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Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

CARNET DES JOURS SUIVANTS 401 à 500

Dernière mise à jour : 17 avr.



© Frank Herfort 

Quand l’élève est prêt, le mètre apparaît… et suffit. Il contient la musique et la poésie, la rigueur et la précision, l’infinie lenteur et l’univers.

Quand l’élève est prêt, le maître apparaît… à lui-même. D’où son impatience, son exaspération devant l’obstination de l’élève à ne pas vouloir le savoir, à regarder ailleurs, à être perdu à deux pas du maître qui n’attend qu’une chose : servir, être mis au travail à toutes fins utiles.

Quand l’élève est près, le maître apparaît. Il n’a pas besoin d’être arrivé au même endroit que lui pour le voir. D’ailleurs, c’est impossible : les routes ont été différentes et le maître est « plus vieux de plusieurs vies », comme le dit Tsvétaïeva au sujet de Rilke. Ce n’est pas grave : le maître gagne à être aperçu de loin. C’est une correspondance qu’il faut entretenir.

Quand l’élève est prêt, le maître apparaît… à l’élève. En attendant sa révélation, comme un génie dans une bouteille, il attend un ou deux millénaires. Présent, invisible, il finit par douter de sa propre existence, en philosophe. Il traîne dans le dédale des bibliothèques de ses vies passées et trouve le moyen de lire davantage pour meuble son encombrante solitude. Parfois, il redoute que cet enrichissement retarde sa rencontre avec l’élève, mette entre eux des montagnes de pages. Il se trompe, il s’en souvient, ses lectures l’aiguisent et le simplifient, comme une lame.

Il m’a encore fallu quelques paragraphes pour endosser le « je » au lieu du « tu ». Mais à qui, véritablement, cela arrive-t-il ?

 Je dis « Homère » comme je dis « le public ». Ce sont des signes pratiques. L’un et l’autre sont composés d’une foule d’individus dont nous n’avons pas la moindre idée.

René Fauchois est un acteur. Il donne à chaque personnage qu’il crée de la matière à jouer. Dans Les Ithaques |Un dieu versa sur moi un très profond sommeil, nous travaillons deux de ses livrets : Nausicaa et Pénélope. Les années grecques courent aussi entre 1913, 1919 et 1926 où il revient à la charge avec La Mort de Patrocle.

Dans son livret pour Nausicaa de Reynaldo Hahn, René Fauchois fait porter par la jeune princesse phéacienne le chant improvisé selon le vœu de l’hôte que Homère distribue à l’aède aveugle Demodocos. Dramaturgiquement, c’est un coup de maître. Utiliser le corps à peine nubile comme véhicule des images effroyables d’une guerre qu’elle n’a pas connue, la faire entrer de plain-pied dans l’aiôn de la prise de Troie, ce carnage… Avec cette ultime cruauté qui fait le bon théâtre, de la déposer quelques minutes avant l’assaut grec avec la connaissance de ce qui doit advenir, invisible aux Troyens qui s’endorment dans les vapeurs de la fête de la libération.

Des fresques représentant la guerre de Troie viennent d’être découvertes à Pompéi. La Grèce qui nous occupe surgit à tout instant dans ce que nous prenons pour la vie actuelle, quotidienne. Et les dieux avec elle.

La Grèce qui nous occupe appartient à l’aiôn (et sur le cahier, un pâté : j’ai écrit d’abord « La Grâce », sûre d’écrire « La Grèce ».

Il ne peut pas y avoir deux années grecques. Il y a presque trois millénaires grecs. Et par la porte de Troie, par la perte de Troie, on échappe à tout compte.

Tu as écrit sur la couverture rouge : Deux années grecques. C’est exact et faux comme le syllogisme du chien. Habilement, tu te donnes les moyens de prolonger d’un an ce séjour. Tu retardes la pendule et t’assures qu’il n’y aura pas de lendemain au retour d’Ulysse à Ithaque, mais un avant-hier : Troie, le Mont Ida, l’enlèvement d’Hélène.

Ce n’est pas le café que tu voulais ni la table, mais d’expérience tu le sais : dès que tu auras ouvert le cahier, le monde sera réduit aux dimensions de la page. Et quand tu écriras les premiers mots, il aura déjà été dissous dans l’encre. Tu as rechargé le stylo en cartouches à cet effet.

Le nom d’une personne est un présage. Une fois le nom disparu, tout est effacé du passé comme du futur qu’il avait laissé entrevoir. Comment s’appelait-il ? Et cet autre aussi ? Et combien de ceux-là sont passé dans ma vie, m’ont parlé et serrée dans leurs bras ? Je marche parmi ces ombres. La plupart du temps, elles ne sont pas plus voyantes que celles d’une forêt, que la lumière, par sa beauté, prétend éclipser.

« Paradoxal » : nom d’un médicament, qui, sans guérir, maintient la vie.

Certains saints sont dits « myroblytes », μυροβλύτης [myroblýtês] signifiant « d’où jaillit de la myrrhe ». Depuis 1650, on atteste que leur cadavre produit miraculeusement cette odeur de sainteté. Parfois même, de leur vivant.

« et la maison fut remplie de l'odeur du parfum. »

L’odeur de sainteté, le dialogue incessant du matériel et de l’immatériel. Ainsi, le saint chrême a une composition : huile d’olive, de baume et d’autres substances odoriférantes (chez les Maronites : du safran, de la cannelle, de l’essence de rose, de l’encens blanc…)

« Ils entrèrent dans la maison, virent le petit enfant avec Marie, sa mère, se prosternèrent et l'adorèrent; ils ouvrirent ensuite leurs trésors, et lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe. » Matthieu, 2 (11)

« Et voici, une femme pécheresse qui se trouvait dans la ville, ayant su qu'il était à table dans la maison du pharisien, apporta un vase d'albâtre plein de parfum,

et se tint derrière, aux pieds de Jésus. Elle pleurait ; et bientôt elle lui mouilla les pieds de ses larmes, puis les essuya avec ses cheveux, les baisa, et les oignit de parfum 

Tu n'as point versé d'huile sur ma tête ; mais elle, elle a versé du parfum sur mes pieds.

C'est pourquoi, je te le dis, ses nombreux péchés ont été pardonnés : car elle a beaucoup aimé. » Luc, 7 (37-38, 46-47)

Comme Jésus était à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, une femme entra, pendant qu'il se trouvait à table. Elle tenait un vase d'albâtre, qui renfermait un parfum de nard pur de grand prix ; et, ayant rompu le vase, elle répandit le parfum sur la tête de Jésus.

Quelques-uns exprimèrent entre eux leur indignation : A quoi bon perdre ce parfum?

On aurait pu le vendre plus de trois cents deniers, et les donner aux pauvres. Et ils s'irritaient contre cette femme.Mais Jésus dit : Laissez-la. Pourquoi lui faites-vous de la peine ? Elle a fait une bonne action à mon égard ;

car vous avez toujours les pauvres avec vous, et vous pouvez leur faire du bien quand vous voulez, mais vous ne m'avez pas toujours.

Elle a fait ce qu'elle a pu ; elle a d'avance embaumé mon corps pour la sépulture.Marc,14 (3-7)

Comme Jésus était à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux,

une femme s'approcha de lui, tenant un vase d'albâtre, qui renfermait un parfum de grand prix; et, pendant qu'il était à table, elle répandit le parfum sur sa tête.

Les disciples, voyant cela, s'indignèrent, et dirent : À quoi bon cette perte?

On aurait pu vendre ce parfum très cher, et en donner le prix aux pauvres.

Jésus, s'en étant aperçu, leur dit : Pourquoi faites-vous de la peine à cette femme? Elle a fait une bonne action à mon égard ;

car vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m'avez pas toujours.

En répandant ce parfum sur mon corps, elle l'a fait pour ma sépulture.

Matthieu, 26 (6-12)

« Marie, ayant pris une livre d'un parfum de nard pur de grand prix, oignit les pieds de Jésus, et elle lui essuya les pieds avec ses cheveux; et la maison fut remplie de l'odeur du parfum.

Un de ses disciples, Judas Iscariot, fils de Simon, celui qui devait le livrer, dit:

Pourquoi n'a-t-on pas vendu ce parfum trois cent deniers, pour les donner aux pauvres?

Il disait cela, non qu'il se mît en peine des pauvres, mais parce qu'il était voleur, et que, tenant la bourse, il prenait ce qu'on y mettait.

