Pourtant, un matin de janvier, arrivée avec une heure d'avance sur le lieu de beaucoup de travail, je suis entrée au café pour commencer, enfin, Classé sans suite de Magris et tout à semblé redémarrer avec 7 ans de retard.
Pourquoi tout d’un coup ai-je éprouvé le besoin de compter ? De compter les journaux d’écriture en leurs quatre saisons ? J’ai noté quelque part déjà toute ma réserve pour ce genre d’exercice, assortie de la crainte de la colère de dieu…
10 / 06 [innombrable] En province, dans des terres oubliées, la tristesse est d’autant plus perceptible qu’elle est dénombrable. Elle a des visages, des corps qui ont pris cher, ou mangé bon, comme ces arbres torturés par un climat trop rude, où un vent persistant les a modelés dans la fixité d’un spasme définitif. Dans les mégapoles, on croit qu’on ne peut plus compter, les yeux se détournent vers un ciel pourtant trop rare. Les équipes qui font la maraude, de nuit comme de jour, me donnent tort, chiffrant l’innombrable des grandes villes et ramassant à terre un délit de Droit Commun, pour en faire un coquelicot à leur boutonnière. L’interdit biblique du dénombrement « garantit » lui aussi le maintien du secret des maisons. David est puni pour avoir dénombré Israël et Juda. J’aime les maisons du nord aux fenêtres sans rideau. La tristesse y dit son nom de famille et son prénom. Elle n’est pas une ombre. Elle est assise à la même table que la Vie, la Mort, la Patience, la Simplicité et la Joie.
Journal d’un Mot, An I
Néanmoins m’y voilà : Écrire l’hiver (20 fois), le printemps (13), l’été (23) et l’automne (25), ça fait 81 numéros, soit, m’avertit Wix, un peu plus de huit heures de lecture.
C’est une somme non maîtrisable (au sens que je n’en peux dire le détail de mémoire) et vouée à une expansion constante (l’exercice m’est bien trop utile pour que j’y renonce). Cependant, son partage me renvoie régulièrement à la peur de la redite. Je regarde dans le blanc des yeux aujourd’hui, avec ce numéro. Je lui donne un peu de temps, méthode qui a fait ses preuves pour faire cesser l’aveugle terreur.
D'abord, convenons-en, la somme non maîtrisable, c’est mon truc. Est-ce mon truc uniquement pour me faire cette petite frayeur de la redite ? Je ne crois pas. La somme non maîtrisée, c’est l’apanage des gros romans aimés dès longtemps (Monte-Cristo en tête de file, les sagas de Robin Hobb, de Robert Merle), où rapidement on ne sait plus comment on est arrivé là et où on peut nous le rappeler en changeant le passé (la motivation première d’un personnage est une fiction amenée après coup à trouver son sens, tout aussi fictionnel d’ailleurs). Ces écrits que je ne peux pas mémoriser, qu’il serait vain d’apprendre par cœur, forment aussi une vie parallèle à celle de la comédienne ou de la conteuse qui au-delà du par cœur sait tirer le fil qui fait remonter le filet où est pris le poisson d’or (c’est-à-dire la mémoire et l’invention de tous les récits du monde). J’ai lu récemment (mais où ? Peut-être chez Chauvier) que la pauvreté c’était l’absence de sortie de secours. Hyacinthe Gambard, qui assiste cette année l’atelier-spectacle au CNSMDP, devant la présentation de la démarche globale et du détail du projet a eu ce mot : « tentaculaire ». Et moi, qui aie pourtant une relation complexe avec les pieuvres, les poulpes et les mollusques à ventouses, j’ai été réjouie et flattée. Oui, j’aime ça les infinis tunnels de taupes qui relient discrètement les gens, vivants et morts, les bâtiments, les départements… quand bien même leurs ramifications me dépassent, ou pour cette raison, justement. Par ailleurs, je pratique des métiers fondés sur l’oralité (la mise en scène, l’enseignement) dont la redite est le fondement. Dans ces cadres-là, elle ne m’inquiète pas. Non, je mens : elle m’inquiète moins. Ce qui est certain c’est qu’elle ne m’inquiète pas pour les autres : je ne crains pas de lasser mon public, il en a, au contraire, un légitime besoin. Il faut voir le visage effaré des élèves