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Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE LE PRINTEMPS VIII





LUNDI

Avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrais pas écrire l’histoire de chien qui traîne.

Par contre, l’histoire de l’argent ne manquera pas de contribution. Une femme ce matin m’engueule par-derrière : elle croit que je la snobe en pressant le pas. En fait, je marche du pas nécessaire pour arriver à l’heure au travail et, discutant, je ne l’avais pas entendue. Elle est petite, avec une queue de cheval et aucun des signes de ravages des fumeuses de crack de mon quartier. Elle a des chaussures et des vêtements… c’est déjà beaucoup à l’heure d’été où je croise de plus en plus de créatures édentées, hagardes et dénudées, des deux sexes. Elle veut de l’argent, mais je peux le donner à un bus, quelque part dans les abords du parc — SDF Femmes —, pour 80 centimes, elle aura un petit-déj et une douche. Elle dit tout cela très vite, comme si je ne m’étais pas arrêtée, mais bien nettement. Elle m’explique. Je vide ma monnaie, pas loin de trois fois la modique somme demandée, pas de quoi pavaner donc. Je ne vais pas chasser le bus, elle continue à faire la manche : un petit-déj et une douche c’est un bon départ pour une journée, mais ça ne suffit pas pour atteindre la ligne d’arrivée du soir. Les mots possibles pour cette semaine sont [LIVRE] ou [MAISON]. Je vais beaucoup donner au livre en m’éclipsant dès mercredi pour aller écrire. Je lui dois bien [MAISON], puisque c’est la seule que je lui ouvre.


MARDI

Retrouvailles avec Piero à l’Avenue. J’oublie toujours qu’il parle comme il écrit et réciproquement. Je sais que les prochaines fois que je le lirai j’entendrais à nouveau sa voix, son phrasé. J’aime ses incises, (incidentes ?) perpétuelles, même si je fais la chasse aux miennes (déjà assez cryptique comme ça). Je l’interroge sur sa façon de mener les enquêtes. Je devine que son savoir-faire va me porter pour le début des entretiens de Non loin de là. C’est (aussi) pour ça que j’ai demandé à le voir. Et pour l’Air Nu, pour comprendre un peu de quoi il retourne (des montagnes). Il parle du silence. Du silence qu’il laisse pour que l’autre parle, parte… Je décide de commencer les entretiens par une question ouverte (alors, ce personnage ?) Et puis d’attendre voir ce qui pousse. Il m’apprend qu’il appartient à une cohorte (et le sens du mot quand on n’est pas chez Volodine). Bénédicte nous a rejoints, je suis heureuse de les mettre en présence, ces deux-là. Je pense à ces relations du Tiers-Livre, à Will vendredi à Jonzac, à Camille qui ne sera pas là, à la fois où j’avais présenté. es Xavier et Bénédicte. J’aime cette place, entre gens. J’admire l’écoute de Bénédicte pour Piero, si directe, si accueillante. Quand il s’en va, elle m’offre les Cahiers de L’Herne sur Annie Ernaux. Un si beau et bon cadeau. Nous nous connaissons depuis trente ans, cette année…

End in d’après-midi, j’apporte un florilège de textes autour de l’amour pour les élèves : mardi, c’est le rendu de la question annuelle « L’amour, qu’est-ce que j’y connais ? ». Sarraulte, Cixous, Hippolyte à Aricie dans Phèdre, la scène du coup de foudre dans Le Temps et la chambre de Botho Strauss… Mais également beaucoup de contes brefs tirés du Cercle des Menteurs de Carrière. L’impression que cela produit sur chacun.e en dit long et beau sur l’endroit de notre travail.