 Mais Jésus dit: Laisse-la garder ce parfum pour le jour de ma sépulture. » Jean, 12 (3-7

« Si elle a répandu ce parfum sur mon corps, c’est pour m’ensevelir qu’elle l’a fait »

Matthieu (26,12)

« Lorsque le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé, achetèrent des aromates, afin d'aller embaumer Jésus. » Marc (16,1)

« Le premier jour de la semaine, elles se rendirent au sépulcre de grand matin, portant les aromates qu'elles avaient préparés. »

de l'or, de l'encens et de la myrrhe

un vase d'albâtre plein de parfum

un vase d'albâtre, qui renfermait un parfum de nard

À quoi bon perdre ce parfum?

un parfum de nard pur de grand prix;

du parfum sur mes pieds

le parfum sur la tête mon corps d'avance embaumé pour la sépulture

un parfum de grand prix

En répandant ce parfum sur mon corps, elle l'a fait pour ma sépulture

une livre d'un parfum de nard pur de grand prix

la maison fut remplie de l'odeur du parfum

garder ce parfum pour le jour de ma sépulture

ce parfum sur mon corps, c’est pour m’ensevelir

des aromates, pour aller embaumer

au sépulcre de grand matin, en portant les aromates

Dolto s’insurge contre le « droit » de visite. C’est un « devoir » de visite qui doit s’exercer. Tout à coup, je ne suis plus le plat méprisé dans un menu d’activités diverses, mais un enfant lésé. C’est mon droit qui apparaît. Comme montée sur un cheval, j’entr’aperçois des devises héraldiques, Dieu et mon Droit, Spoliatis arma supersunt (À qui est dépouillé, il reste les armes)…

Le juge pour enfant n’est pas là pour faire le procès des enfants. À six ans, cela ne va pas de soit et cette confusion, je découvre à cinquante qu’elle m’a toujours accompagnée, comme ces objets aux poids inutile, mais imperceptible qui voyagent avec nous au bout du monde simplement parce qu’ils sont passés inaperçus, au fond d’une poche, dans la doublure du sac.

Au retour des vacances, l’usage familial était de prendre un petit-déjeuner en lieu et place du dîner. Une sorte de jour des fous, mais bien différente de celle de Notre-Dame-de-Paris : rien n’y faisait peur. Une blague, un bouleversement de pacotille, un dimanche en pyjama… Ce souvenir me faisait toujours rêver, toujours envie : quand elle me le racontait, elle était une petite fille en même temps que moi. Le temps s’aplanissait. Aujourd’hui, c’est encore cela et pourtant tout autre chose. Une tentative désespérée de retourner le temps, de plier le chagrin en quatre et de le manger, après lui avoir versé une cuillerée de sucre dessus, en broyant consciencieusement chaque grain sous la dent, tandis que la fleur d’oranger monte aux yeux.

Bien avant que tu ne cries « à table » dans la montée d’escalier, l’odeur des crêpes, du beurre chaud, de la dentelle noire, de la pâte à modeler les goûters est entrée sans frapper dans mon bureau. Elle emmène si loin que je ne bouge pas de ma chaise, toute affaire cessante. Ta voix me rappelle comme une corde. Je remonte du gouffre pour redescendre vous rejoindre.

Tu ne t’indignes pas facilement, mais tout de même, utiliser la crêpière pour faire des œufs au plat !

Fatalement vient le jour où une deuxième crêpière est indispensable. Deuxième, je le note, pas seconde. Avec des os aussi larges et puissants, des articulations en forme de pièces d’industrie sidérurgique, tout ce que tu entreprends tourne à la production de masse.

La longue vie a un coût. Certaines choses n'adviennent que dans le temps. Ce savoir est communément partagé par les vivants. Sinon, nous ne connaîtrions pas cette épouvantable tristesse à la mort d'un enfant. Nous savons intimement le poids de ce qui nous est ôté alors, de ce dont nous sommes privés. L'expérience morte-née de cette vie à peine articulée est notre gâchis, notre échec, notre terreur ? Contrairement aux autres mammifères, nous naissons avant terme, sans être achevés, incapables de nous tenir sur ces deux pattes dont nous sommes si fiers. Et nous mourrons de même. Nous mourrons inachevés, mais la vie longue offre un point de vue imprenable, l'occasion de discerner une forme d'harmonie dans ce contretemps qui nous caractérise. Pour cela, elle prélève ce qui s'apparente à un loyer. Qui dort, dîne. Le séjour en pension complète se paie en perte. One Art, l'envoûtant poème d'Elizabeth Bishop le dit trop clairement pour que nous lui fassions bon accueil.

Dans une rue adjacente à la place de la Bastille, il a existé une petite boutique en longueur dont j’ai été la cliente régulière pendant plus d’une dizaine d’années. J’aurais dit qu’elle avait toujours été là, ou plutôt depuis la Libération. Rien pour étayer cette datation sentimentale. Il en allait différemment de la libraire, bien que sa coiffe de cheveux parfaitement blancs et la large monture de ses lunettes inscrivaient ses débuts dans la profession dans la première moitié des années 70. Si les visages des libraires s’effacent, leur chevelure demeure… Ainsi, le roux flamboyant du patron du Cyprès à Nevers ou le gris trop bien peigné de celui de l’avenue de Flandres. Les poils sont peut-être ce qu’il y a de plus éloigné du papier. La marque de notre bestialité jure dans ces univers où tout concourt à la médiatiser. Le livre dans la main qu’il soit un hurlement, une morsure, un venin, un frôlement, une insoutenable caresse, un battement d’ailes ou une plongée dans le vide est toujours plus ou moins rectangulaire, en papier et loin de peser le poids d’un corps. La libraire de la rue Jacques Cœur s’appelait Colette. L’homonymie avec l’autrice reste première pour moi, devant la confusion avec l’autre, incrémentée au début de la rue des Francs-Bourgeois et dont portrait trônant en majesté sur le comptoir se mélange désagréablement aux Sonnets de Pétrarque dans la traduction de Bonnefoy, en dépit des beaux papiers des éditions Galilée et des dessins à l’encre de Titus-Carmel. Le visage de cette femme défigure le vers-titre : Je vois sans yeux et sans bouche je crie. Je ne lui pardonnerai jamais. La Colette de la Bastille a mis la clef sous la porte. Je voyageais. J’ai voyagé pendant de nombreuses années sans reprendre ma respiration. J’ai fréquenté les librairies en forme de points d’eau : il était possible d’y trouver des livres écrits dans des langues que je comprenais au milieu de pays où j’étais véritablement étrangère et tous les libraires des Balkans ont le double visage à huit' zyeux de la couverture d’Un roman naturel de Gospodinov. À mon retour, ou des années après, je me casse le nez sur la porte de la Librairie 1789, qui allonge depuis belle lurette la liste des lieux dans l’air du temps éphémère du quartier de la Bastille. Soudain, tous les livres acquis là, y compris les plus anodins, deviennent objet possible d’un don à regret.

Les visages des libraires s’effacent derrière les couvertures du livre que je leur aie acheté. Je dis le livre parce qu’à la fin, en dépit parfois d’années de bon commerce, il n’en reste qu’un. Ce phénomène est amplifié dans les cas, peu nombreux où j’achète le livre auprès d’une personne affectée à sa vente, comme elle pourra l’être le jour suivant à celle des goodies de superproductions cinématographiques, d’appareils à usage téléphoniques ou autre… c’est un corollaire des librairies aux grandes superficies, que j’aurais envie d’appeler « superficielles ». C’est dans ce genre d’établissement qu’à Boston je suis tombée sur le Prélude à la Fondation, titre dont je ne saisis la dimension prophétique qu’en écrivant ces lignes…Ces grandes baraques ne sont pas pour autant toutes tenues par le diable. L’ombre des frères Lello flotte encore dans leur somptueux magasin à Porto, au point que je n’ai pas été capable d’y acquérir le moindre ouvrage, aucun ne pouvant rivaliser avec l’ambition en béton de son projet architectural… Mais pour en revenir au sujet qui me préoccupe, ce sont des livres, non des libraires que je garde sur les étagères de ma bibliothèque.

