottom of page