MERCREDI

Les entretiens avec les quatre élèves en chant pour Non loin de là. Je les ai attendus, rêvés, imaginés, redoutés, et les voilà faits. Le studio d’enregistrement avec sa vitre qui sépare hermétiquement de la cabine son est un lieu d’eau, d’immersion, où l’on rentre finalement sans effort. On m’assoit en face d’une chaise haute, flanquée de deux gros micros sans bonnette, mais chacun pris dans une petite cage de métal noir qui leur confère une vie d’insecte. Marion, Olivier, Margaux et Thomas vont se succéder à cette place. Trois quarts d’heure à chaque fois. Quasiment pas de pause, à peine une brève interruption entre chaque, le temps pour Jean-Christophe et Julie, les sondier.es d’échanger avec nous quelques mots, quelques vues. Je l’ai assez répété ici : la forme de l’entretien m’intéresse, m’intrigue… pas assez puissant tout cela pour dire combien je veux accéder à cette pratique, à cette connaissance… je la désire comme la mère de Raiponce, les salades de la sorcière sa voisine. Voilà que cela se fait. Après les entretiens individuels en visio des violoncellistes du Quatuor Ponticelli, le mois dernier, le rendez-vous en face à face de Non loin de là déplace l’expérience à des années lumières. Il faudrait parler de chacun. e, mais à quoi bon ? Il y aura le podcast, où ne figureront que cinq minutes de ces longs échanges, mais l’intégralité, pour nous, sera conservée et également l’endroit très précis où chacun de ces échanges nous a mené. es dans notre parole. Les élèves sont surprenant.es, tout.es, alors que nous croyions nous connaître (nous sommes de vieilles connaissances, nous avons traversé des évènements), je réalise que nous nous pressentions seulement, ce qui est déjà beaucoup et qui nous rend cet endroit, ce moment, accessibles. Je voudrais parler ici d’Olivier, c’est notre quatrième année de travail ensemble. De la surprise de l’entendre relater l’expérience de la langue russe, de la langue de l’autre et de l’autre tout court avec une précision qui n’a rien à envier à un de mes textes préférés de Jean-Christophe Bailly, dans La Pierre que la Russie a jetée en moi.

La langue flotte comme un gaz sur le paysage. Sans qu'elle fasse à proprement partie de lui (sauf peut-être dans les paysages urbains où, via quantité de panneaux et d'annonces ou bien via les paroles des passants, elle devient contiguë à l'expérience) elle se tient à côté de lui, comme réservée en lui. Quels sont leurs noms dans la langue du pays qui est autour d'elles et les voit, les choses ne nous le disent pas, mais la sensation même de l'étranger, y compris en pleine nature, se mesure à ce silence : les choses ont l'air de se taire dans la langue qui est communément parlée par les hommes qui vivent autour d'elles. Certes, nous voyons de l'herbe ou des arbres, un chemin de terre boueux qui longe des maisons de bois placées à côté de lui comme autant de sentinelles rêveuses. Certes, nous disposons dans notre langue des mots qui conviennent pour nommer ce que nous voyons et former les phrases qui, dans une lettre ou un journal de bord, suffiront à donner nos impressions. Pourtant, quelque chose est là sous nos yeux qui semble vouloir se retirer, et c'est le visible qui ainsi se retire, mais « comme s'il avait dès lors la langue qui l'étreint ou le frôle pour complice. Il peut y avoir sur la mousse une petite baie rouge dont nous ne connaissions ni l'existence ni le nom, une petite baie qu'une main amie nous désigne et nous tend parce qu'elle est comestible, mais le goût nouveau qu'alors rencontre notre bouche, c'est tout le paysage qui semble l'avoir confié à la langue qui se tait en lui. Comment se fait-il que le visible, qui n'a pas de langue, parle quand même ou se taise dans une « langue et comme elle ? (…)