Ma vie universitaire, qui coïncide plus ou moins avec le début de ma vie d’adulte est émaillée d’erreurs, certaines simplement regrettables, d’autres franchement calamiteuses. Avec le recul, je m’aperçois avec étonnement que c’est une des plus candides qui revient régulièrement frapper à ma porte, au point que je me demande si elle n’y trace pas un pentagramme avec du sang de belette me vouant, à terme, aux gémonies. L’étudiant chevelu et débonnaire qui partageait ma chambre (sa pilosité vivace qui bouchait régulièrement l’évacuation de la douche et son absence totale d’initiative pour y remédier en amont ou en aval sont cause de ces épithètes), cherchant sur le tard une âme charitable pour diriger son mémoire, me demande, à la fin d’une soirée bien arrosée, ce que je pense de Wamps pour ce rôle. L’intitulé en était si vague que n’importe quel professeur de notre campus pouvait faire l’affaire, d’ailleurs je suis bien en peine de dire sur quoi portait sa recherche et cette nuit-là, il l’était également. Imaginant avec délice la rencontre de cet être de nonchalance avec Wamps l’implacable, mon mauvais whisky prend le goût du petit lait. Cependant, l’honnêteté élémentaire que l’on doit à quiconque supporte de vivre à proximité de vos angoisses et de votre linge sale m’amène à lui dire quelque chose comme « Elle va t’en faire baver des ronds de chapeau, ça sera pas un mal ». Du moins, c’est ce que le seul souvenir que filtre de ma mémoire m’ait laissé quand, dès le lendemain, je le vois entrer dans le bureau de Wamps pour solliciter un rendez-vous. Entre autres corvées, je tiens son agenda. Spécialisée dans la rétention d’information (habitude qu’elle a sûrement contractée lors de ses légendaires années de recherches dans les tribus du nord de la Sibérie aux heures les plus froides de l’URSS), ce n’est pas une sinécure et je me demande souvent en quoi mon travail présentait la moindre utilité (autre que de m’empêcher de me livrer à l’oisiveté dont jouissait sans entraves mon compagnon de chambrée). Un jour où, une fois encore, elle raye de son gros stylo bleu les rendez-vous que j’avais soigneusement notés pour écrire par-dessus « rétrospective Ozu », ce qui implique une dizaine de coups de fil diplomatiques pour réorganiser la journée biffée à une date ultérieure et l’invention d’une kyrielle d’excuses bidons, je m’autorise un soupir accablé. — Vous n’aimez pas le cinéma japonais ? me demande-t-elle, ses gros sourcils formant l’arc d’Artémis. J’avoue avec une fausse contrition ce qu’il m’en coûte de mentir pour couvrir ses fréquents revirements… — Mais qui vous demande de le faire ? Pensez-vous que je vais aller voir Printemps précoce avec un passe-montagne et des lunettes noires ? Je suis incapable de me tenir à un agenda, ce n’est pas un secret bien gardé. Vous feriez mieux de vous préoccuper de votre réputation…Je m’étrangle, certain de bien donner à voir l’ampleur de mon indignation.— Vous n’imaginiez pas décrocher un diplôme en ethnologie proverbiale sans faire la preuve de votre imagination ? Cette fois-ci, je suis persuadé de déglutir sincèrement. Ayant donc fait la preuve de ma foisonnante imagination en brodant des alibis à chacun de ces contretemps depuis bientôt deux semestres, je m’autorise à lui demander à quoi bon tenir un agenda dorénavant. — Mais c’est à partir de cette base que tout se fait, y compris pour se défaire… Vous n’avez pas lu l’Odyssée ? Pénélope en découd avec les prétendants, mais cette déconstruction l’enrichit.Bref, mon compagnon de cellule vient prendre un rendez-vous, il n’a pas l’air d’avoir la gueule de bois, lui, il a mis une chemise propre qu’il a prise de mon côté de la penderie. J’ai peut-être dit « J’espère qu’elle acceptera, ça t’apprendra la vie ». Trois jours après, il sort de son bureau, elle a donné son accord en moins d’un quart d’heure, il repart tout sourire. Elle m’appelle de sa voix qui perce les murs avec mon nom de famille. — Vous avez dit à votre camarade que travailler sous ma gouverne allait lui faire baver des ronds de chapeaux ? Je nie en rougissant, je m’en botterais les fesses si j’étais assez souple. — J’ai dû lui préciser que le seul fluide que j’attendais des personnes de votre condition était l’encre dont il allait couvrir quarante pages d’ici jeudi, pour commencer. J’acquiesce avec déférence et m’apprête à sortir quand elle ajoute : — Et vous lui avez dit autre chose, au sujet de notre collaboration… 

Un brouillard liquide se répand dans mon lobe frontal.

— Ce n’était pas une question. Il semble que vous l’ayez également assuré que travailler avec moi « allait lui faire le… cuir ». C’est bien ça ?

Sans souvenir précis, je me suis obstiné à démontrer qu’il ne pouvait s’agir que d’une façon de parler. Or, c’est précisément la matière à laquelle Wamps aura consacré sa vie.

— Tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler n’est pas une expression idiomatique, voyez-vous, c’est une hygiène de vie.

Comment dire non

Quand le soleil vient en personne

Au cœur de ta sieste ?

Il pleut juste assez

Personne ne prendra la mare

Pour un grand miroir

Les livres que je préfère sont ceux que j’ai donnés à regret. Ils tiennent sur quelques étagères dans une pièce fermée pour moi. Un petit volume rouge sombre d’Agamben sur les Polichinelles me manque particulièrement. Il occulte tous les autres, pour l’instant. Les livres perdus dans les trains, égayés dans les ruptures successives avec des lieux et des personnes et les déménagements et procès qui s’ensuivent, je peux toujours les traquer pour les racheter comme une mauvaise conscience. Ce n’est pas de ceux-là dont je parle, leur retour est immanquablement décevant. Les livres donnés à regret forment une collection cachée en plein jour. Il est rare que la personne qui le reçoit de mes mains comprenne que l’ouvrage lui est, en quelque sorte, passé sous le manteau. Cela peut arriver cependant et le secret se tend alors comme un fil rouge et coupant entre nous dans un triangle où le livre prend sa place. Passé le moment du don, je m’efforce de n’en plus parler, de ne plus évoquer le titre. L’ayant lu, on m’en donne des nouvelles qui brûlent légèrement à l’image des piqûres de rappel que je dois recevoir pour chacun de mes longs séjours à l’étranger. J’écoute attentivement, tout en masquant mon regard : le fil rouge a disparu, ne reste que le manque, cruel, ou l’étonnement amer de ne plus reconnaître ce qu’on me dit de ce livre que j’ai pourtant profondément aimé. Je vis ainsi depuis de nombreuses années maintenant. Je ne tiens pas le compte des livres donnés à regret sur un cahier — cela me mettrait terriblement mal à l’aise — mais j’éprouve leur absence de façon continue, comme ces gens qui vivant non loin d’un cours d’eau en oublient le bruit inexorable, mais qui ne savent plus parfois comment s’endormir sans lui quand ils sont en voyage. Il y a aussi des pics de douleur — le mot est trop fort — de gêne — au XVIIe le mot gêne avait un sens plus violent que douleur… — d’agacement, peut-être, oui, comme le seul souvenir de certains aliments peut agacer les dents. C’est exactement ce qui se produit en ce moment, avec les Polichinelles d’Agamben.

Écrire est un geste sans interruption ou presque. Cette amie qui n’écrit plus croit qu’elle n’écrit plus, mais dans cette phrase même qu’elle dit à l’envi (je n’écris plus) s’écrit le verbe écrire conjugué à sa petite personne. Ce n’est pas si simple. Ça n’a pas besoin de notre participation volontaire. Ça ne se passe pas entre adultes consentants. Une fois que c’est advenu, ça ne désadvient pas. Les mots sont tout autour de nous et continuent à se parler, à nous parler et nous ne pouvons pas désavoir quelle figure ils feraient sur une page, dans un récit… même notre épitaphe n’est pas univoque à travers les siècles.

Écrire est un geste de la vie et de la vitalité. En exige, en apporte, met en circulation l’une et l’autre.

Écrire est un geste qui sait s’accommoder de la tristesse, en cela qu’il la dévie, la déjoue, la retourne. D’abord, tu te roules dedans, tu écris des textes tristes en écoutant de la musique triste dans des chambres tristes où de tristes sires t’ont faussé compagnie dans des cafés tristes où la vie s’est engluée entre le comptoir et les toilettes et le juke-box rallonge la partie d’autant, pour voir jusqu’où tu peux te lamenter et vagir sur ton sort mollement fictionnel voire pas du tout, totalement intime comme tu te plais à te l’imaginer — pourtant ta mère à la parade absolue quand elle décoche « C’est ça, va pleurer sur ton lit avec ton walkman » —, et tu te plais à croire qu’il n’y aura pas de limite et que la chute vertigineuse sera infinie, longue comme un clip de la fin des années 80 qui se prend pour un long métrage, mais toi tu ne te plais pas beaucoup pour te vautrer pareillement dans si peu d’eau. Et puis un jour, tu vois ton portrait en lamantin dans une nouvelle qui se voudrait spirituelle et tu voudrais que ça passe, mais pour que ça cesse, il faut de la méthode, comme quand tu arrêtes de fumer en écrasant systématiquement les clopes, à peine entamées, que tu ne te souviens pas avoir allumées, ni désirer. Pareille pour les pages, dès que ça s’écoute, tu coupes, les mots, les phrases, ou tu en ouvres une nouvelle en tâchant de ne pas la tacher avec les gros pois de tes larmes sur toi, toi, toi. Et puis un jour, tu en as simplement assez de gâcher le papier, l’encre et le temps en te regardant dedans. Tu lèves la tête. Tu croques ceux qui passent par là. Un oiseau sautille : ce sera ton meilleur poème, le chef d’œuvre ignoré. Tu écris pour te refaire le poignet, comme on marche sans but et sans heure dans une ville où personne ne nous attend et dont la langue est très étrangère à celle qui noircit tes pages et tes doigts dans la belle lumière d’avril avec son énergie de coup de pied aux fesses. Mais finalement, écrire est un geste de tant de joie que même au cœur mourant de ton pire souvenir, elle t’accompagne phrase après phrase.

Écrire est un geste d’esquive, une planque. Quelle que soit la tête de ta journée, de tes collègues, du discours ambiant, quelle que soit la misère dont tu es environné, tu peux disparaître dans un monde que tu ouvres comme une porte dessinée par tes soins sur un mur. Ainsi est la lecture, oui, écrire est le geste ultime de la lecture, ce vêtement sur-mesure que tu te couds à même la peau dans la matière que tu désires ou qui ne te lâche pas d’une semelle.

Écrire est un geste brutal qui n’est jamais à la hauteur de la phrase dont tu as rêvé. Mais on n’écrit pas dans son sommeil, finalement. Voilà, c’est ce que tu auras, dans la réalité, cette phrase-là. C’est ce qui se passe de ce côté du miroir et aucune substance, aucune fatigue extraordinaire, aucune ascèse, aucun rituel chamanique ne changera ça. Au bout du compte, il y a quelques mots écrits qui essaient de dire et échouent.