lorsque j’avertis que je ne dis pas la messe pour les sourds et que je vais communiquer certaines informations d’agenda une fois et une seule… en une seconde, les voilà aux aguets, stylo en main, les mouches suspendent leur vol. Donc, je me résous à conclure que par le fantasme d’une écriture sans redite, c’est moi seule que je cherche à rassurer, et que je terrifie. La peur du fou. Elle vient de loin, de l’apprentissage dès l’enfance d’une super normalité pour passer sous les radars des pédopsychiatres et des juges pour enfants (dont il est impossible de comprendre alors qu’ils ne sont pas là pour juger les enfants). L’écriture ne peut pas être ces dessins trichés qui, je le savais par avance, devaient comporter maisons à fenêtres, soleil au bon endroit et bonshommes avec des mains à doigts. Et sourires, bien sûr. L’écriture fugue, dépasse les bornes, reformule, croit avoir déjà été écrite, mais on a perdu le papier, la mémoire, on recommence la même histoire et tout est changé, les mots ne reviennent pas. Il serait tentant d’en faire une carte comme celle du Pays de Tendre, avec les marais de la nostalgie, le pic de la redite, la plaine de la page blanche…
Chaque jour, nombre d’expériences déterminantes sont rejetées au motif qu’elles nous apparaissent comme des divagations. C’est oublier que le seul degré de familiarité vis-à-vis d’un événement nous fait éprouver sa normalité. Notre façons de décoder les situations ordinaires obéit à un principe de réalité qui nous donne extravagant ce qui n’est pas visiblement expérimenté par nos semblables, mais ce décret insidieux de la folie ne répond souvent qu’à un réflexe de protection contre la révélation d’un sens plus enfoui, plus dangereux peut-être (sans que nous concevions précisément la menace), un sens que nous aurions pu saisir si nous n’avions pas appréhendé comme un risque majeur le fait de ne plus faire la preuve de notre santé mentale (car, d’une façon superficielle, cela seul importe), nous retirant par là toute preuve quant à la richesse supposée de cette expérience.
Dans cette mesure, celui qui, comme moi, découvre violemment le monde des enfants placés peut très bien reconnaître dans la voix de Joy des qualités que les autres ne discerneront jamais, même si cette perception m’excentre des attentes collectives (…) Je n’ai pas pour autant l’intention de renoncer à l’attrait anormal de cette voix.
Éric Chauvier/Si l’Enfant ne réagit pas
Je vais me répéter, donc, parler à nouveau de l’émergence de la dramaturgie, à la manière séculaire de l’Atlantide, pour les Ithaques, à l’heure où je suis confrontée à une proposition de travail de dramaturge. Pour ce spectacle, qu’on me propose, un maximum de contraintes techniques et un minimum de temps-argent. Il y a quinze ans, quand j’ai fait faire mon site de metteuse en scène, j’avais recensé plus de quatre-vingts spectacles. J’ai arrêté de compter après ça, parce que l’important c’est que la méthode de mon travail, indépendamment du cadre, était apparue : long temps de réflexion incompressible, d’accumulation d’expériences (notamment des lectures) en apparence périphériques, voire très éloignées du sujet et du résultat escompté (et par qui d’ailleurs ?). Et puis un matin, quelque chose est là. Souvent au réveil. Une phrase qui fait fil, ou une image qui fait tache. D’abord incompréhensible, moche, déplacée, irréalisable, banale… elle insiste. J’entame une conversation du bout des lèvres, et pourtant je sais à présent qu’elle ne va pas me lâcher, que c’est la bonne, mais c’est seulement en la discutant autour de moi, à travers d’autres cadres, que je comprends ce qu’elle me veut, ce que nous pouvons l’une pour l’autre. Le soulagement qui accompagne ce moment est de joie pure. La vie est réduite à sa plus simple expression, la main est mise sur l’essentiel, sur l’essence, le petit flacon de jouvence… Je ne veux plus travailler au dehors de ce temps long et libre. Il est si difficile de ne pas contribuer au bruit.
