Nos souvenirs, ces drôles de stock de décors.
LUNDI
La BD sur Fourniret traîne dans le Politburo depuis deux ans au moins. Je l’ai lu hier, enfin. J’ai compris pourquoi elle avait tant attendu. Ce n’est pas la violence en général. On se moque bien du général qui ne sert qu’à pousser des oh et des ah en se gardant à bonne distance de ce qui est véritablement dangereux : les points saillants qui font de l’histoire des autres, notre histoire. En l’occurrence,
« l’affectif » dans le viol (ce mot, il l’emploie pour parler d’une de ses victimes, une qui a survécu et qui ne tient, — qui s’en étonnera ? — pas le même langage.) Le morcellement des victimes considérées pour et par leur seul hymen — Fourniret et sa femme les appellent des MSP, « membranes sur pattes » —. L’impuissance sexuelle quand il se retrouve face à de jeunes filles et non des fillettes, et qui ne le rend pas moins dangereux, la pénétration au couteau. Je les liste ici dans ce journal d’écriture parce qu’ils sont amenés à supporter l’écriture, une écriture, la mienne, justement parce qu’ils me sont insupportables. J’ai ainsi écrit Hansel et Gretel pour arriver à digérer une histoire, une anecdote, presque rien, qu’on m’avait racontée et qui comme une bille d’acier dans un flipper était allé taper dans des endroits de terreurs et de dégoût que j’ignorais jusque-là. Ou pour mieux dire que j’avais ignoré jusque là. Mais qui étaient toujours déjà présents sans vie que je puisse, encore aujourd’hui les raccrocher à un souvenir, à un évènement de ma vie.
Le polar gantois, c’est le règlement d’une vieille affaire, loin d’être close. De celle où la mort est passée à un cheveu. Voilà trente ans que je fixe ce cheveu, pour ne pas regarder la mort en face. La malmort. Or, cette temporalité, c’est justement celle dans laquelle s’inscrit le polar gantois, je m’en rends compte en direct. Un décalage d’un moins deux décades entre le moment où la narratrice pour les besoins de sa thèse traîne à Guermantes et la nouvelle de l’arrestation de Fourniret qu’elle reçoit alors qu’elle est en poste à Gand. Entre les deux, un vague souvenir, ou une reconstruction, le regard tragique d’une petite fille montant dans une camionnette à deux pas de la bibliothèque de Guermantes. Ce qui s’écrit là, c’est donc, finalement, une histoire personnelle qui ne supporte que l’approche par grands cercles concentriques, une spirale de patience qui n’atteindra jamais son cœur. On trouvera un de ces cercles sous le titre Décharge (en l’état), texte qui a surgi l’été dernier pour dire : il est l’heure, à présent.
MARDI
Témoigner de son temps par ses écrits intimes. Je vois passer cette question dans le grand scandal renouvelé de la guerre en Europe. Mais je repose la question depuis les correspondances féminines du XVIIIe, par le moyen d'une émission du cours de l'histoire.
La seule chose qui n’ennuie pas Madame du Deffand, c’est le langage.
Chantal Thomas
Cécile Berly parle avec le couteau entre dents de toutes celles qui entreprennent de se pencher sur le matrimoine. Peu ou pas de considération, pas de droit à l’erreur. Ça affecte la diction d’une certaine manière. L’impression d’un traîneau à tirer, grande énergie respiratoire, j’entends son front aller vers l’avant. Pas de hasard de bafouillent, un tracé net. Nous restons sur nos gardes. Je crois l’entendre dans sa voix, mais c’est peut-être une simple projection. Ces 50 min en compagnie de cette chercheuse, un moment palpitant vraiment — tant de choses s’apprennent, se renouvellent à l’écouter — mais également une villégiature. Je me sens tellement à la maison au XVIIIe. Qu’est-ce que je cherche obstinément dans le XIXe ? Pourquoi ai-je toujours fait le choix de l’exil dans mes projets professionnels ?