Écrire est un geste de truchements : le stylo, le papier, le clavier, les doigts, la main voire les deux mains, le bras voire les deux bras jusqu’à l’attache dans le dos et ensuite des chemins de muscles, de nerfs, de synapses, autant de rivières souterraines qui grossissent la pensée en la mettant en circulation jusqu’à la page, de papier, de cristaux liquides, de sable, vers d’autres improbables assemblages composant un lecteur, une lectrice, un lectorat.

Écrire est un geste d’épuisement, l’écriture réapparaît de dessous l’écriture comme le cadavre dans la piscine des Diaboliques. En fatiguant son signe, on fatigue ses idées préconçues, on les perd dans la forêt et enfin, quelque chose s’écrit, sans toi, à travers toi, comme la colère dont la bille perce le papier en point d’exclamation.

Écrire est un geste de son désir et de son désiré. Dans un film chinois, les concubines délaissées deviennent folles en entendant dans le pavillon voisin, le petit marteau à clochettes qui masse les pieds de l’élue de la nuit. La pointe à encre sur le papier, c’est pareil.

Écrire est un geste d’élégance quand on n’est pas médecin. Les savants sont des mandarins, ils dessinent des caractères dont on n’a pas d’idéogrammes.

Écrire est un geste de précision dans le cadre diaphane des lignes bleu tendre de la page à la marge mystérieuse. Qui voudrait prendre le risque de réveiller ce qui dort derrière la grande verticale rose pâle ?

Écrire est un geste très lent au départ. Trop lent et c’est mal parti pour l’école normale, simplement normale. Vous avez pensé à une institution spécialisée ?

Je prose ça là.

Le crayon de soleil de la poésie.

« Le sort des universités comme la nôtre, si l’on veut s’en tenir à une métaphore poétique, est semblable à l’araignée microscopique flottant au vent et qui semble, quand elle nous arrive sur la figure, sans attache. »Wamps est peu sensible à la joliesse hasardeuse des traductions faites maison des dignitaires étrangers qui s’obstinent à refuser de s’adjoindre les services d’un truchement compétent. Sous couvert de prendre des notes — en dépit de ses dehors rugueux, la dame a un fond d’éducation étonnement victorien, dont je ne désespère pas d’apprendre un jour d’où elle le tient, et elle sait refréner son envie de regarder par la fenêtre (« souvenez‑vous : rien n’est plus instructif que ce que l’on voit de sa fenêtre »), de bailler la bouche ouverte (en cette matière, la reine victoria a perdu le match qui l’opposait aux pratiques débonnaires des tribus nomades du Tagadastan, auprès desquelles Wamps a séjourné de nombreux mois quand elle avait à peine mon âge, pour étayer sa thèse. On s’en souvient ici, elle portait le titre « un bon bailleur en fait bâiller dix » et en dépit l’excellence du contenu, cet effet d’annonce avait failli la faire renvoyer)—, elle étudiait le dessin de la frontière sino‑russe sur une toute petite carte qui tenait dans son élégant agenda. Je suis, en ce qui me concerne, un très mauvais menteur, et si je ne triche pas aux examens, ce n’est pas que la probité m’étouffe, mais bel et bien la couardise. D’autre part, mon récent poste d’assistant auprès de Wamps m’obligeait à une tenue impeccable et j’agrémentais mon écoute de mines concernées et de petites onomatopées d’intérêt, de sorte de me fondre dans le digne collège en présence, sans pour autant outrepasser par une approbation trop bruyante, la place qui m’était concédée. « Mais si ténu soit-il, un fil invisible retient l’araignée à ses ports d’attache successifs… »À chaque minute qui passe, Wamps s’absorbe davantage dans son étude et ma solitude s’accroît au point qu’une myriade de questions existentielles viennent perturber la fréquence pendulaire de mes « hum ». Est-ce que Kagoo aura cuisiné pour le buffet ? Son absence à la cérémonie est un bon présage… Le Doyen a-t-il remarqué ma présence ? Combien de temps faut-il assister un professeur avant d’obtenir le statut d’assistant (et les maigres subsides qui l’accompagnent) ?...« Nous avons décidé de lier notre sort au vôtre »Wamps laisse tomber son carnet et m’attrape le bras avant que je ne me penche pour le ramasser. Elle lève un visage ébahi vers le Président de l’Université de G. Elle semble tout à coup échevelée comme si elle avait couru. Il remarque son brusque mouvement, qui dénote dans la torpeur bien installée des protocoles d’avant déjeuner et la regarde à son tour avec un certain étonnement, puis, comme s’il reconnaissait un visage ami dans une foule, il lui sourit en réajustant le col de son kimono.

C’est rare que je ne sache pas où elle est. Nous sommes la plupart du temps ensemble. Nous menons une vie très simple. Elle ne nous paraît pas routinière… Mais, j’imagine que les autres personnes avec lesquelles vous parlez auront un avis différent. C’est égal. Nous travaillons par fois ensemble, sinon, nous nous retrouvons pour déjeuner quand c’est possible et le soir, dès que nous avons terminé. Nous sortons peu. Nous parlons de notre journée et la soirée passe. Nous faisons la cuisine… Une vie très simple. Nous l’avons suffisamment attendue, elle et moi, alors nous sommes heureux de sa simplicité. Quand nous sommes éloignés, nous nous appelons régulièrement, plusieurs fois par jour, même si nous savons que nous allons nous retrouver dans quelques heures. Il y a toujours quelque chose de drôle à se raconter. Ou une petite peine à partager, ou des nouvelles. Je ne sais pas ce qu’elle faisait dans ce restaurant. Je vois où c’est. Nous n’allions jamais dans ce quartier. Je déjeune toujours au même endroit le jeudi. En bas du cabinet. Un petit truc tenu par un Portugais. J’ai appris l’explosion par la télé. J’ai lu un bandeau. J’ai pensé que nous avions de la chance, nous n’allions jamais dans ce quartier. Vous devez vous tromper.


En poussant la porte, je me souviens m’être promis intérieurement de ne plus mettre les pieds dans cet endroit snob. Le casus belli était un minimum pour payer en carte bleue fixé à 10 euros et qui m’avait envoyée au diable Vauvert pour trouver du liquide dans un froid de gueuse, justement. Le quartier dégouline de fric et paradoxalement, en retirer n’est pas chose facile. Quant aux serveurs, ils cumulaient une suffisance déplacée avec une incompétence flagrante, aucun d’eux n’étant en mesure, après avoir refusé ma carte sans le moindre semblant de gêne, de m’indiquer le distributeur le plus proche, semblables ainsi à de petits dieux lares tout puissants dans l’enceinte de leur établissement, nuls au dehors. Je ne dois pas être la seule exaspérée par leur difficulté de trésorerie puisqu’à présent, l’information est affichée sur la porte d’entrée : pas de carte en dessous de 10 euros.

Ce désagrément n’est pas de ceux qui font renoncer à un lieu aimé, mais ce lieu, je ne l’ai jamais aimé. Il a toujours été un pis-aller, compensant mal la perte de deux autres refuges d’importance au temps où je n’habitais plus Paris, ni sa banlieue. Le premier, situé près du Louvre, existe encore, mais la faune y est si changée, l’adresse a tellement gagné en popularité que je n’y vais plus. En des temps très anciens, j’avais même une adresse mail, secrète estampillée du nom de l’établissement… Peut-être ne suis-je plus assez joueuse pour croire à mes poses en dandy… L’autre établissement était situé à deux pas de celui dont je pousse la porte à contrecœur. Rien de bien terrible, mais rien de bien réjouissant non plus, ce qui est une désolation pour qui a grandi dans un bistrot et s’est habituée à se sentir accueillie et fortunée du simple fait d’entrer au café. À chacun ses églises.

Je n’arrive plus à retrouver le nom de ce deuxième lieu, objet de mes regrets, j’ai encore une photo de moi, sous une étagère de livre dans une petite niche verte de son deuxième étage qui donnait sur la Tour Saint-Jacques. Je me souviens du fou rire d’un proche qui la pensait toujours en travaux, en réalisant qu’il avait pris les gargouilles pour des étais. Je pourrais lui demander le nom de ce minuscule salon de thé, il n’oublie jamais rien. Sur la photo, j’ai les cheveux plus courts, elle date donc d’une dizaine d’années : les gens font ça quand ils changent de vie, ils se coupent les cheveux. J’ai un beau manteau rouge et l’air assez malin. Le renfoncement, dans lequel je me tiens, est surplombé d’une étagère de livres.

Et voilà la raison profonde de mon aversion pour le Café Livres de la rue Saint-Martin : je ne crois pas à sa bibliothèque. Avec le temps, bien sûr, on finit par y trouver un polar en anglais abandonné par une consciencieuse touriste américaine, mais pour l’essentiel, c’est du chiqué. Beaucoup trop de Guy des Cars et de Harlequin pour être honnête. Dans ma jeunesse, j’ai un jour quitté un homme qui m’a suppliée de laisser une partie de mes livres en partant, sans quoi, devant ses étagères quasiment vides, ses nouvelles conquêtes risquaient de se faire une pauvre opinion de lui… On peut dire que rien ne va dans cette phrase, dans cette proposition, mais comme rien n’allait non plus dans notre situation, ce n’est que de juste.