Dans les comptabilités de ce mois, le déménagement du Carnet des jours suivant, (je ne sais toujours pas si je veux ou non mettre un -s- à suivant...) hébergé sur le blog du Tiers-livre, puisque débuté là-bas, vers celui de la compagnie. Depuis plus d’un an, tout passe par ce carnet : les notes, les tentatives, les citations, les bribes, le matériel à Journal d’un mot, les décorticages pédagogiques, les affabulations paraprofessionnelles de Smalldog, le tout petit quotidien de Bitume-plage… rien de retoucher, tout à reprendre ou a laisser. La centralisation en un point de tout ce qui s’écrit par ma main est également un grand soulagement. Dorénavant ce carnet est donc consultable en ligne par tranche de cent. Celui en cours enregistre ce jour la 404e entrée.
J’ai enfin terminé le Divan d'Agatha Christie de la psychanalyste Sophie de Milloja-Mellor. Après mon emballement du début, il y a plus d’un mois et demi, j’en ai étalé la lecture au point de dissoudre totalement ma concentration. C’est donc complètement déconfite (car franchement larguée ou me persuadant telle) que je suis arrivée à la conclusion. Et finalement, j’ai renoué in extremis avec ce que j’avais entr’aperçu. Dans ces dernières pages, le retour de Freud lecteur de romans policiers (lecteur fanatique selon Paula Fichtl, sa gouvernante, qui se faisait copieusement enguirlander quand elle faisait tomber les marque-pages des polars du docteur) : (…) Retombait-il en enfance lorsqu’il se délassait ainsi de ses patients ou de l’écriture de Moïse et le Monothéisme ? Certainement, car si Agatha Christie a eu le succès universel qu’on lui connaît c’est bien que son œuvre este une transposition en langage adulte d’un fond fantasmatique infantile à peine travesti. Comme dans l’enfance, le concret et le fantastique se superposent et se mélangent dans des textes qui joignent au talent descriptif l’invraisemblance totale des intrigues.
Cette lecture vient rencontrer mes tâtonnements répétés et insistants de Alice chut ! premier volet du Triptyque Sauveterre qui m’occupe particulièrement en ce moment à la faveur du cycle Enfance du Tiers Livre et de ses ramifications. Et Sophie de Milloja-Mellor de rappeler : l’adulte retrouve le procédé du jeu enfantin, il récupère ce que Freud nomme : « ce jeu de fantasmes qui nous a donné à nous-mêmes la mauvaise habitude de puiser de la jouissance dans nos souffrances ».
Je n’ai rien de plus net à en dire pour l’instant. Mais cela renforce ce que je sens confusément en écrivant depuis la place du petit-fils d’Alice, non pas enfant, mais retrouvant le parler qu’il partageait avec sa grand-mère pour en évoquer le souvenir : quelque chose d’une imminence du terrible. L’effet que les secrets, mêmes les mieux intentionnés, produisent sur les enfants, immanquablement pris dans leurs rais invisibles. Pour s’en faire une idée, un large morceau en suivant ce lien.
Spécial Fées Fâchées :
Elles n’ont pas présenté leurs vœux. La question de la différence entre les vœux et les souhaits fait débat. Nous vous tiendrons au courant.
"Journaux d'écriture en quatre saisons", une expression qui permet de fixer la nature de ton travail. Tout de ton procédé y est contenu. On se repère, on entame des fragments de lecture ajustés au temps disponible...
"Et puis un matin, quelque chose est là. Souvent au réveil. Une phrase qui fait fil, une image qui..."
Je vois tellement ce dont tu parles...
L'écriture nous accompagne comme un souffle vital.