JEUDI

Marcher dans Londres en suivant le plan du Caire, l’idée m’a toujours séduite. Plus modestement, je pars quelques jours marcher dans Jonzac en suivant le plan que j’en ai dressé à l’été 2018 à travers les 45 propositions de l’atelier ville. Avant même d’y retrouver Will ou Camille, c’est à moi que j’ai donné rendez-vous, un rendez-vous de travail, une visite de chantier avec casque et prises de vues, de son, peut-être. En longeant les voitures, je me souviens d’un très ancien départ. Confusion des gares, quelle importance ? À l’époque j’allais retrouver un homme. Longtemps, j’ai pris des trains, des avions pour retrouver des hommes, présents ou non, à la fin, leur trace suffisait, l’éventualité d’une rencontre. Ils ont été de moins en moins présents jusqu’à ce que je réalise que chacun d’eux était au sens littéral, un prétexte et que mes voyages visaient un autre but, autrement plus secret : écrire. Je ne savais pas alors me donner rendez-vous sans l’invocation d’une muse… Je me rends à Jonzac, (sens littéral là encore : je me constitue prisonnière pour deux jours), où je n’ai pas mis les pieds depuis 2002, je crois, mais qui a occupé régulièrement mes pensées, mes rêves par l’entremise d’un étrange appartement de fonction vide et traversant entre parking et forêt, dont chaque pièce était habillée d’une couleur dense qui renforçait encore l’incongruité de la rareté du mobilier. Le travail de la journée était éprouvant, mais je ne savais pas alors le dire, ni éviter ou alléger son épreuve. D’autres fois, on m’a logé dans un hôtel du centre, qui a peut-être été fermé et repris cinq fois depuis. Je ne cherche rien de précis. Je me réjouis de rencontrer Will que je lis depuis des années sans savoir qu’il est originaire d’un village des environs, mais je serai venue de toute façon, marcher sur mes propres traces, sur celles de ces personnages dont je ne sais pas s’ils feront un jour un livre. C’est écrire qui importe et marcher sur la fine ligne de crête qui joint la réalité à la fiction. Et puis, le jour de mon anniversaire, f a annoncé le retour de cet atelier marathon pour le 8 juin.


VENDREDI

Ce qui n’était pas prévu : la joliesse de la ville, sa petite taille. Sur place, je vois bien quel amalgame s’est fait avec d’autres lieux. Le château entrevu de nuit me ramenant aux murailles d’Avignon, aux villes de rempart. Les trajets en voiture d’alors (aucun souvenir d’avoir marché dans la ville) dessinant essentiellement les contours, la périphérie pratique et par là, un plan de zones, de ronds-points… Ces trajets à l’aveuglette du siège passager, l’ancienneté de la ville et son centre échappant à la logique bien organisée de ses extérieurs m’ont maintenue dans une sensation labyrinthique, en dépit du plan dont j’étais munie. Plan double : une carte et un projet pour la journée. Chercher quelque chose, même futile, ouvre le regard et les découvertes. Chercher quelque chose, c’est trouver tout le reste, il suffit d’avoir une fois perdu ses clés pour le savoir. J’avais prévu de faire imprimer l’Archive Sauveterre augmentée des textes de Will, pour lecture et annotation. Ce premier dessein a bien occupé ma fin de matinée : accéder à vélo à l’imprimerie repérée dans sa zone s’est avéré un défi en soi. Voulant éviter une grosse nationale inquiétante, je me suis engagée au petit bonheur dans un parc ensauvagé (spécialité locale sur laquelle je vais revenir, en marchant, en écrivant). Je connais ce moment précis où le projet bas de l’aile au profit de l’appel d’air d’un chemin blanc, c’est l’aventure et sa modeste envergure (vélo, deux jours) ne fait rien à l’affaire. C’est l’aventure de l’enfance, celle du Petit Poucet : la sans retour. Les chemins en montrent d’autres, on les suit comme des lapins blancs. Je pense un instant à découper le plan qu’on m’a donné en secteur, à faire une enquête de terrain rationnelle. Depuis que je suis sortie de la gare, je pense à mes ami.es à dictaphone, à vidéo, qui parlent sur le vif. Mais non. En deux temps, en mille temps. Aux quelques souvenirs que j’avais se sont substitués les propositions de l’atelier-ville, à ces propositions, les chapitres de l’Archive Sauveterre. (La gare, parlons-en, j’ai cru arriver à Étang-sur-Arroux et qu’à tout moment mon beau-père et son chien allaient surgir sur le parking dans la vieille Golf… Mais sitôt quitté le parvis, foin de ruralité autunoise : c’est là que la joliesse m’a sauté aux yeux, dans une longue rue de maisons crème, anciennes, basses et entourées de jardins aguicheurs). Quand finalement après maints détours de Chaperon rouge, j’arrive sur le parking de l’imprimerie, deux minutes avant la pause de midi, j’ai beaucoup pensé déjà à Jean-Christophe Bailly et au Dépaysement, à ce talent inimitable qui est le sien pour dire ce que l’œil attrape et déduit de ces trajets piratés en balades, où l’esprit bat la campagne. Pour imprimer, me dit la secrétaire à la fenêtre (je ne voulais pas descendre de vélo et j’ai toqué à son carreau), ce sera ailleurs, ici on ne fait pas de petits travaux.