Entrant au Café Livres, me reviennent les vers de Desnos (je veux toujours qu’ils soient d’Apollinaire, mais non) :

Je n’aime plus la rue Saint-Martin

Depuis qu’André Platard l’a quittée.

C’est mon ami, c’est mon copain.

Moi, aussi, j’ai perdu un copain en route, celui qui croyait dur comme fer dans Paris, et m’avait embarquée dans sa représentation… Le rideau est tombé, les livres sont achetés au poids et je paie en liquide. Pourtant, après une heure passée là en bonne compagnie, je suis repartie avec un petit volume d’

ENQUÊTES POLICIERES

·       Leslie Charteris

·       Françoise Sagan

·       Ben Hecht

·       Patricia Highsmith, etc.

Dans un encadré à l’avant dernière page, on peut lire :

CE LIVRE, OFFERT PAR SKIP, FAIT

PARTIE D’UNE SERIE DE SIX RE-

CUEILS « ENQUETES POLICIERES »

NUMEROTES DE 1 A 6. IL A ETE

EDITE PAR

            « PRET-PUBLICITE »

AVEC DES NOUVELLES POLICIE-

RES EXTRAITES DE LA REVUE

MENSUELLE           

« MYSTERE MAGAZINE »

 

Et ainsi, le Paysan de Paris avait une fois encore trouvé un passage jusqu’à moi.

J’imagine qu’ils sont venus la chercher à deux. Ils l’ont attrapée sous les épaules, leurs grosses mains en caoutchouc sur la peau blanche, fripée et douce des bras presque toujours nus.  Elle ne pesait pas plus qu’un squelette d’oiseau. Ses pieds ne touchaient pas terre quand ils l’ont emmenée. Ce n’est pas qu’elle se soit débattue. À ce moment-là, elle les aura pris pour deux cartes à jouer. Je sais qu’elle pleurait doucement et les larmes ne tombaient pas sur son beau chemisier de soie bleu clair, le préféré, qu’elle portait un jour sur deux depuis des années déjà, et qui était plus fin qu’un pétale, non, les larmes restaient sur son visage comme la bruine une toile d’araignée au jardin, prises dans ses rides. Ils ont dû  froisser ses manches et parler trop près de son oreille, en haussant la voix, au  cas où elle serait sourde, mais elle ne l’était pas, toujours pas, elle  entendait depuis son lit les petits animaux qui couraient dans l’herbe dehors,  elle reconnaissait sans les voir tous les oiseaux qui piochait dans les réserves  de graines qu’elle cachait un peu partout, oubliant ensuite, comme un écureuil,  recommençant quelques jours après, si bien qu’ils s’étaient passé le mot et tout  le long du jour, été comme hiver, ils bruissaient dans les buissons, dans les  branches basses du gros arbre, sous la gouttière de la cabane et dans d’autres  endroits, moins conventionnels où elle avait judicieusement laissé quelque chose  pour eux. Ils l’ont appelée par son prénom, alors qu’elle ne les connaissait pas, son prénom trop fort dans son oreille et l’assurance répétée que tout allait bien se passer, et puis des devoirs à n’en plus finir, il faut faire ci et ça, maintenant, Alice, tout va bien se passer, Alice, et ils froissaient tout ensemble les manches ballons et la peau flasque et soyeuse de ses biceps de poupée. Elle ne s’est pas débattue, mais ses jambes n’ont fait aucun effort, elles se sont absentées tout le temps qu’a duré l’opération, tandis que les hommes en blanc la sortaient du fauteuil à oreilles, du salon vert, de la véranda, jusqu’à la petite allée, au portail et finalement la voiture médicalisée. Elle gardait obstinément la tête tournée vers l’arrière, à s’en tordre le cou et celui qui ne portait pas sa valise essayait avec sa main libre de la remettre dans l’axe à chaque étape. Sa sœur était là, dans l’encadrement de la porte, affichant sans doute la satisfaction mauvaise de la Reine de cœur.  Un ultime coup en douce. Le visage mouillé s’est collé contre la vitre de la voiture, j’espère que la buée et le froid lui ont donné un peu d’apaisement. Le chat n’est plus reparu après son départ. Les oiseaux ont épuisé les réserves. La maison a été vendue. Je n’étais pas là. J’étais loin, à l’étranger et autrement aussi, un étranger. Il y a eu après ça des mois, peut-être des années, deux, je crois, de lettres, dont je ne me sentais pas le destinataire, de contacts lointains, qui m’indifféraient. Je m’étais retranché de Malice depuis notre départ. J’ai vécu de nombreuses années dans une sorte d’effarement que j’ai pris longtemps pour du détachement. Nous sommes rentrés pour l’enterrement de Queeny.  Finalement, elle avait bien un cœur et il l’a lâchée sans hésiter, quelques jours après la signature chez le notaire. Je n’ai pas vu Malice à cette occasion : elle n’était plus autorisée à sortir et j’ai refusé d’accompagner mes parents quand ils lui ont rendu visite. J’ai prétexté un devoir et j’ai passé l’après-midi à regarder des séries américaines sans intérêt dans le salon de l’appartement de Queeny. Je crois que j’avais tellement honte que je me suis gavé jusqu’à vomir de tout ce qui traînait dans le frigidaire de ma tante morte.  Nous sommes repartis très vite et je n’y ai plus pensé. Pour Malice, nous sommes arrivés trop tard, il n’y avait plus que l’urne. Le type des pompes funèbres avait eu des consignes, semble-t-il, il me l’a tendue et voyant ma terreur, il m’a dit, n’aie pas peur, tu vas voir, elle est chaude encore.

 

Malice, elle préférerait crever que de passer par le mouroir. Elle l’a dit dans le combiné à la voix de Queeny, vraiment pas contente. Elle l’a dit tout doucement, comme un secret à son docteur. Plutôt crever que de passer par le mouroir. Tu m’étonnes. Crever, ça fait une aventure qui ramène tard à la maison, avec des rencontres de toutes sortes de gens qu’on n’aurait pas connus si on avait pris des rustines. D’abord, on râle un peu. Il faut dire Oh non ! tous les deux en même temps pour le bonheur. Oh noooooon ! D’abord, on n’emmène pas large. Il va falloir marcher marcher, user une paire de souliers de cuir, une paire de souliers de laine et une paire de souliers de fer avant d’être de retour. Les mère-père manquent un peu si on les revoit jamais, qu’on est devenu un vieillard comme Malice en arrivant et eux ils mangent une salade de pissenlits par la racine, mais en voyant le petit Gnou devenu vieux, ils tuent le veau gras. Bref, d’abord c’est pas bien, mais en réfléchissant, ça fait un gros steak-frites à la fin du voyage avec des retrouvailles. On préfère crever que rentrer directement et avoir seulement de la soupe à la grimace pour une bêtise qu’on ne sait même plus ce que c’est. Ça fait une balade. Comme le chemin vu des pieds est très différent, il faut le demander à tous les coins de rue à des personnages bizarres d’un livre qui se sont déployés dans la réalité. Ça fait des rencontres. Parfois, ils ne savent pas, parce qu’ils ne sont pas encore bien adaptés au monde du dehors ou parce qu’ils ne sont pas d’ici. Parfois, ils disent n’importe quoi et on rentre encore plus tard, mais ça vaut le détour. On trouve de nouvelles pâtisseries ou des arbres jamais vus ou un écureuil gris.

Le mouroir, ça ne fait pas envie en comparaison. C’est le grand miroir du salon vert, tout à coup, il est glaireux comme al grippe, tout ramollo, et si on passe à travers, on ne se coupe pas, mais on est tout couvert de bave mouillée et de l’autre côté, tout est à refaire du début.

Il y a des choses faciles à décrire, mais difficiles à décrire sans ennui. Le mien ?  Le vôtre ?

Il y a des choses simples difficiles à décrire. La position du corps, principalement dans les actions les plus anodines. Celle de ce type en gilet orange accoudé à la fenêtre ouverte d’une voiture pour s’adresser au conducteur. Peut-être serait-il plus efficace de partir de ce qui m’intéresse dans l’image. La chaleur de l’intérieur de l’habitacle lui met le feu aux joues, tandis que le reste du corps endure la fin du froid hiver.

Bitume Plage. Dieu fume un cigare à vapeur scintillant de mille leds sous un parapluie blanc.

Qui peut savoir quelle puissance de conjuration recèle ce texte en filigrane, ce texte aimanté et invisible qui guide inconsciemment le poète (Gracq, Beau tén.,1945, p. 64).