MERCREDI
Dans les interstices d’une nuit mal dormie apparaît un souvenir. Son empêchement plutôt : une autre nuit, je sais qu’elle est advenue, mais aucune image n’en est accessible. C’est une drôle de situation : je sais qu’il est arrivé quelque chose — en l’occurrence quelque chose de beau, de lumineux, de déterminant — mais à part cette certitude, plus de phrases, plus de son, plus d’image. Je me retourne dans mon lit : il y a un carton de correspondance et de carnets à la Fabrique, des choses de l’adolescence, peut-être la trace de cette nuit s’y trouve-t-elle ? Mais on ne parle pas de la même époque. La nuit que je cherche a attendu mes 27 ans pour se montrer. Qu’est-ce que je vais fouiller dans ce carton ? Des lettres à des ami.es, correspondances passionnées et bourrées e fautes d’orthographes et de bonnes intentions littéraires. Qu’y a-t-il là-dedans que je n’aurais pas vu la dernière fois que je l’ai déménagé ? Je reviens à la nuit que je sais sans plus la voir. Devant l’entrée du mobil-home, une mauvaise herbe a pris racine et c’est un arbre à présent qui empêche tout passage. Mais le mobile-home est là. C’est l’automne à la bascule du froid. Une longue période de répétition. Pas loin, il y a un étang. Aucun souvenir, sauf le savoir. Tard dans la nuit. Un moteur et des phares de 2CV. Une visite inespérée. Le petit triomphe je m’en souviens, mais cela ne suffirait pas à tenir une conversation insomniaque avec l’amnésie partielle. Il y avait la joie aussi. Il a piétiné sans même le savoir la mauvaise herbe au milieu du chemin pour entrer dans le mobil-home. Elle a simplement repoussé depuis. Et vu d’ici, je me dis : comment aurais-je pu laisser passer cet évènement sans précédent sans le prendre, maladroitement, pompeusement, en note. Et où sont les notes, alors ?
La vie se passe en absences, on est toujours entre le souvenir et l’espérance ; on ne jouit jamais ; si du moins on pouvait dormir, ce ne serait que demi-mal.
Madame du Deffand à Voltaire 24 juin 1770
JEUDI
Je me casse la tête : trop de livres lus simultanément et la chasse à la référence est ouverte. Je cherche une date. Celle où pour la première fois, une moitié des êtres humains de la planète a été dévaluée au profit d’une autre. Par écrit. J’ai lu un article (Toni Morrisson ou Doris Lessing) où il était fait mention d’un… historien ? Plasticien ? Dont je suis allée écouter-voir le travail et j’ai entendu cette date. Mais où ? Je mets à sac vainement l’historique du Mac. Je me sens si fatiguée. Je veux cette date pour le Journal d’un mot. Pour une des entrées du mot FRÈRE qui pourtant me fait enrager par sa pauvreté. Ce qui nous meut… Décision est prise de noter, dans ce beau petit agenda de la pléiade qu’une amie bienveillante m’a offert. Refuge plus sûr, ô combien, que mes notes de carnets éparpillés, et celles sur Evernote ou Ulysses écrasées par la police proprette, immédiatement fastidieuses, jamais plus consultées qu’avec un bougonnement.
VENDREDI
Fairy Queen de Purcell. Une première partie relativement calquée sur le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, une deuxième sur… une célébration des saisons ? Comment monter cela aujourd’hui ? Comment suivre ces créatures non humaines qui quittent la cité pour la terre, les bois, le temps ? Je pense avec regret à Valet noir de Cavallin, resté à Paris. Il y a là des réponses. Mais comment les mettre en œuvre ? C’est le mot, le mot manquant pour le séminaire de la Bonne cause en juin. Comment on met en œuvre la parole du travail, sa réalité, son histoire sociale…
SAMEDI
La visite de Victor Duclos est l’occasion d’un jour de repos.
Je m’aperçois après la bataille que f jouait à Valenciennes ce jour. Nous avons marché toute la journée, marché et parlé. Longue complicité professionnelle, longue amitié sans fards. Victor et son compagnon ont mis sur pied Le Leurre (lieu d’accueil artistique pluridisciplinaire). Victor entreprend, apprend, fait des choses toujours nouvelles. Il me remet sur la piste des Fées fâchées, balaie d’un revers de main les inquiétudes financières de l’affaire (le budget de maison de poupée de cette affaire ne peut pas devenir un monstre sous mon lit), et permet d’attaquer l’autre face de la baraque : où la poser cette petite maison ? Comment l’attacher au Café Europa sans entraver l’un et l’autre ? Ce n’est pas tant que Victor fasse apparaître ces questions, mais il m’en rend curieuse.
Il dit très bien, très simplement les choses : mettre au point une campagne de financement participatif c’est deux jours pleins. Deux jours à ne faire qu’une seule chose. Ai-je jamais pu, su faire ça ? Aurai-je le temps de l’apprendre, nécessité faisant loi ? Moi qui finis toujours par faire le ménage dans toutes les pièces simultanément alors que j’avais à peine l’intention de laver la vaisselle dans la cuisine…
Je le photographie dans le Politburo, sur le fauteuil en skaï rouge et noir. Seul, puis avec le lapin fétiche de Hansel & Gretel, Gramoo. Si l’enfermement avait perduré, nous aurions lancé des Gramoo Awards sur les réseaux sociaux, récompensant les meilleurs déguisements de lapins faits à la maison avec les moyens du bord. Un buzz pour Café… Un autre destin.
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