Et c’est comme ça que je suis devenue un personnage de Will : à midi quinze, je traversai le parking du Leclerc à la recherche de la boîte qui imprimait les petits travaux.

J’ai déjeuné sur un plancher de bal, monté au bord de l’eau. Ce carré de bois clair au milieu des verts, des pierres, des petites écluses et des canards, m’a doucement ramenée aux écrits que Nathalie Moine m’a fait la joie de m’envoyer sur la question des refuges. La vie secrète et cachée du Grand D’ombre m’a paru bien lointaine et pourtant, y-a-t-il autre chose dans une vie cachée et secrète qu’une quête obstinée de refuge ?


SAMEDI

Avec Will hier. Avant son arrivée au bar (j’ai deux heures d’avance, pour écrire), le serveur a gonflé un énorme éléphant rose qui gît sur le flanc, m’offrant une vue imprenable sur son cul (probable compensation de mes années chambériennes où la fontaine aux éléphants est surnommée les 4 sans cul, longtemps pris pour les 400 culs et cette question taraudant mon enfance : où les ont-ils bien mis ?). Cet animal donne la tonalité de cette journée qui s’annonce. Il faudrait ici pour bien me faire comprendre raconter la fabuleuse histoire de la sorcière, d’Alexandre le Grand et de l’œil gauche du crocodile, lu par les élèves mardi soir. Mais brièvement, l’expression « l’éléphant dans la pièce suffira » pour dire ce que notre prose fait exister définitivement. Nous allons marcher dans le texte de Will, Galeries noires, sa réponse à l’Archive Sauveterre, le souvenir de ses passages secrets de l’adolescence et (quelques codicilles plus loin) leur revisitation dans un Jonzac tout propret. Ainsi, je n’aurai pas seule marché dans le plan d’un texte. Il y aura beaucoup à écrire sur cette longue matinée que nous avons poussée jusqu’au début de l’après-midi, mais immédiatement je veux noter deux choses : après ma journée passée à me perdre dans la ville, incapable de relier entre eux mes points d’intérêt et de mémoire, galérant même de façon spectaculaire pour accéder à Jean Hyp, quartier général de mes propositions pour l’atelier ville en 2018, Will m’offre une balade de magicien, enchaînant raccourci sur raccourci comme on tire sur un nœud inextricable sans la moindre difficulté. L’autre chose, c’est la sensation des galeries noires, l’instant de pente vers le frais dans la bouche d’ombre. Un instant infime qui contient des mondes de terreur, de curiosité, de mystère au sens le plus archaïque qui se puisse entendre, le mot labyrinthe tournant sans cesse autour de nous. Également aperçus dans ce périple sans pareil : un squale, un ragondin, des libellules bleues, un rouge-gorge et bien après que nous nous sommes dit au revoir, un homard géant dans une piscine.

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Écrire l'été
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