Le filigrane est d’abord affaire d’orfèvre, avant de toucher au papier, aux billets de banque, pour enfin accéder à l’immatérialité de l’évocation. Par un montage éhonté des extraits du CNRTL pour chacune de ces significations, on obtient : Un valet de chambre apportant une tasse de café infiniment petite, soutenue par un pied d’argent en… Dans son discours préliminaire, il brode des obscurités, et couvre de ses… la simplicité des questions qu’il soulève. Elle esquissait une arabesque sonore, et cela faisait si peu de bruit que cette musique semblait tracée… dans le silence. Les rideaux de plumes exotiques tendus… devant les fenêtres. Dans le bassin des Tuileries, Le cygne s’est pris en nageant, Et les arbres, comme aux féeries, Sont en… argent. Une table au-dessus de laquelle se dressait un seul livre, relié en veau marin, les Aventures d’Arthur Gordon Pym, spécialement tiré pour lui, sur papier vergé, pur fil, trié à la feuille, avec une mouette en… Avant d’enfermer dans la caisse les assignats qu’elle venait de recevoir, la citoyenne Élodie les passait l’un après l’autre entre ses beaux yeux et le jour, pour en examiner les pontuseaux, les vergeures et…, inquiète, car il circulait autant de faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au commerce. Enfantine, la rondeur des joues et celle de tout le visage. Un pur ovale s’y élabore, comme si l’idée en était déjà inscrite dans la chair…

Si l’eidesis n’existe nulle part ailleurs que dans la réalité somozienne, la stéganographie est plus universellement répertoriée, comme « un domaine où l’on cherche à dissimuler discrètement de l’information dans un média de couverture ». Il ne faut pas la confondre avec la cryptographie qui prétend rendre un contenu inintelligible à tout autre que son destinataire. La cryptographie, on la sent venir, et avec elle l’importance de ce qu’elle cache. La stéganographie propose une communication d’importance sous des apparences anodines. Elle est une manière de Lettre volée… Le cryptographe l’enfermerait dans un coffre-fort au fond des mers, le stéganographe la laisse dans la corbeille à papiers.

Les semaines pendant lesquelles j’ai cru dur comme fer à l’eidesis figurent parmi les plus belle de ma vie rêvée. Il suffisait d’entrer dans une librairie ou une bibliothèque pour trouver en filigrane d’une intrigue ou d’un style qui passait à l’arrière-plan, la réponse que je cherchais avidement sans pour autant pouvoir en formuler la question. La supercherie de l’inventeur de l’eidesis révélée, j’ai mis au point un plan B : dans la recherche de la Vérité, les livres sont des pièces à conviction.

« … il était obsédé par l’eidesis. Et ce n’est pas rien : je connais des collègues qui ont consacré leur vie à découvrir la clef d’une œuvre eidétique. Je t’assure qu’elles peuvent devenir le pire venin qu’offre la littérature ». José Carlos Somoza/La Caverne des idées

Helléniste de pacotille, conduite dans cette étude par le goût de l’alphabet secret, du message codé, j’ai vu tout de même dans cette fréquentation mythologique le Dagobert que j’avais suivi jusque-là se transformer peu à peu en Cerbère. On comprendra mon ravissement à la découverte au détour du cadavre d’un éphèbe dans La Caverne des idées de José Carlos Somoza la notion d’eidesis. Cette technique littéraire réalisait un de mes rêves du Club des Cinq : transmettre des clés ou des messages secrets dans les œuvres, en répétant des métaphores ou des mots qui, isolés par une lectrice avertie, forment une image indépendante du texte originel. Des semaines de recherches poussives m’ont obligée à conclure que l’eidesis n’était pas l’invention des Grecs anciens, mais bel et bien celle de l’auteur, psychiatre exilé de cuba en Espagne, qui trame ensemble les genres du thriller, du polar, du pastiche et du fantastique au sein d’une société le plus souvent imaginaire… Mon ravissement initial s’est commué en un autre, plus intime — le premier m’évoquant plutôt celui des nourrissons en contemplation couchée des mobiles qui tournent en musique au-dessus de leur tête, ou, plus tard, de la poussière brillante dans un rayon de soleil —, on pouvait donc faire ça en écrivant : tromper son monde alors même qu’on était déjà au cœur d’une fiction. Utiliser la fiction comme support pour réécrire la réalité. Être crue. Donner un vertige.

Madame Lanoote, la gestionnaire des stocks et des surplus du campus, va le plus souvent la tête en l’air. Dès qu’elle met le pied hors de son bureau, elle semble prise d’une furie ornithologique. Il n’est pas un oiseau qu’elle n’ait scruté avec ostentation sur le court chemin qui l’emmène au réfectoire ou sur celui, plus long, qu’elle doit parcourir pour rendre compte, une fois par semaine au Doyen. Elle pourrait les appeler par leurs prénoms, si les oiseaux en portaient d’audibles par les pauvres âmes humaines qui errent sous leurs arbres. Comme elle-même ressemble à un piaf avec sa petite tête qui s’agite par saccades au bout d’un cou si bref qu’on le dirait « de klaxon », l’usage est de transformer son patronyme, Lanoote, en Linotte. Cela tombe d’autant mieux qu’elle est familière d’erreurs d’inattention répétées qui convient les fournitures de bureau de l’administration du campus à des épisodes de rareté soudaine dignes des pires années du Gosplan. Personne n’oubliera la crise des agrafes, qui a duré tout un printemps venteux, en pleine période des examens, entraînant l’envol régulier de feuilles disparates et plongeant les porteurs des piles de devoirs scrupuleusement ramassés à la fin du temps réglementaire, dans un désarroi sans mesure. Fallait-il poser par terre ou sur un banc le gros des copies pour partir en chasse des quelques pages que le vent avait soufflées sur la pelouse voisine ? Ou bien revenir les chercher ultérieurement après avoir mis à l’abri la pile encore intacte, au risque de ne plus les retrouver, provoquant ainsi l’annulation pure et simple de l’examen et la mise en demeure de le refaire, en commençant par un nouvel envoi de convocations… ? C’est dans le but de s’éviter les foudres des professeurs et des élèves que Madame Linotte a développé cet intérêt pour ce qui se passait au-dessus des têtes : ainsi, elle n’en salue plus aucune et ne se trouve plus jamais engagée dans l’explication de ses faits et gestes, qui, au moins en matière de gestion des stocks et des surplus, ne peut lui être que préjudiciable.

La liste alphabétique des localités dans lesquelles le guide GLI ALBERGHI IN ITALIA~1933 propose de séjourner comprend environs 1500 villes. Aucune ne porte le nom de San Nazario, où est née Ida. Raison supplémentaire d’emporter ce livre dans ses bagages. Ce qu’elle voulait garder de l’Italie n’avait probablement rien à voir avec sa ville natale.

Dans l’article 7 des Observations générales, il est précisé que le chauffage est compris dans le prix des chambres et de la pension. Et à bien y réfléchir, c’était effectivement la qualité première qui lui faisait préférer les séjours à l’hôtel : elle n’y avait jamais eu froid.

Dans l’article 5 des Observations générales, on peut lire la phrase « les pourboires sont abolis ». Elle est traduite directement depuis l’italien, dans la colonne de gauche « Le mance sono abolite » et conservée en anglais, « Tips have been abolished ». Quelque chose dérange dans l’utilisation de ce verbe en français. En se penchant sur l’histoire du mot dans notre langue, on tombe sur : « I.− Disparitions av. 1789. − A.− “Effacer” (un péché, une faute, une peine) par une décision de Dieu agissant en juge ». L’usage du verbe abolir pour les pourboires semble à la fois disproportionné (difficile de voir dans le billet glissé au bagagiste un privilège digne de l’Ancien Régime), et mal venu (le pourboire ne vient pas taper au même endroit que l’esclavage. C’est gênant de ranger les deux pratiques du même côté…).

« Les prix de la pension complète ne sont admis que pour un séjour minimum de 3 jours ». En deçà, pas la peine d’en parler.

« Les prix indiqués pour les repas correspondent au petit-déjeuner, au déjeuner et au dîner. Les boissons n’y sont pas comprises. » On peut convenir de ce qu’on mange, pas de ce qu’on boit. Pas de consensus, pas de limite. Une cave aux trésors sous le restaurant tout simple d’une pension de famille…

La colonne B du guide est consacrée aux chambres avec « bain privé particulier». Mais à quoi correspondrait un « bain public particulier » ? Si on inverse la proposition pour obtenir un « bain privé multiple », on peut comprendre que le bain privé particulier fait référence à une baignoire d’une place.

Dans le guide GLI ALBERGHI IN ITALIA~1933, les chiffres romains de la première colonne indiquent « les mois pendant lesquels les hôtels sont ouverts ». Elle savait donc quand ils étaient fermés et, suivant leur localisation, vides. C’est là qu’elle résidait. C’est là qu’elle s’absentait. En 1933.


Le talent qu’il fallait pour se dérober aux invites incessantes, à ces caresses dont on aurait dû être reconnaissantes, quand bien même elles ne nous disaient rien, voire nous répugnaient, à ces traquenards élégants de fin de dîner, de fin de soirée qui fléchaient une pénétration dès l’instant où l’on avait accepté d’y aller. La moindre hésitation dans la réponse à la question la plus anodine et le pied était dans la porte, était-on bien certaine de ne pas secrètement en avoir envie ? Allons, allons, nous avions tant à apprendre et puis ils étaient si malheureux, si nécessiteux, ces hommes puissants. Leurs paroles de sucre, nous ne nous y laissions pas prendre une seconde, elles nous écœuraient même à en vomir de pitié, mais comment se dérober à la politesse si bien apprise, au respect de l’âge et du statut social ? Et c’est ainsi que pour le prix d’un repas chaud, nous nous sentions redevables au point que nos dérobades nous faisaient honte, pour qui vraiment nous prenions-nous ? Ce n’était pas bien méchant ce qu’on nous demandait et puis qu’est-ce qu’on allait s’imaginer ? N’avions-nous aucune curiosité ? Comment se dérober à l’opinion épouvantable qu’on a de soi quand on a réussi à se tirer d’affaire sans faire d’éclat ? Sans dire suffisamment haut ce qui nous prémunirait contre une prochaine tentative ? Non. Un non audible, sans sourire pour être pardonnée de l’existence de ce gros mot dans notre bouche d’enfant, dans notre tête gentille d’éternelle mineure, à vingt ans, trente ans passés…

Le système immunitaire des loups gris de Tchernobyl ressemble à ceux des patients humains cancéreux bénéficiant d’une radiothérapie. Il y a quelque chose de terrible et d’absurde dans cette phrase. Mais pas ce qui paraît sauter aux yeux. Autre chose, comme un rêve.

Dans un premier temps, l’exposition aux radiations augmente dans un premier temps les risques de cancer des loups gris, qui meurent par centaines dans la forêt rouge. Dans un deuxième temps, l’exposition aux radiations provoque des mutations de l’ADN chez les loups survivants qui ont un effet protecteur contre toutes les autres formes de cancer.

Je me demande comment ça se passe si un loup gris survivant rencontre un loup gris… des Vosges, mettons, là où le nuage s’est arrêté, on s’en souvient aussi bien que de la blague Monsieur et Madame du 12 septembre 2001. Disant cela, je pense surtout à l’odeur. L’odeur doit forcément muter aussi. Est-ce qu’on veut être un survivant que personne ne reconnaît ? Là, je ne suis plus vraiment en train de parler des loups.

Je dirais que l’ADN des loups gris de Tchernobyl est mutant. Pour ce qui est des loups eux-mêmes, ça ne me paraît pas si évident.

Chaque fois qu’il est question de Tchernobyl, Cécile Wajsbrot apparaît à présent. Comme une madone fluorescente.

La scientifique qui étudie les hordes de Loups gris de la forêt rouge de Tchernobyl s’appelle Cara Love. Son nom contient étonnement une mutation du même, comme celles qui l’intéressent dans ces survivants. Cara, chère, chérie, est le nom de l’affection en italien, en tête des lettres, mais également dans l’oralité spontanée. Pareillement, l’anglais populaire ponctue souvent ses phrases du mot Love, qui devient alors petit et affectueux.

Tu peux écrire sur ce qui te passe à portée de l’œil. Un vélo te dépasse dans la forêt. Tu peux écrire comme ça en attendant que quelque chose s’écrive. Tu peux aussi écrire comme ça toute la vie qui te reste. Le cycliste est super-équipé. Qu’est-ce qui t’importe en dehors du geste et de la trace ? Ce jaune fluo dans la forêt d’hiver noyée d’eaux noires.

Mes collègues m’ont souvent reproché mes méthodes peu orthodoxes, particulièrement dans le cas d’Alice. Ce n’est pas très difficile puisque mon livre retrace avec un grand souci de clarté ces années d’accompagnement médical et paramédical. Je leur ai tendu, pensent-ils, les verges pour me battre… Cependant, je n’ai jamais manqué à l’éthique la plus élémentaire : Alice savait que ses séances étaient enregistrées, à la fois en qualité d’archives pour elle et de notes pour moi. Elle savait également ; alors que je l’ignorais encore, que je refusais de l’admettre, que j’écrivais un livre sur elle, bien davantage que sur son « cas ». Dans ces enregistrements, on l’entend à quelques reprises s’adresser directement au radiocassette, ce qui corrobore mes propos. Lors des séances, elle peut parler directement à des personnes absentes. Les mieux identifiées étant sa sœur — celle que toute la famille appelle Queeny et qui s’est elle-même présentée à moi sous ce nom. Le moins que je puisse dire est qu’elle ne fait pas mystère de son hostilité pour tout ce que je représente : le maintien d’Alice chez elle, le refus de diagnostiquer l’Alzheimer qu’elle a décrété, le traitement faiblement allopathique que je propose… — et son petit-fils Robert, qu’elle ne nomme jamais ainsi, mais par l’un ou l’autre des nombreux surnoms qu’ils semblent avoir inventés ensemble — Mousy, le petit Gnou… — . Elle peut le désigner par la seule lettre — R, qu’elle prononce à l’anglaise — arr —, mais c’est rare. Dans les dernières séances, il lui arrive d’inverser le son — AR en — RA, mais toujours avec l’accent anglais et à trois reprises — les enregistrements font foi —, elle accole leur nom de famille — Dewhite —. Ses moments de dialogues imaginaires avec Queeny sont parfois colériques, mais c’est leur caractère injurieux qui est remarquable. Ce n’est pas sur ce ton qu’elle parle d’ordinaire à sa sœur aînée et certainement pas avec ce vocabulaire imagé. Le cabinet fait office de défouloir, plus que de gueuloir. Il en va très différemment des moments d’adresse à son petit-fils. Ce sont des messages qu’elle laisse sur la bande dans l’espoir qu’il y aura accès un jour. La « vocation » de la séance est dès lors double : didactique et testamentaire.

Le petit garçon sur la photo, tout pâlichon, je le reconnais sans peine. Le visage est flou, les cheveux bizarrement longs, mais avec le fauteuil, le pull en jacquard trois couleurs tricoté par Malice par-dessus le pyjama à écureuils… même si je n’ai aucun souvenir de ce moment, je sais que c’est moi, sur la photo. Cinq, six ans. Et la main avec le petit jouet sur mon bras, c’est celle de mon frère. Mon frère aîné. Sasha. Celui dont mes parents nient l’existence depuis vingt ans. Quand Malice est morte tout d’un coup, la maison vendue, ils m’ont emmené faire un long voyage « pour oublier tout ça ». Mes parents avaient les larmes aux yeux quand j’évoquais mon frère. Ils avaient peur de me voir perdre la tête, comme Malice. Et je les ai crus. J’ai cru que j’avais rêvé, que j’avais été fou, qu’il n’y avait jamais eu de Sasha, que c’était un ami imaginaire. Nous sommes revenus, j’ai tout misé sur les bonnes notes. Je ne pensais plus à Malice. La maison était partie au grenier. Je me sentais seul à crever. Il n’était plus question d’avoir un chat ni des jouets de petit. Seulement des puzzles et des jeux de société. Mes parents avaient bazardé toutes les photos par la même occasion « pour m’aider à y voir clair ». Le Docteur Legris était persona non grata. Confusément, je lui en voulais, j’en voulais à Malice de m’avoir trompé, d’avoir entretenu un mensonge, un mythe, une confusion… à l’adolescence je cachais ma colère sous les excellents bulletins trimestriels. Ma grand-tante, Queeny, me gâtait, me pourrissait… Mes souvenirs d’enfance disparaissaient à vue d’œil. J’étais très angoissé et il n’y avait plus de réponse à cela. Et ça a duré jusqu’à maintenant. Jusqu’à la photo de la main de Sasha, avec la toupie rouge sur mon bras.

 

— Et vous savez comment un pianiste à la recherche d’un bel appartement avec des planchers simple à entretenir rédige son annonce ? — Pardon ? — Un pianiste qui passe une petite annonce dans un journal, pour un logement… — C’est une blague ? — Euh… oui… — Parce que je suis pianiste. — Alors vous devez savoir. — Je cherche justement un appartement. — Et vous aimez les beaux planchers… — Oui, enfin, comme tout le monde, mais pour les voisins, on met des tapis… — Alors, vous rédigez l’annonce comme suit : Pianiste cherche appartement/Sol-Fa-Si-La-Si-Ré. Le sol, le plancher, qu’on cire… — … Je vais l’avoir en tête toute la journée. — Max, tu embêtes le monsieur. — Pas du tout, patron, je lui raconte une blague. C’est bien de se souvenir des blagues, surtout dans sa partie, ça détend l’atmosphère. — Excusez-le, votre table est bientôt prête… — Les blagues je ne m’en rappelle jamais, mais la mélodie (il fredonne en solfiant) Sol-Fa-Si-La-Si-Ré. J’en ai pour deux jours. — Je peux vous en dire une autre : un clou chasse l’autre, vous voyez ? — Max, je pense que monsieur à son compte. — Quelle est l’épitaphe idéale pour un musicien mort étranglé par un morceau de pain ?— Sérieusement, Max ? Tu parles de s’étouffer en mangeant dans mon restaurant ? — Mais ça ne se passe pas ici, personne ne mange du pain avec la pizza… — Tu fais fuir les clients avec tes histoires à la noix, un vrai moulin à paroles. Bientôt, ils ne mangeront plus ni pain ni pizza à ce rythme-là. — Vous pouvez me dire ? — Quoi ? — Pour l’épitaphe. Je cherche, je cherche et avec la mélodie c’est insupportable. Je fais facilement des migraines… — Ah, tu vois : le client veut connaître la chute. Le client est roi, c’est comme ça dans les établissements bien tenus. — Sainte mère de Dieu… — La-Mi-La-Mi-La. C’est l’épitaphe. — Je ne comprends pas. — À cause de la boulette. De mie de pain. — Tu sais Max, je pense que c’est plutôt son ami qui l’a empoisonné. — Qui ça ? — Le musicien de l’épitaphe. L’ami l’a mis là. — Tu crois ? Tu es sombre, patron. Sombre, sombre. On dirait Marlon Brando dans le Parrain. Tu es sicilien par tes parents ? — Est-ce qu’il pourrait se passer un jour sans qu’on me parle de la mafia ? Je tiens une pizzeria, pas un tripot ! — Tu vois, patron, tu t’énerves en dedans, c’est sombre… — Max, il y a des clients. — Tu es sicilien par tes parents ? — Non, je suis Sarde par ma femme. Va en cuisine, va, ils vont te trouver quelque chose.

L’Impératrice du Pays de T. et le Prince-Cavalier des Montagnes d’Argent avaient été promis avant leur naissance par les fées. Ils le comprirent dès qu’ils se rencontrèrent sur le chemin de Damas de la Croisade du Levant. Chevauchant côte à côte pendant des semaines qui devinrent des années en un clin d’œil, les souverains prirent la mesure du projet ourdi à leur insu : un entrelacs de rivières souterraines dont la surface de leurs vies ne laissait qu’à peine sourdre, de-ci de-là, une flaque, un petit ru, une vapeur. Or le Prince-Cavalier des Montagnes d’Argent comme l’Impératrice du Pays de T. avaient gagné en sagesse suffisante à travers les années pour préférer au pacte limpide et tranchant des fées les nœuds imparfaits que forment les poignées de mains des mortels. D’un commun accord, puissant et tacite, ils convinrent de ne rien changer aux alliances qui gardaient leurs contrées en paix. Prudents, cependant, ils affectèrent une cohorte de sourcières à l’observation attentive des leurs bords, rivages, rives et frontières. N’étaient le sang bleu de l’Impératrice qui dessinait chaque jour davantage sur sa peau pâle la carte d’un réseau de rivières et les larmes qui jaillissaient, soudaines comme des sources chaudes des yeux du Prince-Cavalier, aucune conséquence dommageable ne suivit leur refus de céder à l’ordre très ancien qui les avaient précédés. Dans l’ombre, pourtant, les fées inlassables tramaient.

Les servantes n’ont pas de parole ailée.

D’ailleurs, elles n’ont pas de paroles.

Leur zèle ne les sauvera pas.

À l'aède Phémios Ulysse fait grâce. Est-ce parce qu’il le supplie avec des paroles ailées ?

« Prends pitié de moi, Ulysse ! Une grande douleur te saisirait plus tard, si tu tuais un aède qui chante les dieux et les hommes. Je me suis instruit moi-même, et un dieu a mis tous les chants dans mon esprit. Je veux te chanter toi-même comme un dieu. Ne m'égorge pas. Télémaque, ton cher fils, te dira que cela n'a été ni volontairement ni par besoin que je suis venu dans ta demeure pour y chanter après le repas des prétendants. Ils m'y ont amené de force. »

Pourtant Ulysse avait dit aux prétendants « Chiens ! vous ne pensiez pas que je reviendrais jamais dans ma demeure. Vous pilliez ma maison, et vous couchiez de force avec mes servantes…»

Malgré cela, après le massacre, il demande à sa nourrice de lui indiquer « les femmes qui l'ont déshonoré et celles qui sont innocentes. »

Au chant 24, Ulysse se réconcilie avec les familles des prétendants qu’il a massacrés.

Les banquets permanents des hôtes d’Alcinoos…« On peut considérer Schéria comme la première utopie de la littérature grecque. »Pierre Vidal-Naquet

Ulysse a quitté Ithaque en bateau. Cela ne fait pas d’Ithaque une terre de marins. À son retour, il pend les servantes infidèles au câble de son navire.

Mon enfant, tu as dans tes demeures cinquante servantes auxquelles nous avons appris à travailler, à tisser la laine et à supporter la servitude. Douze d'entre elles ont eu une mauvaise conduite. Elles n’avaient de respect ni pour moi ni pour Pénélope elle-même. 

Euryclée, la vieille nourrice d’Ulysse, peut lui dire cela.

Il y a cinquante servantes au palais d’Alcinoos.Il y a cinquante servantes au palais d’Ulysse.Un aède à Scheria. Un aède à Ithaque. De part et d’autre, une nourrice, une intendante…« Seulement ces personnages identiques ne donnent pas deux sociétés identiques » Pierre Vidal-Naquet

Les sirènes, tentatrices sont des aèdes qui chantent la guerre de Troie. Partant du même sujet, Démodocos, l’aède aveugle de la cour d’Alcinoos fait pleurer Ulysse.

La parole poétique peut être dangereuse ou bénéfique selon la bouche dont elle sort et l’oreille qu’elle pénètre.

Nausicaa, la jeune fille semblable aux déesses.Circé et Calypso, les déesses semblables aux jeunes filles.

Alcinoos dit également que les Phéaciens sont très chers aux Immortels. Ils habitent à l’écart au sein de la mer démontée au bout du monde et aucun mortel ne les fréquente.

Quand nous sacrifions aux Dieux nos fastueuses hécatombes, ils viennent s’assoir près de nous et partager avec nous leur repas.

Alcinoos, roi des Phéaciens, peut dire cela. Ils sont mortels, mais parents des Dieux.

Alcinoos, roi de Phéaciens, roi de douze rois subrodonnés et obéissants, possède un jardin qui ne connaît pas de saisons, ou une florissante vigne montre en même temps ses fleurs, ses raisins verts et ses grappes mûres. Les chiens d’or et d’argent qui gardent sa maison sont l’œuvre d’Héphaïstos/ Leur jeunesse est éternelle.

Les Phéaciens, tout en étant l’instrument du retour d’Ulysse au monde de la réalité, sont aussi le dernier reflet de ce monde imaginaire qu’il est en train de quitter

Charles P Segal / Phaeacians

L’olivier offert par Pallas Athéna, dans lequel Ulysse taille son lit nuptial.L’olivier à la fois sauvage et greffé (entre oléastre et olivier) sous lequel Ulysse, débarqué nu en Phéacie, trouve un abri.L’olivier sacré au pied duquel la déesse s’entretient avec Ulysse, déposé là au milieu des trésors par les Phéaciens.

Au réveil, la neige

Je pense à la joie

D'un petit garçon inconnu

De la grosse doudoune qui s’avance dans l’allée du wagon de première sort un corps maigre, et immédiatement apparaît le volumineux packaging des crèmes de beauté hors de prix, qui ne renferme jamais que quelques centilitres de la précieuse matière. Il est difficile de lui donner un âge : sa longue jupe tube en velours noir, recouverte d’un long pull de fine laine rouge qui lui couvre presque les mains, ses cheveux sombres probablement teints, et le petit cabas à motifs floraux qu’elle pose sur ses genoux forment un ensemble composite qui déroute en dépit d’une forme de banalité. Le sac, par exemple, ressemble à ceux des parents qui voyagent avec un enfant en bas âge (une couche de rechange, des lingettes, un petit jouet, un biberon d’avance, une serviette…). Elle y garde ses doudous : un thermos qui indique sur le bouchon la température de son contenu (80,7°), un mug en métal et sa soucoupe, un ordinateur qu’elle ne sort pas tout de suite, une plaque de chocolat aux amandes dont elle réduira deux carreaux en copeaux avant de les absorber minutieusement en une heure. Elle renifle son poignet droit, dont elle a relevé la manche et fait une grimace de dégoût. Il est beaucoup trop tôt pour qu’elle ait essayé un parfum en attendant le train. Elle répétera trois fois cette séquence de geste pendant le voyage. Dégoût compris. Le trajet dure environ deux heures. Pendant la première moitié, elle ne lâche pas son téléphone où elle fait apparaître deux sortes d’images : des mannequins blanches portant des robes noires et des mannequins noires portant des robes blanches. Ensuite, elle travaille sur son ordinateur en se faisant des infusions de verveine qui empestent. Cela semble impossible, et pourtant l’odeur est tellement forte qu’elle lève le cœur. Elle en aura bu trois avant d’arriver.

Sous leur forme porcine, les hommes d’Ulysse conservent leur mémoire intacte. Mangeurs de pain est le mot grec pour désigner l’homme civilisé, mangeur de pain empoisonné, le cochon de Circé.

Circé transforme les hommes en bêtes sauvages douces comme des toutous. Pour les porcs, c’est autre chose : elle leur donne à manger du pain empoisonné. Vague réminiscence des picadurs

Les prétendants dévorent les porcs d’Eumée, mais Pénélope et les servantes, on ne les voit jamais manger, minces comme les fils de la tapisserie après vingt ans d’absence. L’attente transforme en pierre.

Virevoltante, la gamine a quitté le petit carré de tables de la boulangerie, un téléphone collé à l’oreille. Tu ne dis pas au revoir ? a rappelé sa mère, et elle a lâché l’au revoir du service minimum de la préadolescence, où les consonnes sont devenues une offre optionnelle et surtaxée. Dis au revoir à Mina, a demandé le père attablé avec la petite fille qui jouait à un jeu sur son téléphone professionnel. Et la petite fille a posé l’appareil et elle a lancé gaiement « Au revoir Mina ! ». L’autre s’est immédiatement arrêtée et son air prétentieux a disparu pour un gentil sourire. De sa main libre, elle a fait un petit signe extrêmement mignon, tandis que de l’autre elle éloignait le téléphone de son oreille. Cela n’a duré qu’un instant. Suffisant à prouver qu’elles ont bien compris ce que c’est que le diable et ce que c’est que dimanche.

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